Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 67-75).
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IX


Le jour commençait à poindre. Maintenant on voyait très distinctement tout le corps du Tchetchenze, qui arrêté sur le haut-fond, oscillait à peine. Tout à coup, non loin du Cosaque, les roseaux craquèrent, on entendit des pas et les sommets des roseaux s’agitèrent. Le Cosaque visa pour la seconde fois, et prononça : « Au nom du Père et du Fils ». Au bruit de la gâchette, les pas s’arrêtèrent.

— Holà, les Cosaques ! Ne tirez pas sur l’oncle ! — prononça une voix grave, tranquille, et l’oncle Erochka, en écartant les roseaux, s’approcha de Louka.

— Par Dieu, j’ai failli te tuer !

— Pourquoi as-tu tiré ? — demanda le vieillard.

La voix sonore du vieux, qui se répercutait dans la forêt et en bas sur le fleuve, rompit d’un coup le mystérieux silence de la nuit qui entourait le Cosaque. Spontanément, tout semblait devenir plus clair, plus visible.

— Eh ! tu n’as rien vu, l’oncle, et moi j’ai tué la bête, — dit Loukachka, en replaçant la gâchette et en se levant avec un calme affecté.

Le vieux fixait déjà ses regards sur le dos qu’on voyait maintenant très clairement et près duquel coulait le Terek.

— Il nageait avec la branche sur le dos. Je l’ai remarqué… Regarde ici, voilà, dans le caleçon bleu, et c’est le fusil, si je ne me trompe… Tu vois, hein ? — dit Louka.

— Sans doute, je vois, — fit le vieillard d’un ton irrité, et quelque chose de sérieux et de sévère se reflétait sur son visage. — Tu as tué un Djiguite, — prononça-t-il comme à regret.

— J’étais assis là-bas, et je me demande quelle est cette chose noire qui vient de ce côté ? Je l’ai aperçu de là-bas. On aurait dit qu’un homme s’approchait et tombait. Quel est ce miracle ? Et voilà que j’aperçois une grosse branche qui flotte, mais pas dans le sens du courant, en sens contraire. Puis je distingue une tête qui se montre au-dessous d’elle. Qu’est-ce donc ? À cause des roseaux, je ne voyais pas bien. Je me lève, et lui, la canaille, a sans doute entendu et grimpe sur le sable, regarde tout autour. « Non, pensai-je, tu ne t’échapperas pas. » Une fois grimpé, il regarde. (Ah ! quelque chose me gêne dans la gorge !) Je prépare mon fusil, je ne bouge pas, j’attends. Il reste debout un moment, puis se remet à nager, et quand il fut sous la lune, alors, je vis tout son dos. « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Je regarde derrière la fumée et lui s’agite là-bas. Il gémissait, ou peut-être m’a-t-il semblé seulement. « Eh bien ! Grâce à Dieu, — pensai-je, — je l’ai tué ! » Une fois qu’il a été posté vers le sable, alors je l’ai vu tout à fait bien ; il voulait se lever, mais n’en avait plus la force. Il se débattit, se débattit, puis s’allongea. C’est clair, on voit tout. Tu vois, il ne bouge pas, il doit être crevé. Les Cosaques ont couru au cordon ; pourvu que les autres ne nous échappent pas !

— Oui, compte là-dessus, on les attrapera, — dit le vieux. — Il est loin, maintenant, mon cher…

Et, de nouveau, il hocha tristement la tête. À ce moment, on entendit une bruyante conversation et un bruit de branches causé par les Cosaques à pied et à cheval.

— Avez-vous amené un canot, hein ? — cria Louka.

— Bravo ! Louka, tire sur le bord ! — cria l’un des Cosaques.

Loukachka, sans attendre le canot et ne quittant pas des yeux sa proie, se mit à se déshabiller.

— Attends, Nazarka, amène le canot, — cria l’ouriadnik. — Imbécile, il est peut-être vivant, et il feint, prends un poignard, — cria l’autre Cosaque.

