Les Coulisses de l’anarchie/01

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CHAPITRE PREMIER

MONOGRAPHIE DE L’ANARCHISTE


Le Chevalier Double. — Une fleur sauvage. — L’Enfant du siècle. — Le trimardeur. — À travers toutes les villes et tous les métiers. — Grèves sur grèves. — Le don des langues et la science pratique. — Leur argot. — Une lettre de recommandation. — Les journalistes volontaires — Monomanie de la propagande. — Gardrat chez un ami. — Ravachol chez Véry. — Tentatives de conversion sur le personnel des prisons et de la police. — Un rédacteur de l’Agence Dalziel. — À quoi l’on reconnaît l’anarchiste français. — Coins de Londres. — Intégrité absolue de quelques repris de justice. — Dix-huit ans de prison à un honnête homme. — Les frères M***. — L’estampeur. — Comme quoi l’art de « poser des lapins » a son origine dans la Bible. — Qui pourrait être dédié à M. Edwards. — Les fausses nouvelles de la Cocarde. — L’anarchiste est un poète. — Il y a « quelque chose » à faire. — Thiers, Mac-Mahon, Grévy. — Le roi sans pain. — Défiances à l’égard des chefs. — Élisée Reclus, président de la République. — Balayer tout. — Encore le poète. — Quelques vers. — Savinien Lapointe et Paul Paillette. — Action individuelle et action collective. — L’anarchiste et le nihiliste. — Ravachol fut une victime.


La philosophie platonicienne a défini l’homme un être double : homo duplex. Elle avait prévu l’anarchiste.

Quiconque est passé du radicalisme au socialisme, du socialisme vague à la doctrine spéciale du parti ouvrier, du parti ouvrier à l’anarchie, porte en lui deux êtres inégalement doués, inégalement armés, deux êtres aussi contradictoires, aussi hostiles, aussi nuisibles l’un à l’autre que les deux héros racontés par Théophile Gautier dans son Chevalier double. Il se compose de l’homme bleu, patriote et bourgeois, conservant par atavisme une appétence instinctive du pouvoir politique, une indéfinissable ambition vers la gloriole qui distingue et qui excepte ; — puis aussi un personnage neuf, hypnotisé par la lumière encore trouble des vérités futures, un héritier involontaire, inconscient de P.-J. Proudhon qu’il n’a pas lu, de Bakounine qu’il n’a pas lu, de Karl Marx qu’il ignore, de Lassalle, dont le nom le surprend comme une énigme, — et qui semble, à notre époque, le produit d’une floraison bizarre, inattendue, fatale, comme ces sauvageons éclos aux fentes des vieux murs, dans les fondations ou sur les ruines d’un édifice écroulé.

Dans des terrains anciens, au plus profond des couches bourgeoises, dans l’humus des corporations et des métiers, sur le sol des jurandes et des prudhomies épuisé par les corvées, les aides, les révoltes, croit la fleur farouche du parti rouge, fraîche d’une fraîcheur d’aube, rouge d’un reflet pourpre de flamme, vivante d’une vie mystérieuse qui pompe sa sève au néant même du passé.

L’anarchiste — en tant qu’homme nouveau — ne doit rien ou pas grand chose à l’éducation et à l’hérédité. La sélection des espèces, l’étude des origines ne nous révèlent dans Ravachol aucune ascendance vers les idées, vers les rêves des hommes de 1848, vers les conceptions mathématiques d’un Gracchus Babœuf ni vers les spéculations de l’Internationale. Il appartient à ce temps, et, malgré les observateurs qui lui recherchent des ancêtres parmi les exaspérés de la Jacquerie, parmi les faux-saulniers, les chauffeurs, il est bien l’enfant anonyme et naturel d’un siècle à tâtons, le germe semé par la tempête et fécondé par les pluies d’orage, la bouture née au flanc de la ruine morale — plus ruine de jour en jour — où s’accumulent les poussières du vieux monde, elles-même transformées, renouvelées sans cesse et fécondes éternellement.

Quelque chose est en gestation — un nouveau-né monstrueux — au fond de la matrice énorme où le temps engendre l’histoire. Ce crapaud terrible, sans mère, est le bâtard des théoriciens, des rêveurs, des idéologues. Il a été mis au jour, comme les autres fils des hommes, dans la douleur, mais dans une douleur plus profondément douloureuse, dans les angoisses de la misère sociale, dans les affres d’un esclavage antique et d’une prostitution sans terme.

Passants, contemplez cet inquiétant avorton : vous êtes tous un peu responsables de la vie dont il exploite contre vous les énergies nées de vos reins. Vous cherchez le total du siècle ? Le voici : c’est Duval, c’est Pini, c’est Ravachol, ce sont Simon, Gustave Mathieu, Meunier, Francis, Lucien Weil, Béala, Etiévant, Mariette Soubère, la femme Bricou. Le Tiers-État a décrété que la recherche de la paternité serait interdite. Peu importe. Ceux-là, celles-là sount bien ses fils et ses filles. Les Ordonnances et la Charte, le Droit divin et le Pacte constitutionnel. Juillet et Février, Juin et Décembre, les Ateliers nationaux et la Commune, la rue Transnonain et la rue Haxo — ont produit cet enfant atroce qui a grandi brusquement dans les ténèbres.

Qu’est ce personnage nouveau du drame social : l’anarchiste ? Un « trimardeur. » C’est l’homme du « trimard », c’est-à-dire de la grande route.

Par goût ? Non, Par nécessité.

Bien que professant et pratiquant l’union libre, il est naturellement porté vers le ménage, vers la popote, vers la vie intime qui repose et ne coûte pas trop cher. Mais le moyen ? À peine initié, l’anarchiste ne tient plus en place. Il lui faut accomplir sa mission qui consiste à « faire de la propagande », à fomenter des grèves dans son atelier, dans son usine, à provoquer son expulsion ou sa mise à pied. C’est plus fort que lui. Aussi, dès ses premiers pas dans la période militante, il se crée des adversaires et des ennemis dont il est bientôt entouré. À la fois le patron et l’ouvrier, le travailleur et le capitaliste se tournent contre lui et l’amènent à déguerpir. Dès lors il est classé.

Comme il n’est rien moins qu’opportuniste, comme il n’a pas attendu le moment propice, les circonstances favorables, les griefs légitimes pour organiser sa première grève, sa première prise d’armes contre l’exploiteur, il devient bientôt suspect aux travailleurs qu’il a déçus et aux patrons qu’il a menacés. Il est un militant depuis quinze jours à peine que déjà on l’a flanqué à la porte. Il offre ses bras à la manufacture d’en face, au chantier voisin. Vaines démarches. Des renseignements dénonciateurs l’y escortent aussitôt ou l’y ont précédé. Les patrons aussi se coalisent. On ne l’accueillera nulle part, sinon par erreur et pour peu de temps. Au début, cette conspiration de la vie autour de lui l’émeut, le surprend. Il s’écrie :

— Que leur ai-je donc fait ? Pourquoi me chasse-t-on ainsi, comme on se garde d’une bête galeuse ou méchante ? J’ai défendu mes intérêts, ceux de mes pareils. C’était mon droit, après tout !

