Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 6

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 41-49).
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VI


La population masculine de la stanitza passe sa vie aux expéditions militaires, au cordon, ou aux postes, comme disent les Cosaques. Ce même Loukachka — Ourvan dont parlaient les vieilles dans la stanitza, était ce même soir en sentinelle sur le point d’observation du poste de Nijné-Prototzk, sis au bord même du Terekt. Appuyé sur la balustrade du poste, en clignant des yeux il regardait au loin de l’autre côté du Térek, ou en bas vers ses camarades les Cosaques et, de temps en temps, leur causait. Déjà le soleil touchait presque la chaîne de montagnes couvertes de neige qui blanchissait au-dessus des nuages moutonnés, ondulant à ses pieds en faisant des ombres de plus en plus épaisses. L’air avait la transparence du soir. Quelque fraîcheur venait de la forêt sauvage, mais près du poste il faisait encore chaud. Les voix des Cosaques qui causaient entre eux, éclataient plus sonores. Toute la masse mobile du Terek, foncée et rapide, s’écartait très distinctement des bords immobiles. Le fleuve commençait à baisser et, de place en place, sur les rives et autour des bancs on voyait le sable mouillé. Juste en face du cordon, sur la rive opposée, tout était désert, seuls des roseaux bas, innombrables, étaient disséminés jusqu’aux montagnes mêmes. Un peu en côté, sur le bord bas, s’apercevaient les maisons de terre glaise, les toits plats et les cheminées en entonnoir de l’aoul de Tchetchenzes. Les yeux perçants du Cosaque qui se tenait sur le point d’observation suivaient dans la fumée du soir de l’aoul pacifique les figures remuantes des femmes Tchetchenzes vêtues de bleu et de rouge, qu’on apercevait de loin.

Malgré que les Cosaques attendissent à chaque moment le passage et l’attaque des Abreks du côté des Tatars, surtout au mois de mai, quand la forêt qui borde le Terek est si épaisse qu’il est difficile de la traverser à pied, et le fleuve si bas que, par endroits, on pourrait le traverser à gué ; et bien que deux jours avant fût accouru[1] un Cosaque porteur d’un message du chef du régiment, message dans lequel il était écrit que d’après les renseignements fournis par les espions, un groupe de huit hommes se disposait à traverser le Terek, et qu’ainsi il fallait redoubler de prudence, au cordon on ne prenait point de précautions particulières. Les Cosaques, comme dans leurs villages, n’avaient point sellé leurs chevaux, n’étaient point armés et s’occupaient de pêche, de chasse, ou buvaient. Seul le cheval du Cosaque de service était sellé et broutait à la lisière du bois, et les sentinelles seules étaient habillées et avaient une épée et un fusil. L’ouriadnik[2], grand, maigre, au buste très long, aux jambes et aux bras courts, en bechmet déboutonné, était assis sur le seuil de la cabane ; il avait l’expression paresseuse d’un chef, et d’ennui fermait les yeux et balançait sa tête d’une main sur l’autre. Un Cosaque âgé, à la large barbe noire grisonnante, vêtu d’une simple chemise serrée par une courroie noire, était couché près du fleuve même et nonchalamment regardait le Terek monotone, bouillonnant et trouble. D’autres, fatigués aussi par la chaleur, à demi-vêtus, lavaient du linge dans le Terek ; d’autres se faisaient des lignes, d’autres étaient allongés sur le sable chaud de la rive et fredonnaient.

Un des Cosaques, au visage maigre et basané, évidemment ivre-mort, était couché sur le dos près du mur de la cabane, dans l’ombre deux heures avant, et où tombaient maintenant les rayons obliques et brûlants du soleil.