— Raconte ! — cria Louka, en enlevant son caleçon.

Il se déshabilla vivement, se signa, d’un large saut se trouva dans la rivière, plongea, et, par d’amples mouvements de ses bras blancs, le dos soulevé hors de l’eau, il fendit le Terek dans la direction du haut-fond.

Dans le groupe des Cosaques, sur le bord, plusieurs voix sonores parlaient ensemble. Trois Cosaques à cheval partirent aux alentours. Le canot se montrait sur le fleuve. Loukachka s’arrêta sur le banc, se pencha sur le corps, le poussa deux fois. « Tout à fait mort ! » prononça sa voix perçante.

Le Tchetchenze avait été frappé à la tête. Il était vêtu d’un caleçon bleu, sa chemise, son caftan, son fusil et son poignard attachés sur son dos. Au-dessus de tout cela était liée la grande branche qui, d’abord, avait trompé Loukachka.

— Voilà un bon faisan de pris, — dit l’un des Cosaques qui s’était joint au cercle, pendant que le cadavre du Tchetchenze, tiré de la nacelle, en aplatissant l’herbe, était étendu sur la rive.

— Comme il est jaune ! — fit un autre.

— Où donc les nôtres sont-ils partis chercher ? Ils sont probablement tous de l’autre côté. Si ce n’était pas un avant-poste, il n’aurait pas nagé comme ça. Pourquoi nageait-il seul ? — dit le troisième.

— Ah ! c’était sans doute un malin qui s’était proposé, un vrai djiguite ! — répartit Louka moqueur en tordant l’habit mouillé déposé sur le bord, et en frissonnant sans cesse. — Sa barbe est teinte et taillée.

— Et comme il avait bien arrangé son habit dans le sac sur son dos. De cette façon il pouvait nager plus facilement, — dit quelqu’un.

— Écoute, Loukachka, — dit l’ouriadnik qui tenait en main le poignard et le fusil de l’homme tué, — prends pour toi le poignard et le caftan, et, en échange du fusil, viens chez moi et je te donnerai trois pièces de monnaie. — Voilà, il est troué, — ajouta-t-il en soufflant dans le canon, — alors ce sera un agréable souvenir.

Loukachka ne répondit rien, il était visiblement vexé de cette quémanderie, mais il savait qu’il fallait en passer par là.

— Quel diable ! — dit-il en fronçant les sourcils et en jetant à terre le caftan du Tchetchenze, — si encore le caftan était convenable, mais c’est une guenille.

— Il te servira pour aller couper du bois, — dit un autre Cosaque.

— Mocev ! Je m’en irai à la maison, — dit Loukachka qui, évidemment, avait oublié son dépit et voulait tirer parti du cadeau qu’il avait fait à son chef.

— Va, c’est bien.

— Enfants ! traînez-le derrière le cordon, — ordonna l’ouriadnik aux Cosaques tout en inspectant le fusil. — Et il faudra faire sur lui une hutte pour le protéger du soleil. Peut-être viendra-t-on de la montagne pour racheter le corps.

— Il ne fait pas encore chaud, — objecta quelqu’un.

— Et si un chacal le mange, ce sera bien ? — intervint l’un des Cosaques.

— Nous ferons la garde et on viendra l’acheter ; ce ne sera pas bien si le corps est déchiqueté.

— Eh bien, Loukachka, tout ce que tu veux, mais il faut offrir aux camarades un seau[1] d’eau-de-vie, — ajouta gaîment l’ouriadnik.

— Oui, c’est l’habitude, — reprirent les Cosaques. — Eh ! quel bonheur Dieu lui a envoyé, sans y voir il a tué l’Abrek.

— Achète le poignard et le caftan. Donne un bon prix. Je vendrai aussi les caleçons. Dieu l’accompagne, — dit Loukachka — ils ne m’iront pas, c’était un diable maigre.