Bientôt, dans cette hostilité, il discerne de l’injustice : l’injustice bourgeoise, parbleu ! Cette découverte exaspère en lui l’idée de révolte comme une gorgée d’alcool lui enflammerait le sang. C’est la persécution qui commence. Soit. Il l’acceptera, non sans orgueil. La théorie anarchiste s’enfonce un peu plus avant dans son cerveau, à la manière d’un gros clou de fer sur lequel les patrons auraient essayé leurs marteaux. Alors il boucle son petit baluchon, rehausse d’un pli le bas de sa culotte, ceint sa courroie, et gagne le « trimard » avec quelques sous en poche, en route vers la ville voisine où il espère trouver du travail et un nouveau champ d’expériences pour son zèle de néophyte.

S’il sort d’Angers, des ardoisières de Trélazé par exemple, il marchera jusqu’à Nantes où il s’improvisera porte-faix, débardeur, coltineur sur les quais de la Loire, abordant avec la plus téméraire indifférence tous les métiers ou il ne faut que des bras.

Tenez pour assuré que, moins d’un mois après son arrivée, le quartier de la Fosse contemplera une grève des hommes de peine et que l’ancien ardoisier de l’Anjou, — altruiste par principe — y prendra la direction du mouvement. Il organisera les groupes, présidera les réunions, les meetings, posera les assises d’une coalition syndicale, rédigera, imprimera, affichera des manifestes, — et tout cela sans un sou. L’activité de tous fera relâche à sa parole. Mille, deux mille paires de bras se croiseront pendant une semaine ou deux sur de pauvres maigres poitrines, sur des estomacs vides, — parce qu’il l’aura voulu. La lâcheté des uns, l’égoïsme des autres, la faim, le dénùment, les mioches qui pleurent devant la huche vide, les femmes qui pâlissent en partageant le dernier croûton de pain, les mères épouvantées de ne plus voir saillir la goutte de lait à la fraise de leurs seins, les fillettes que la prostitution guette dans les crépuscules, tout le drame enfin qui palpite sous la sérénité apparente des conflits ouvriers ruinera l’entreprise du « trimardeur ». Une détente réduira les plus farouches. On répétera sur le port « que rien de tout cela ne serait arrivé sans cet oiseau de malheur. » Alors, la paix conclue entre salariés et patrons, notre homme, signalé de nouveau, reverra sur les confins des faubourgs s’ouvrir encore devant lui la grande route enfoncée dans l’horizon, avec ses bois, ses plaines, ses verdures, ses chants d’oiseaux, sa rosée et son azur. Il réunira en une assemblée suprême ses compagnons d’hier et leur expliquera tranquillement qu’ils sont des lâches et des idiots, qu’il y a encore en eux de l’enfant de chœur et de l’esclave, qu’ils pouvaient réussir s’ils l’avaient voulu, s’ils avaient osé, parce qu’ils sont le nombre, parce qu’ils sont la force. Puis il reprendra son petit baluchon, rehaussera d’un pli le bas de sa culotte, ceindra sa courroie, et gagnera le « trimard » avec quelques sous en poche, vers Saint-Nazaire ou Brest, vers Rennes ou vers Cherbourg, vers la cité quelconque où il compte gagner du pain et convertir des hommes.

En route, il obtiendra d’être hébergé dans les fermes et fera de la propagande parmi les paysans.

Ce fanatisme infatigable le conduira à travers la Normandie vers les régions du Nord. Il sera expulsé des filatures de Rouen, des verreries de Douai, des mines d’Anzin, des forges de Fives. De là il passera en Belgique, toujours «à pattes» et sur le «trimard», visitera Bruxelles dont les merveilleuses organisations ouvrières de Brasseur et de Jean Volders lui feront hausser les épaules, — des blagues, tout ça ! du socialisme autoritaire ! — Anvers qui le retiendra huit jours, un peu épaté devant la machine, Liège et Seraing qui le garderont un mois, le Borinage qu’il contemplera comme une terre promise. Peut-être ira-t-il en Allemagne, dans la vaste Allemagne si inclémente à l’anarchie ; — à moins qu’il ne descende dans l’Est par le Luxembourg et ne gagne le Jura par les Vosges.

En deux ou trois ans il aura vu des pays, laissant partout une mince semence de révolte qu’il aura jetée derrière lui indifféremment, sans s’inquiéter de la qualité du terrain. Ses connaissances se seront considérablement augmentées ; il aura suppléé par l’expérience à l’éducation. Il connaîtra les langages et les patois, ayant parlé breton à Vannes, normand à Caen, le wallon à Namur, le flamand à Gand, le marollien à Bruxelles, l’allemand dans l’Est ou en Suisse ; et, pareil à ce bohème cosmopolite qui avait appris à emprunter cent sous dans toutes les langues du monde, il sera devenu capable de prêcher l’anarchie dans tous les argots.

Surtout dans son argot à lui qu’il a créé à l’image de sa doctrine et dont tous les vocables ont un sens ultra-révolutionnaire, sans rien devoir aux argots d’antan étudiés et codifiés par Paul Delvau ou par Lorédan-Larchey.

Dans ce langage épileptiforme, le député toujours soupçonné de courir les pots-de-vin est un « bouffe-galette » ; le Palais-Bourbon c’est « l’Aquarium » ; le magistrat : un marchand d’injustice ; la nourriture : du boulot ; les bourgeois riches : des gavés ; les pauvres : des mendigots ; les jurés — ces bourgeois alignés sur deux rangs devant la Cour d’ assises et dont les têtes dépassent à peine les pupitres, sont devenus « les douze potirons ». Etc. Au surplus, l’anarchiste ne se pique point d’élégance. Il parle une langue brutale et il l’écrit, même dans l’intimité. En passant j’en donnerai pour preuve la lettre ci-dessous remise le 27 juin dernier à un de nos confrères de la grande presse qui se rendait à Londres en vue d’une étude sur les milieux anarchistes. C’est un billet de recommandation ou mieux de présentation :

Mon cher Lucien,

Je te prie de te foutre à l’entière disposition de X…, le porteur de la présente.

Pas besoin de t’en dégoiser six kilomètres ; il te racontera lui-même ce qu’il attend de ton amitié.

Je te serre la cuillère.