Loukachka, qui était au poste d’observation, était un grand et beau garçon de vingt ans, ressemblant beaucoup à sa mère. Son visage et toute sa personne, malgré la gaucherie de la jeunesse, exprimaient une grande force physique et morale. Bien que nouvellement entré au service, à l’expression calme de son visage et à l’assurance de sa pose on voyait qu’il avait déjà acquis l’aspect martial et un peu fier, particulier aux Cosaques et en général à tous les hommes qui portent toujours des armes, et qu’il appréciait sa propre valeur. Ses vêtements, amples, étaient déchirés par endroits, son bonnet rejeté en arrière, à la Tchetchenze, ses hautes bottes baissées au-dessous des genoux. Ses effets n’étaient pas riches, mais lui donnaient cette élégance particulière des Cosaques, imitateurs des Djiguites, des Tchetchenzes. Un vrai Djiguite a toujours des habits amples, négligés, déchirés, les armes seules sont riches ; mais ces vêtements déchirés et ces armes sont arrangés d’une façon particulière, qui frappe tout de suite, chez un Cosaque ou un montagnard. Loukachka avait cet air de Djiguite.

Appuyé sur son épée, en clignant des yeux, il regardait fixement l’aoul lointain. Pris séparément, les traits de son visage n’étaient pas beaux, mais en regardant l’ensemble de son corps élégant, de son visage aux sourcils noirs, intelligent, chacun disait involontairement. : « Quel beau garçon ! »

— Que de femmes, que de femmes dans l’aoul ! — fit-il d’une voix perçante en montrant paresseusement des dents blanches et brillantes et sans s’adresser à personne particulièrement.

Nazarka, qui était en bas, hâtivement leva la tête et objecta :

— Elles viennent sans doute chercher de l’eau.

— Ce serait drôle de leur faire peur avec nos fusils, — dit Loukachka en riant. — Ah ! comme elles se troubleraient !

— Ton fusil ne portera pas si loin.

— Bah ! mon fusil portera plus loin. Attends un peu, leur fête viendra. J’irai chez Guireï-khan boire de la bière, — continua Loukachka en chassant avec colère les moustiques qui l’entouraient.

Un bruissement dans le bois attira l’attention des Cosaques. Un étrange chien de chasse, en flairant une trace et en agitant énergiquement sa queue sans poils, accourait vers le cordon.

Loukachka reconnut le chien de son voisin, l’oncle Erochka, et derrière lui, il aperçut dans le bois le chasseur lui-même qui s’avançait.

L’oncle Erochka était un Cosaque d’une très haute taille, avec une large barbe toute blanche et des épaules et une poitrine si larges que dans la forêt, où il n’y avait à qui le comparer, il ne semblait pas très grand, tant étaient proportionnés ses membres robustes. Il était vêtu d’un habit déchiré, retroussé, ses pieds étaient couverts de porchni[3] de peau de cerf retenus par de petites cordes. Sa tête était coiffée d’un bonnet blanc à poils hérissés. Derrière le dos, il portait des engins pour la chasse au faisan, un sac avec un poulet et un autre oiseau pour appâter le vautour. Sur une épaule, retenu par une courroie, pendait un chat sauvage qu’il avait tué. À sa ceinture, derrière le dos, il avait un sac contenant les balles, la poudre et du pain, une queue de cheval pour chasser les moucherons, un grand poignard dans un étui déchiré et taché de sang desséché et deux faisans tués. En voyant le cordon, il s’arrêta.

— Eh ! Liam ! — cria-t-il au chien d’une telle basse que l’écho en retentit au loin dans la forêt ; puis, en jetant sur son épaule un grand fusil à piston que les Cosaques appellent flinta, il souleva son bonnet.

— Bonjour, braves gens ! Holà ! — s’adressa-t-il aux Cosaques de la même voix gaie et naturelle, mais si forte, qu’on eût dit qu’il interpellait quelqu’un sur l’autre bord du fleuve.

— Bonjour, l’oncle, bonjour ! — prononcèrent gaîment de divers côtés les voix jeunes des Cosaques.

— Qu’avez-vous vu ? Racontez ! — cria l’oncle Erochka, en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son visage rouge et large.