Un Cosaque acheta le caftan pour une pièce[2]. Un autre donna pour le poignard deux seaux d’eau-de-vie.

— Buvez, camarades, j’offre un seau, — dit Louka — je l’apporterai moi-même de la stanitza.

— Et, du caleçon, fais des mouchoirs pour les filles ! — fît Nazarka.

Les Cosaques éclatèrent de rire.

— Quand aurez-vous fini de rire — dit l’ouriadnik, — traînez plus loin le cadavre. Pourquoi avez-vous mis cette saleté près de la cabane ?…

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? Traînez-le ici, camarades ! — cria impérieusement Loukachka aux Cosaques qui, sans grand désir, s’étaient mis à la besogne. Les Cosaques exécutèrent son ordre comme s’il était le chef. Ils traînèrent le cadavre à la distance de quelques pas, et laissèrent retomber les jambes qui s’aplatirent inertes. Les Cosaques se reculèrent un peu, et, pendant quelques instants, restèrent autour immobiles.

Nazarka s’approcha du cadavre, en souleva la tête pour voir la blessure sanglante, ronde de la tempe et le visage du tué. « Voilà quel cachet il a mis ! Dans la cervelle même ! » prononça-t-il. « Il ne se perdra pas, les propriétaires le reconnaîtront… » Personne ne répondit et le silence se fit de nouveau parmi les Cosaques.

Le soleil se levait déjà et ses rayons éclairaient la verdure humide de rosée. Le Terek grondait non loin dans la forêt qui s’éveillait. Les cris des faisans saluaient le matin et s’interrompaient de tous côtés. Les Cosaques, silencieux et immobiles, entouraient le cadavre et le regardaient. Le cadavre bruni, vêtu seulement du caleçon bleu mouillé, qu’une petite ceinture serrait sur le ventre enfoncé, était élégant et beau. Les bras musclés pendaient le long des côtes. La tête bleuie, ronde, fraîchement rasée, avec la blessure coagulée, était rejetée sur le côté. Le front hâlé, bruni par le soleil, s’écartait sous un angle assez grand, du crâne rasé. Les yeux ouverts, vitreux, les pupilles arrêtées en bas, semblaient regarder dans le vide, sur les lèvres minces contractées aux coins et qu’on voyait sous les moustaches rouges, taillées, un sourire bon et fin semblait s’être figé. Les phalanges des doigts étaient couvertes de poils roux, les doigts étaient recourbés à l’intérieur de la main et les ongles peints en rouge.

Loukachka ne s’habillait toujours pas. Il était mouillé, son cou était plus rouge et ses yeux plus brillants qu’à l’ordinaire. Ses larges pommettes se contractaient. De son corps blanc, vigoureux, dans l’air frais du matin montait une vapeur à peine visible.

— C’était aussi un homme ! — prononça-t-il en admirant le cadavre.

— Oui, si tu étais tombé entre ses mains, il ne t’aurait pas fait grâce, — répondit un des Cosaques.

Le silence cessa. Les Cosaques s’agitaient et commençaient à parler. Deux partirent couper des branchages pour la hutte, les autres s’éloignèrent vers le cordon. Loukachka et Nazarka commencèrent à faire leurs préparatifs pour se rendre à la stanitza.

Une demi-heure après, à travers la forêt épaisse qui séparait le Terek de la stanitza, Loukachka et Nazarka, presque en courant, allaient à la maison et causaient sans cesse.

— Fais attention, ne dis pas que je t’ai envoyé, mais viens voir si son mari est à la maison ? — disait Loukachka d’une voix perçante.

— Et moi, j’irai chez Iamka. Nous ferons la noce ce soir, hein ? — demandait Nazarka obéissant.

— Oui, oui, quand donc faire la noce, sinon aujourd’hui ? — répondit Louka.

Arrivés à la stanitza, les Cosaques burent, puis dormirent jusqu’au soir.

  1. Le seau est une mesure de capacité valant 12 litres 29.
  2. Terme exprimant la valeur d’un rouble.