E. P.
Au compagnon Lucien Weil,
Club Autonomie,
Windmill Street,
Tottenham Court Road.

Si, pendant ses voyages, le « trimardeur » ne s’est pas formé aux belles manières, il a au moins acquis des notions très étendues sur les industries et sur les mœurs. Il saura, sans notes prises, par une simple habitude de mémoire, la répartition çà et là des contingents révolutionnaires, leur fractionnement en syndicats socialistes ou en groupes anarchistes ; ce qu’on peut tenter à Montpellier, ce qui est possible à Calais ; comment on extrait le fer au Mont-Canigou et comment on le travaille à Saint-Chamond ; pourquoi les ajusteurs de la Seine sont mieux payés que ceux de Nevers ou du Creuzot ; où l’on a chance d’être accueilli si l’on est chassé des ateliers de la Ciotat ; à l’aide de quel artifice on peut voyager gratuitement dans les fourgons à bagages de la Compagnie du Midi, etc., etc. Ces connaissances lui tiennent lieu de science et forment en réalité un fonds de science pratique fort utile dans les tous-les-jours de la vie.

Ajoutons qu’il n’aura rien négligé pour augmenter, perfectionner son éducation révolutionnaire et « servir la cause ». Fidèle lecteur, — car abonné ne peut — il n’aura lu que des feuilles anarchistes : le Falot Cherbourgeois en Normandie, l’Homme libre à Lille, l’Attaque à Marseille, le Libertaire en Algérie. Chemin faisant il n’a pas manqué de se maintenir en relations avec le Père Peinard, auquel il a successivement dénoncé tous ses patrons, — dénonciations que le canard parisien a traduites dans sa forme ordinaire. C’est au « trimardeur », — correspondant gratuit et bénévole — que sont dus dans les journaux anarchistes les titres à sensation comme ceux-ci :

Grèves épastrouillantes au Havre.
Trois salauds (patrons) à Amiens.
La Pétaudière de Saint-Étienne.
Postiches de fumistes de la haute.
Babillarde d’un matelot.

Vacherie d’un contre-coup (contre-maître).
Chouette conférence à Bourges.
Les frasques du roi de Narbonne.
Trouducuteries militaires.
Le phylloxéra bourgeois en Champagne.
Watrinade d’un patron belge.
Un biffin torturé à Mâcon.

Peu de journaux, — sans excepter les plus importants — ont un courrier aussi volumineux que les journaux anarchistes ; ce qui s’explique par le zèle, par la passion des correspondants. Quand un trimardeur a envoyé sa lettre à son journal, il est un homme heureux.

Mais où il goûte une joie sans pareille, c’est lorsqu’il parle. Mis en présence du premier passant venu, d’un inconnu qui peut être un mouchard, l’anarchiste ne résiste point à « faire de la propagande ». D’emblée il se déclare anarchiste, sans avoir été interrogé sur ses opinions ; et cela avec une fierté tranquille qui s’efforce à la modestie, avec de la bonhomie presque. Puis il s’attache à convaincre l’inconnu, même si cet inconnu porte une soutane, une robe ou des épaulettes, même s’il ne doit jamais le revoir, — car l’anarchiste prêche à pied, à cheval, en voiture, en ville, à la campagne, en prison, partout. Il est comme un homme embroché par une idée fixe, devenu le toton d’un concept qui empale son existence et la fait virer sur un pivot.

Dans le courant de Juin dernier, un gérant de journal anarchiste, Gardrat, fut condamné à deux ans de prison et trois mille francs d’amende pour crimes divers. Ce Gardrat, licencié ès-sciences, licencié ès-lettres, avait conservé quelques relations dans le monde bourgeois. Craignant une arrestation immédiate et momentanément impuissant à gagner la frontière, il fut demander asile chez un ancien camarade d’école aujourd’hui pourvu d’une situation officielle, M. D… Les deux condisciples ne s’étaient pas revus depuis douze ans, depuis le quartier latin. D… accueillit Gardrat et lui fit dresser un lit dans son salon. Vers deux heures du matin, le fonctionnaire fut réveillé en sursaut. Gardrat, une bougie à la main, se tenait debout devant lui et lui disait :

— Ce n’est pas tout ça… Je me suis aperçu que tu n’étais pas dans nos idées… Allume une cigarette ; je vais m’asseoir à côté de ton lit et je vais te convertir !…

— Ah ! s’écria D…, tu m’embêtes !

Vaine rhétorique. Gardrat traîna un fauteuil qu’il appuya à la table de nuit, et commença de prêcher la théorie du droit au vol et de la reprise individuelle.

— Ainsi, par exemple, disait-il en promenant ses regards sur le mobilier assez luxueux de son sauveur, toi tu possèdes beaucoup trop. Moi, beaucoup trop peu. C’est injuste. J’ai le droit de m’emparer ici même de ce qui m’est nécessaire.

— Je voudrais bien voir….

— Oh ! sois tranquille. Je ne volerai pas une allumette chez toi… C’est seulement pour l’expliquer.

D… crut avoir trouvé un moyen de prononcer la clôture sur ce débat nocturne : il souffla la bougie. Gardrat, à tâtons, chercha des allumettes. Il allait d’une pièce à l’autre, dans le noir, renversant les meubles, les cristaux, les bibelots des étagères. Enfin il mit la main sur une boite de suédoises, revint vers son sauveur après avoir bousculé dans la salle à manger un dressoir chargé de vaisselle ; il ralluma tranquillement la bougie en disant :

— Je vois bien que tu ne m’as pas encore compris… Je te disais donc…

Et D… fut obligé de l’écouter jusqu’à quatre heures du matin. À ce moment, tombant de sommeil, il s’avoua convaincu, pour en finir. La grâce l’avait touché. Là ! Gardrat s’adressa des félicitations.

— Je pensais bien !… Un garçon intelligent comme toi !…

Et il lui pardonna.

Le lendemain, l’anarchiste gagnait la Belgique en s’applaudissant d’avoir recruté un néophyte.

Mais le plus formel exemple connu de monomanie de la propagande a été donné par Ravachol.

Une heure et demie à peu près après l’explosion de la rue de Clichy — où il avait failli périr par unité de circonstances que nous raconterons plus loin — Ravachol échoue au boulevard Magenta, dans le restaurant de Véry. Il s’était levé vers cinq heures, était venu de Saint-Mandé à Paris avec une valise pesant plus de trente kilogrammes, et n’avait avalé qu’un œuf cru. Onze heures allaient sonner. L’anarchiste se sentait un peu d’appétit. Il entra, s’installa, commanda un repas modeste.

Alors cet homme qui venait, non-seulement d’échapper à une mort foudroyante, mais de commettre un attentat dont il ignorait toutes les conséquences, cet homme que l’on pouvait supposer frissonnant encore — ému tout au moins — entreprit de convertir le garçon marchand de vins qui le servait !