— Écoute l’oncle, quel vautour se tient dans le platane ! Chaque soir il tourbillonne, — dit Nazarka en clignant des yeux et en remuant son épaule et sa jambe.

— Eh ! toi ! — fit le vieillard avec méfiance.

— C’est vrai, oncle, assieds-toi là[4] ! — répéta Nazarka en souriant.

Le Cosaque se mit à rire.

Le malin n’avait point vu le vautour, mais les jeunes Cosaques, depuis longtemps déjà avaient pris l’habitude de taquiner et de tromper l’oncle Erochka chaque fois qu’il venait près d’eux, au cordon.

— En voilà un sot, il n’est bon qu’à mentir, — cria de son poste Loukachka à Nazarka.

Nazarka se tut aussitôt.

— Il faut garder la bête, je veillerai, — dit le vieillard à la grande joie de tous les Cosaques. — Et des sangliers, vous n’en avez pas vu ?

— C’est pas si facile de voir des sangliers ? — dit l’ouriadnik, très content de l’occasion de se distraire, en se retournant et en se frottant le dos à deux mains. — Ici, il faut attraper des Abreks et non des sangliers. Tu n’as rien entendu, l’oncle, hein ? — ajouta-t-il en clignant des yeux sans cause, et en montrant ses dents blanches et fortes.

— Les Abreks ? Non, pas entendu, — prononça le vieillard. — Eh bien, y a-t-il du vin ? Donne-moi à boire, brave homme, je suis vraiment fatigué. Attends un peu, je t’apporterai du gibier, je t’en apporterai sans faute. Donne à boire, — ajouta-t-il.

— Eh bien, quoi ? veux-tu t’asseoir ? — demanda l’Ouriadnik, comme s’il n’avait pas entendu les paroles du vieillard.

— Je m’asseoirai toute la nuit, — répondit l’oncle Erochka. — Pour la fête, Dieu donnera peut-être quelque chose, je te l’apporterai, sûrement.

— L’oncle ! Eh ! l’oncle ! — cria d’en haut Loukachka en attirant à soi l’attention de tous les Cosaques qui se retournèrent. — Va vers le torrent, là-bas, il y a un magnifique troupeau. Je ne mens pas ! C’est sûr. Dernièrement un Cosaque en a tué un. Je dis la vérité, — ajouta-t-il en arrangeant son fusil derrière son dos et d’une telle voix qu’il était évident qu’il ne raillait pas.

— Eh ! Loukachka-Ourvan ! Tu es là ? — fit le vieillard en regardant en haut. — Où a-t-il été tué ?

— Tu ne m’avais pas vu ? Évidemment, je suis très petit, — fit remarquer Loukachka. — Il était près du fossé, l’oncle, — ajouta-t-il sérieusement en secouant la tête. — Nous marchions près du fossé, j’entends du bruit et mon fusil est dans l’étui. Ilaska a tiré… Je te montrerai l’endroit, l’oncle, ce n’est pas loin. Attends un peu, moi, mon cher, je connais tous les sentiers. Oncle Mocev ! — ajouta-t-il d’un ton décisif, presque impérieux, en s’adressant à l’ouriadnik — il est temps de remplacer ! — Et prenant son fusil, sans attendre l’ordre, il se mit à descendre du poste d’observation.

— Descends, — fit l’Ouriadnik après un regard circulaire. — Est-ce ton tour, Gourka ? Va ! Il est devenu habile, ton Loukachka, — ajouta-t-il en s’adressant au vieillard. — Il est comme toi, il ne reste pas souvent à la maison ; récemment il en a tué un.

  1. Accourir, en le langage des Cosaques, signifie venir à cheval (Note de l’Auteur).
  2. Ouriadnik, chef du détachement des Cosaques, ayant le grade de sous-officier.
  3. Porchni, chaussures faites de peau brute et qu’on ne peut mettre qu’en les mouillant. (Note de l’Auteur.)
  4. S’asseoir, en le langage des Cosaques, signifie guetter l’animal. (Note de l’Auteur.)