On a beaucoup parlé de cette première conversation entre Ravachol et Lhérot, — assez inexactement parfois. Lhérot, devant la cour d’assises, s’est défendu d’avoir prêté l’oreille aux théories de son client. Il pourrait bien avoir exagéré son dévouement à la bourgeoisie. Ravachol — qui n’était pas menteur — a affirmé que l’entretien avait porté d’abord sur les tristesses, les fatigues, les sujétions de la vie militaire et qu’il en avait pris texte pour essayer de convertir Lhérot à l’anarchie. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus vraisemblable ? Lhérot sortait du régiment et n’y avait pas été heureux. Il se félicitait d’avoir fini son temps. Peut-être — quoiqu’il ait dit — s’est-il plaint de la sévérité de ses chefs. Quel soldat ne prononce pas de semblables paroles en rentrant dans ses foyers ?

Cela suffit à Ravachol. II parla. Cet illettré qui avait peu lu, et mal, se rappela qu’il avait été lui-même conquis par la parole, catéchisé pour ainsi dire. Et il essaya de conquérir Lhérot. Un autre eut été là que Ravachol eut agi de même. Il ne songeait même pas que toute la police de la Préfecture et de la Sûreté générale le recherchait depuis l’attentat commis au boulevard Saint-Germain contre M. le président Benoît, que ce Lhérot pouvait être un « indicateur, » c’est-à-dire un de ces hommes qui, sans être employés régulièrement par une police lui fournissent à l’occasion des renseignements dont elle use et qu’elle paie. Il ne réfléchissait point qu’en un pareil moment, — car l’attentat du boulevard Saint-Germain avait déjà vivement ému Paris, — ses propos devaient appeler l’attention sur lui.

Non. Lhérot ne lui apparaissait plus que comme un esprit à convertir, que comme une proie pour l’idée.

Aussi l’interroge-t-il sur son passé, son pays, ses relations, ses ressources. Et aussitôt Lhérot soupçonne un voleur, devient méfiant. L’autre va jusqu’à lui demander où il couche et s’il couche seul. Le soupçon de Lhérot descend jusqu’à un doute ignoble dont le dynamiteur devra se laver un jour. Enfin Ravachol va jusqu’à lui parler de l’affaire de la rue de Clichy.

Songez que l’attentat a été commis entre huit et neuf heures ; qu’il est onze heures du matin à peine ; que le restaurant Véry est installé au bas du boulevard Magenta, c’est-à-dire à près de quatre kilomètres de l’immeuble habité par M.l’avocat-général Bulot, et que personne dans ce quartier du Châteaud’Eau n’a encore connaissance de l’événement I Le soir même, en lisant la France, Lhérot se rappelait ce client singulier qui faisait profession de foi anarchiste et savait les nouvelles avant tout le monde. Depuis il ne l’oublia plus.

À la grande stupeur de ce garçon, Ravachol reparut quinze jours après. Cela, c’était de la folie pure ! Depuis une semaine, le nom du dynamiteur était connu ; tous les journaux publiaient son signalement parfaitement détaillé et rappelaient son passé de Roanne, de Montbrison et de Saint-Étienne. Peu importe. Ravachol revient parce qu’il a souvent pensé au garçon marchand de vin mûr pour l’initiation. Il revient pour achever de le convertir.

Et il est pris.

L’exaspération de Paris était telle à cette heure, — et la terreur inspirée par les anarchistes — qu’on ne saurait reprocher à personne les brutalités dont Ravachol fut l’objet dans la rue et au poste de la mairie du Xe arrondissement. Toujours est-il qu’en arrivant au Dépôt il n’avait plus figure humaine. La photographie prise le lendemain dans les ateliers du service anthropométrique nous a conservé cette face tuméfiée par les coups reçus, ce cou gonflé, froissé, entouré d’une chemise déchirée et sanglante. Notons seulement qu’après ce pugilat lamentable, au lendemain même de son arrestation, Ravachol ne se montre plus hanté que d’un souci : convertir à l’anarchie les gardiens de la prison et les agents de la sûreté commis à sa surveillance !

Il est encore ligoté dans sa camisole de force que déjà la monomanie de la propagande par la parole en a refait une sorte d’apôtre. Il y a en lui de l’évangéliste et du fou. Dès qu’on lui retire ses liens son geste accentue sa phrase, — un geste nerveux, ample, très rapide. Il essayera de causer anarchie avec M. Atthalin, avec M. Gués, avec Me Henry Robert, avec Me Lagasse. Il faut qu’il prêche !

Cette manie n’est pas propre seulement à l’anarchiste ouvrier, ou « trimardeur ». Les lettrés du parti, avocats, médecins, publicistes, en sont également atteints.

J’en sais un, assez instruit, qui s’est vu successivement fermer les portes de tous les journaux dans lesquels il a essayé de gagner sa vie. À peine installé de huit jours, il signifiait à son rédacteur en chef que le partage des bénéfices dans l’exploitation du journal lui paraissait inégalement distribué, qu’il eût à tenir compte des droits de ses employés, collaborateurs et ouvriers, sous peine de subir immédiatement les effets désastreux d’une grève générale. Invariablement le rédacteur en chef répondait à cette démarche en invitant son interlocuteur à passer à la caisse et à déguerpir sans délai. Le journaliste anarchiste se retirait en proférant de vagues menaces à l’adresse du capital et courait chercher ailleurs un nouveau champ d’expérience où sa manie militante pouvait s’exercer une semaine ou deux. En dernier lieu, il opéra à l’Agence Dalziel, où, n’ayant pu convaincre son directeur, il coalisa contre lui ouvriers, ouvrières, grooms, facteurs, traducteurs, rédacteurs, et, par une belle nuit, dévissa tranquillement les récepteurs des appareils téléphoniques, rendant ainsi toute communication impossible.

Ce fut son dernier exploit.

Cette passion de l’apostolat est rebelle aux influences de l’atavisme et de l’éducation. Les anarchistes fils de bourgeois en sont possédés comme les anarchistes ouvriers. Seule l’influence de la race peut l’atténuer et même en avoir raison complètement. Autant l’anarchiste du Midi, le latin est exubérant, bavard, expansif, autant l’agitateur septentrional, le saxon, l’anglo-saxon, l’allemand se montre froid, réservé, presque muet.

Cette différence entre le tempérament des uns et des autres est surtout visible à Londres où les anarchistes venus de tous les coins du globe vivent confondus en un milieu unique. Rien de plus facile que de tracer la carte du Londres habité par l’anarchiste. Le territoire occupé commence au bas de Tottenham Court Road et s'étend sur ce boulevard à peu près jusqu’à la hauteur de Goodge street. De là, il dérive à gauche par Charlotte street jusqu’à Fitz-Roy square pour aboutir au public-house d’Albany devant Portland station, à cinq cents mètres environ des magnifiques verdures de Regent’s Park qui entourent le petit hôtel d’Henri Rochefort. Depuis la jonction d’Oxford street et de New-Oxford street, les anarchistes sont chez eux. Ils y habitent environ dans vingt rues, en comptant Alfred place, Store Street et les deux Crescent.

Or on y distingue l’anarchiste français, espagnol ou italien à ceci : qu’il est presque immédiatement reconnu pour tel par son propriétaire. À peine est-il installé que ses voisins savent à quoi s’en tenir sur ses opinions et sur son histoire. Il a parlé. Il a tout raconté. Il a reçu la visite de Louise Michel, escortée de son chien et de sa nièce.

Au public-house, il catéchise le patron et la jolie petite fille blonde qui lui sert son bitter-ale. Il conspire à haute voix sans souci de la police et donne volontiers son adresse à tout venant. Il fait partie d’une ou deux sociétés de secours mutuels, chante dans leurs concerts et prêche dans leurs réunions.

À côté de lui, et le connaissant à peine, l’anarchiste du Nord vit silencieux et reclus. Celui-ci fréquente peu les établissements publics ou s’y tient à l’écart des militants tapageurs. Son propriétaire le prend pour un artisan modèle ou pour un paisible teneur de livres, sans se douter que ce locataire irréprochable emploie le repos du dimanche à essayer de fabriquer de la nitro-glycérine dans le seau de son cabinet de toilette. Ce septentrional ne fera peut-être pas d’adhérents, mais il préparera quelque jour un « coup sérieux ». Voulez-vous vous expliquer les longs mutismes, la froide résolution, la discrétion de Ravachol avant l’action ? Rappelez-vous qu’il se nommait Kœnigstein et qu’il avait du sang allemand dans les veines. Chez lui, l’exubérance du latin se trouvait pondérée par le sang-froid du saxon, li n’a jamais eu que des colères blanches.

Certes, tous ces hommes, pour avoir épousé la même idée, la même passion, les mêmes manies, n’ont point cependant abdiqué leur personnalité. L’anarchie, comme toutes les agglomérations, compte de parfaits gredins et de très honnêtes gens. Il se trouve même des hommes d’une délicatesse suprême parmi les repris de justice du parti.

Ceci demanderait à être expliqué longuement si je n’avais la ressource de faire comprendre par un exemple ce genre d’honnêteté scrupuleuse qui a un casier judiciaire.

Il y a deux ans bientôt, comme je purgeais une condamnation à trois mois de prison, pour duel, dans une cellule de la prison des Petits-Carmes, à Bruxelles, le directeur de cet établissement m’accorda l’autorisation de faire faire mon lit et mon petit ménage de détenu par un condamné de droit commun. Cet homme entrait dans mon cachot le matin, à midi et le soir sans qu’au début l’idée me vint de lui adresser la parole. Mais bientôt, l’ennui me gagnant, j’en vins à considérer comme une bonne fortune de causer un peu chaque jour avec ce pauvre diable. Il m’avoua alors en être à sa huitième condamnation ; et je songeai que le directeur aurait bien pu me fournir un criminel moins endurci. Le brigadier auquel je me plaignis m’apprit qu’il n’avait jamais rencontré d’homme plus complètement honorable, et qu’en comparaison de ce repris de justice, beaucoup de messieurs en liberté lui paraissaient de bien sombres canailles.

En effet ce malheureux, bon ouvrier, bon fils, bon époux et bon père, n’avait qu’un défaut. Une ou deux fois par an, il s’enivrait, et alors, sans raison, sans motif, sans l’ombre d’un prétexte, il courait donner un soufflet au premier sergent de ville rencontré dans la rue. Le lendemain de ces petits accès, il déplorait tout le premier sa brutalité, s’adressait les reproches les plus durs, serrait le sergent de ville sur son cœur en pleurant… et passait en police correctionnelle. Si bien qu’il avait subi huit condamnations et passé près de cinq ans en prison sans avoir jamais commis une action malhonnête.

De même, dans l’anarchie, beaucoup de repris de justice sont de bons et loyaux citoyens. J’en sais un, le père Elisée Dépasse, qui a passé dix-huit ans en prison en vertu de quarante-huit condamnations pour vagabondage. Dix-huit ans de prison ! Et Depasse n’a jamais ni volé, ni escroqué, ni violé, ni incendié, ni tué, ni commis aucune des actions qui peuvent déshonorer un homme. Dix-huit ans de prison, pêle-mêle avec les filous, les escarpes et les pédérastes, pour un délit auquel nous pouvons être tous exposés du jour au lendemain, puisque, aucune loi n’obligeant les propriétaires à louer leurs immeubles, il suffirait d’une grève générale de la propriété pour nous réduire au vagabondage et nous faire tomber sous le coup de la loi !

Mais à côté de ces braves gens le parti renferme d’affreuses canailles ; — par exemple ce Jules Morel, le cadet des frères Morel — condamnés tous deux à Paris maintes fois pour chantage et escroqueries, devenu anarchiste et accueilli comme tel par les compagnons de Londres. Cependant, pour parler exactement, la proportion des gredins n’est pas plus forte dans ce parti-là que dans beaucoup d’autres. Car il est difficile — ainsi que nous essaierons de l’expliquer plus loin — de considérer comme des bandits, au sens formel et hideux du mot, des personnages comme Pini à qui certainement les historiens de notre étrange époque et les compilateurs de causes célèbres devront assigner une place en dehors du vulgum pecus des malfaiteurs ordinaires.

Par exemple, si beaucoup sont honnêtes, presque tous sont « estampeurs ».

L’estampeur est un type nouveau créé par l’anarchiste. Ce n’est pas le filou, ce n’est pas davantage le « chapardeur » militaire qui vous pillent ou vous dévalisent avec une brutalité de mauvais goût. Ce n’est pas non plus l’escroc, celui qui userait d’une promesse fallacieuse ou d’un crédit chimérique pour s’attribuer une partie de votre bien. Non, L’estampeur ne forcera pas votre tiroir, n’adoptera pas des pièces oubliées sur votre cheminée, n’imitera pas votre signature au bas d’une lettre de change. Il est simplement — pour employer une expression que tout le monde comprendra — un « poseur de lapins » d’un genre spécial.

Sous ce rapport il n’a rien inventé, l’art de « poser des lapins » remontant à la plus haute antiquité. Il en est même fait mention dans l’Ancien Testament, mais à cette époque on « posait » des chevreaux. «Et il la renvoya après l’avoir rendue mère, en lui donnant un chevreau». (La Sainte Bible.Ruth et Booz.) L’anarchiste a cependant compliqué cet art consacré par l’usage et par la tradition. Il pratique en réalité une sorte d’abus de confiance, mais avec quelle grâce, quelle légèreté, quelle délicatesse de doigté ! D’une pierre il fait deux coups : en même temps qu’il emplit sa bourse il vous emploie, vous bourgeois, à épouvanter le bourgeois, et il vous quitte, nanti de votre argent, en laissant derrière lui une impression de terreur qui vous fouette le sang, une odeur de soufre dont vous vous saoulez les narines.

C’est exquis.

L’estampeur a surtout brillé en mars, avril, mai et juin, alors que l’anarchie, s’affirmant soudainement à coups de tonnerre, surprenait la presse sans expérience et sans renseignements. Il y eut comme une épidémie de crédulité dans les journaux, d’affolement aussi. Seuls deux maîtres journalistes conservèrent tout leur sang-froid devant la dynamite ; M. Francis Magnard, du Figaro, et M. Arthur Ranc, du Paris. Ce qui n’empêcha point qu’ils furent estampés. Et comment s’en défendre ?

L’estampeur se présentait inopinément dans les bureaux d’un journal ou au domicile d’un publiciste connu. Il avait couru très fort pour arriver à temps, respirait à peine, semblait sous le coup d’une émotion violente. Quelques-uns même arrivaient à simuler le remords. Dès son arrivée, l’estampeur se laissait tomber dans un fauteuil et râlait :

— C’est inouï ! C’est épouvantable !

On l’interrogeait.

— Ils ont miné l’Opéra !

Comme l’estampeur était notoirement réputé anarchiste, sa révélation produisait un effet énorme.

On se précipitait sur les téléphones pour avertir Ritt Q47460895 et Gailhard Q1385932, pendant que l’estampeur, frémissant encore, dictait tous les détails de l’attentat à un reporter plus blanc que sa chemise. Une galerie pratiquée dans les égouts, presque sous le quatrième dessous du théâtre ; des provisions de dynamite accumulées dans les caves en quantités suffisantes pour faire sauter la moitié du quartier ; toutes les charges reliées par des conducteurs électriques aboutissant à un détonateur central ! Ce serait la grande catastrophe du siècle. On ne compterait pas les victimes !

Enfin, son récit achevé, l’estampeur se dirigeait vers la caisse et touchait quelques louis en souriant.

Le lendemain, la population parisienne tremblait dans sa peau au récit de cette catastrophe avortée grâce à la perspicacité de la police. C’est ainsi que la plupart des grands journaux d’information ont publié tant de récits bizarres, souvent même relevés par des illustrations. Tantôt l’anarchie menaçait un bâtiment, un ministère, la cathédrale ; tantôt elle avait juré la mort d’un magistrat. C’est un estampeur qui a annoncé la prochaine exécution de M. le procureur général Quesnay de Beaurepaire et qui, tout récemment, faisait annoncer dans la Cocarde que les anarchistes feraient, pendant la revue du 14 juillet, sauter la tribune présidentielle avec le chef de l’État, les ministres, le corps diplomatique ! Il s’est même trouvé un grand journal — ne le nommons pas — qui se laissa estamper sur une assez vaste échelle pour pouvoir annoncer le premier qu’un groupe d’anarchistes italiens se préparaient à dynamiter Léon XIII.

Estampage : la présence, carillonnée pendant huit jours, de Pini à Paris.

Estampage : la présence à Paris de Schouppe.

Estampage : la consultation juridique publiée par le Matin et qui, affirmait l’estampeur, devait infailliblement empêcher l’exécution de Ravachol.

Aujourd’hui la presse a pu étudier l’anarchie. Elle a discerné les estampeurs qui, d’ailleurs, ne lui avaient jamais rien communiqué de sérieux ni d’intéressant. Car il est à remarquer que l’estampeur, lié aux anarchistes, mêlé à leurs groupes, est parfaitement connu d’eux qui s’en défient. Il n’a rien su des projets de Ravachol ni des autres dynamiteurs. Il n’a rien su annoncer de ce qui s’est réalisé. Aussi s’est-il à tout jamais perdu de réputation. Mais il a eu son époque, sa belle époque. Loin de moi l’idée de railler mes confrères sur leur crédulité. Nous y avons tous passé, tous ! M. Lozé qui, par profession, est tenu de se montrer plus défiant et plus fin que les reporters, s’est laissé estamper par de faux mouchards qui lui vendaient des complots en imitation et s’offraient en outre le plaisir de faire courir aux quatre coins de Paris les brigades de M. l’officier de paix Fédée. Vous fûtes estampés, ô grands confrères à un, deux ou trois sous ! Combien vous le fûtes !

L’effet était produit. L’estampeur organisa une vive agitation autour du dynamiteur et du « trimardeur » ; — au point que M. Emile Zola interrompit un moment son œuvre, leva la tête, écouta, et traça en quelques lignes son jugement sur l’anarchiste.

— C’est un poète ! écrivit-il.

Tant il est vrai que l’intuition, la réflexion pure, l’effort naturel, impartial d’un cerveau nourri et lucide, le jugement d’un observateur sensitif l’emportent souvent en justice et en justesse sur les conclusions de l’expérience.

De tous ceux qui ont considéré l’anarchiste et qui ont prétendu le juger d’un trait de plume, M. Émile Zola seul a vu clair et a bien jugé.

L’anarchiste est en effet un poète.

M. de Goncourt a écrit quelque part : « Les plus grands poètes sont inédits. Écrire une chose est peut-être le contraire de la rêver. »

À ce titre, oui, l’anarchiste est un poète. Sous son front hurlent de farouches Érynnies. Il rêve un poème énorme dont le premier chant s’ouvre sur des ténèbres profondes, en des heures tragiquement nocturnes où le silence semble avoir fermé pour jamais toutes les bouches de l’espace. Le monde où il marche, à travers les lois, malgré les obstacles, le monde dont les philosophes, les historiens et les politiciens lui ont tour à tour révélé, enseigné et travesti l’histoire, ce monde où il peine et où il souffre lui apparaît comme une région démesurée et sans espoir.

Il a lu — mal lu si vous voulez — les sociologues et les économistes. Tous lui ont affirmé que l’organisation sociale était mauvaise. Tous ! Car, en réalité, c’est la condamnation de notre état social que personne ne se présente pour le défendre, pour l’accepter tel qu’il est, pour l’offrir en modèle aux architectes et aux éducateurs d’un monde nouveau. Tous, même les heureux, lui ont répété « qu’il y a vraiment quelque chose à faire ». Et tous ont avoué que ce « quelque chose » ils ne le trouvaient ni le devinaient.

L’anarchiste pense-t-il réellement aujourd’hui ? Peut-on assimiler à cette clarté éblouissante, suprahumaine qui est la pensée, les songeries, les spéculations de cette intelligence ignorante, sauvage au point qu’elle serait à peine une intelligence si elle ignorait jusqu’au rêve ? Question. Mais une heure est venue où il a cru penser.

Alors — il était un enfant encore — on lui a concédé que les choses n’allaient pas bien, mais en lui promettant qu’elles iraient mieux plus tard, — l’ empire abattu. Ensuite on l’a sagement averti que la République avec M. Thiers n’était pas tout à fait la République ; puis que la République avec le Maréchal n’était pas la République du tout. M. Grévy venu, on lui a enfin déclaré que les temps étaient mûrs, mais qu’il n’avait guère à compter que sur lui-même.

— Tu as ton bulletin de vote, Populo ! À toi de t’en servir ! Te voilà souverain maintenant !

Ce souverain, ce roi au nom de qui on signait le traité de Francfort et on payait la rançon de la France, ce roi dont on faisait flotter les couleurs en Afrique, en Asie, à Madagascar, n’avait même pas de couronne à mettre au mont-de-piété les semaines — non seulement les jours — où il avait faim !

Il a montré de la résignation parce que, naguères, son curé lui avait enseigné à en avoir, — ce qu’il n’est point disposé à lui pardonner. On l’a vu voter, faire des députés, faire des sénateurs, poursuivre en un mot l’expérience, l’essai loyal de l’évolution si souvent reculée et si longtemps attendue. Cela jusqu’au jour où il a compris — on l’a quelque peu aidé à comprendre — que les choses continuaient, continueraient simplement d’aller comme elles allaient. Si, depuis cette découverte, le prolétaire ne s’est pas insurgé, il ne faut pas que la société s’attribue l’honneur de sa modération. Non. La classe ouvrière, très divisée encore sous le rapport des doctrines, des moyens à mettre en œuvre pour assurer le triomphe de la Révolution, ne reculera pas devant une lutte à soutenir, et elle provoquerait même cette lutte, malgré la leçon de Fourmies qui lui a prouvé que ses journaux la trompaient lorsqu’ils lui répondaient de l’armée. L’ouvrier, l’anarchiste de nos jours, n’a peur que des chefs, des penseurs, des écrivains de l’anarchie.

On a si souvent trompé l’ouvrier, on l’a si souvent conduit aux barricades verser son sang au profit des politiciens qu’il se demande au profit de qui il se battra le jour où il ira au feu pour l’anarchie contre la bourgeoisie. Le travailleur étant le nombre, le bourgeois une minorité infime, le résultat d’un choc ne serait assurément pas douteux. Chaque fois que le peuple a voulu jeter bas son maître, chaque fois qu’il l’a voulu sérieusement, en s’immolant, il y a réussi. Cette fois encore, il le sait, la victoire lui appartiendrait. Mais après ? Mais au profit de qui ? Si ce devait être uniquement pour changer de maître, à quoi bon se faire massacrer, risquer encore la prison, Nouméa, Cayenne ? Ah ! si l’on était sûr des gros bonnets du parti !

Il y a deux mois, à Charonne, un serrurier « anarcho » m’a très nettement traduit ce sentiment-là :

— Moi ? aller me faire casser la gueule pour que Reclus devienne président de la République à la place de Carnot ?… Pas si bête ! On me l’a déjà faite !

Tous en sont là. Ils se défient aujourd’hui uniquement de ceux en qui ils pressentent des maîtres futurs, de ceux qui se trouveraient tout indiqués, tout portés au lendemain de la victoire pour présider à la réorganisation sociale.

— Non, je vous dis, on nous l’a déjà faite !… Quand nous aurions flanqué le bourgeois par terre, ces lascars-là se réuniraient en gouvernement, en comité central, en je ne sais quoi qui se substituerait à l’autorité et déciderait de tout à l’abri de la force armée… Et ils deviendraient aussi rosses que les autres.

— Pourtant tu es anarchiste ?

— Pardieu !

— Et ton idée ?

— L’action individuelle. Chacun pour soi. Comme ça au moins on ne se connaît pas ; on ne s’invente pas des bons Dieux !…

Donc l’anarchiste ne marche pas. Alors quoi ? Il n’est ni assez instruit ni assez désintéressé pour philosopher sur son propre cas. Il voit le mal social et croit à un état meilleur. Il a la foi. Il croit, dans le sens le plus ardent et le plus étroit du verbe croire. Les temps viendront. Mais comme tout lui est obstacle : le prêtre qui l’a discipliné et lui a enseigné une résignation qui est une duperie et qui se trouve en outre contradictoire aux théories des socialistes pères de l’Église, le nombre qui l’a dédaigné, le bourgeois qui l’a exploité, le député bonapartiste et le député républicain qui n’ont rien fait pour lui, la propriété dont il n’entrevoit point la transmission, la loi qu’il est censé avoir dictée au législateur délégué par son bulletin de vote, l’armée qui le mitraille sur les places publiques, le magistrat sans pitié pour lui, la banque qui accapare chaque jour une croûte de son pain, le juif qu’on lui désigne comme son ennemi le plus âpre et le plus tenace, l’argent qu’il ne possède pas et qui l’opprime, la presse asservie aux partis et aux capitaux, — cet anarchiste se persuade que c’est cela, tout cela qu’il importe de balayer au plus tôt. C’est cela, tout cela qui se dresse entre lui et le bonheur, l’émancipation, l’avenir.

Balayer. Oui. Mais comment ?

Ici l’anarchiste hésite, se gratte la tête, s’interroge. Ici, il est livré à lui-même. Les Reclus, les Kropotkine, les Émile Gauthier, les Merlino, les Malato, les Malatesta, ceux qui lui ont enfoncé sous le crâne cette vision d’une prochaine aurore, ne l’ont pas accablé de renseignements sur les moyens à mettre en œuvre. Il ne peut ni calculer, ni combiner, ni préparer, ni prévoir. Que fait-il ?

Il rêve.

Le poète éclot. Quoi d’étonnant ? Ce malheureux est un enfant. Hier encore, du moins, il en était un. De jour en jour il devient plus sceptique, plus « roublard. » Mais il a conservé un adorable fond de candeur. Il rêve le bonheur des peuples, l’union, la paix, l’amour, l’universelle fraternité. Plus de pauvres, plus de prisons, plus de guerres, plus de misère. Le poète qui est dans l’anarchiste a horreur du sang, de la dynamite. Il sait qu’il devra se battre pour renverser la société bourgeoise, mais il espère bien que ce sang versé sera le dernier. Après, ce sera l’âge d’or.

On en peut trouver la preuve dans les lectures et les chansons favorites de l’« anarcho. »

Vers la fin du deuxième volume de ses Convulsions de Paris, M. Maxime du Camp raconte avoir rencontré, le dimanche 21 mai, à l’heure même où les troupes de Versailles entraient à Auteuil, un fédéré chantant une rengaine révolutionnaire en plein air, au coin de la rue de Rome et de la rue de Vienne, devant un public de gardes nationaux et de badauds. Ce qu’il chantait, c’était la Prolétarienne de Savinien Lapointe, une production antérieure au second empire :

L’été, l’hiver, dans les chammps, sur les ondes.
Grillés, gelés, laboureurs, débardeurs,
Le corps meurtri comme bêtes immondes.
Nous succombons sous le joug des vendeurs !
Dieu voulut-il, dans les murs d’une usine.
Que couperose, ou gaz, ou noir, ou suif.
Poussent au cœur leur fumée assassine.
Sous l’œil cruel du patron agressif !

Eh bien, dans toute la poétique anarchiste il n’est rien d’aussi bêtement hargneux. Ce que j’ai trouvé de plus amer est un sonnet publié sans nom d’auteur et que voici :

Nu dans le clair obscur d’une mansarde, nue,
Sa tête surplombante et jaune de hâleurs[illisible],
Un torse humain s’affaisse. À travers les pâleurs
De la peau, faiblement, l’ossature remue.

Auprès du matelas gris, indistinct, qui mue
Et saigne des varechs (solidaires douleurs
Des choses !) ses haillons humides, tout en pleurs.
Se tordent, miasmant l’air d’une vapeur ténue.

Sourdement, ses boyaux geignent d’être raclés
Par la faim ; et, tandis qu’il meurt, des affolés
Par l’orgie en chansons exultent, dans la rue :

Sarcasme impitoyable ! — En ses traits dévastés
Vient grimacer alors la Révolte qui rue
Les mordus du Besoin sur les sociétés !

Mais où le poète anarchiste et l’anarchiste poète sont beaux, c’est lorsqu’il songent au lendemain de la victoire. Voici, à titre d’exemple, un poème divinatoire dû au compagnon Paul Paillette, — prosateur d’un talent singulièrement énergique. Cela se chante sur l’air des Cerises :

HEUREUX TEMPS

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Les humains joyeuse auront un gros cœur
  Et légère panse.
Heureux on saura — sainte récompense —
Dans l’amour d’autrui doubler son bonheur.
Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Les humains joyeux auront un gros cœur.

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
On ne verra plus d’êtres ayant faim
  Auprès d’autres ivres ;
Sobres nous serons et riches en vivres ;
Des maux engendrés ce sera la fin.

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Tous satisferont sainement leur faim.

Quand nous en serons au temps d’anarchie,
Le travail sera récréation
  Au lieu d’être peine ;
Le corps sera libre, et l’âme sereine
En paix fera son évolution.
Quand nous en serons au temps d’anarchie
Le travail sera récréation.

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Nos petits enfants auront au berceau
  Le baiser des mères ;
Tous seront choyés, tous égaux, tous frères ;
Ainsi grandira ce monde nouveau.
Quand nous en serons au temps d’anarchie,
Nos enfants auront un même berceau.

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Les vieillards aimés, poètes pasteurs,
  Bénissant la terre.
S’éteindront béats sous le Ciel-Mystère
Ayant bien vécu loin de ses hauteurs.
Quand nous en serons au temps d’anarchie
Les vieillards seront de bien doux pasteurs.

Quand nous en serons au temps d’anarchie.
Nature sera paradis d’amour.
  Femme souveraine ;
Esclave aujourd’hui, demain notre reine.
Nous rechercherons tes « ordres du jour ».
Quand nous en serons au temps d’anarchie
Nature sera paradis d’amour.

Il semble encor loin ce temps d’anarchie,
Mais, si loin soit-il, nous le pressentons.
  Une foi profonde

Nous fait entrevoir ce bienheureux monde,
Qu’hélas notre esprit dessine à tâtons.
Il semble encor loin, ce temps d’anarchie.
Mais, si loin soit-il, nous le pressentons.

On ne peut inférer de là que cet anarchiste soit un méchant homme, au fond, ni qu’il songe à griller les bourgeois. Ce que je puis affirmer, moi qui connais l’anarchiste, c’est qu’il n’est pas un dynamiteur.

Entendons-nous ! Je ne veux point dire par là qu’aucun d’eux n’ait dynamité ni que les dynamiteurs de mars, d’avril et de mai ne fussent point des anarchistes. Ce dont je suis certain, c’est que, dans les groupes anarchistes, le dynamiteur est une exception.

En effet les partisans de la propagande par le fait et de l’action individuelle forment, dans le parti, une minorité dérisoire. Les autres, la grande majorité, presque tous, ont compris depuis longtemps que l’attaque à la propriété du voisin ne constitue pas une attaque à l’institution de la propriété ; que la lutte contre des hommes au pouvoir ne constitue pas une lutte contre le principe d’autorité. La théorie du droit au vol, loin d’être approuvée par l’ensemble du parti, a eu pour effet bien au contraire d’isoler ceux qui la pratiquaient. De plus, l’action individuelle contraignant les militants à se révolter chaque jour et à réussir chaque jour, semble insupportable à la plupart. Enfin, en France au moins, le principe de l’action individuelle répugne à l’esprit populaire. Nos masses ne comprennent que la révolte collective ; et, comme l’a dit très justement Merlino, le jour où elles s’ébranleront ce sera pour leur émancipation complète, non pour exercer une vengeance contre un individu, — fût-il magistrat.

En général, l’anarchiste n’est point dynamiteur, ni partisan de l’action isolée.

Ces deux considérations les distinguent du nihiliste auquel on ne se lasse point de le comparer.

D’abord le nihiliste n’est pas un prolétaire ; c’est un bourgeois, souvent un millionnaire, parfois un grand seigneur, presque toujours un homme instruit. Comme il est assuré de n’exercer jamais aucune action sur les masses populaires, il s’en isole ; et comme il ne peut compter ni sur le nombre, ni sur une démocratie, ni sur une armée, il a recours aux explosifs. L’anarchiste est un ignorant ; le nihiliste sait. L’anarchiste est un rêveur qui espère ; le nihiliste est un dépossédé qui se venge. Le nihiliste « travaille » pour lui, pour lui seul ; l’anarchiste songe moins à lui-même qu’à l’humanité tout entière. Le nihiliste n’est solidaire de personne ; l’anarchiste se proclame solidaire de tous.

Seuls, dans l’anarchie, quelques hommes sont imbus de l’esprit nihiliste, recommandent la propagande par le fait, l’emploi des explosifs. Ce sont les lettrés, les docteurs diplômés, les savants, les mathématiciens du parti, ceux qui, par leur instruction et leur communauté d’intérêts, se rapprochent le plus du pur élément nihiliste.

Ce sont ceux-là qui ont conduit Ravachol sous le couteau de M. Deibler ; — ce Ravachol qui fut assurément un grand coupable, mais plus encore une dupe et une victime.