Les Coulisses de l’anarchie/02

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CHAPITRE II

LES ANARCHISTES ANONYMES


Ravachol arrêté. — Un mot de jolie femme. — Des primeurs. — Ravachol ennobli. — Un commissionnaire introuvable. — Deux maniaques. — Les lilas du 1er mai. — Mme la duchesse d’Uzès. — Arrestation du compagnon Émile Pouget. — Henri Dupont et Maguez. — Chez la duchesse. — Un anarchiste dans le grand monde. — Conspuons la R. F. — Une révolutionnaire champenoise. — Les Vendéens anarchistes. — Luynes dit Biscuit. — Une lettre de remerciement. — Enquête sur l’Ouest. — L’histoire du Roi-Soleil selon Banville. — Les patrons et le Pot-à-Colle. — Chacun son tour. — Plus de patron à éreinter. — Un bon propriétaire. — La maison borgne où il n’y a pas de magistrats. — Ce cher ami ! — Ce sale mufle ! — Un déjeuner fin. — La peur de Paris.

Au lendemain du jour où Ravachol fut transféré de la Mairie du Faubourg-Saint-Martin dans une cellule du Dépôt, on eut profondément stupéfié les Parisiens en leur révélant que plusieurs d’entre eux se préoccupaient d’adoucir pour ce prisonnier les rigueurs de la détention préventive. Il eut fallu reculer de vingt-un ans en arrière pour retrouver une semblable fureur de la grande ville contre un parti et contre un homme. Pour peu que le gouvernement eut pris fantaisie de « plébisciter » Ravachol, il serait arrivé pour lui ce qui arriva au mois de mars 1872 pour Sérizier, l’ancien colonel de la 13e légion sous la Commune, lorsque les habitants de son quartier signèrent en masse — fait sans précédent — une pétition à la Commission des grâces pour la supplier de ne pas épargner ce condamné à mort.

Ravachol avait trop terrorisé Paris, et Paris, penaud d’avoir tremblé devant ce « trimardeur », demandait sa mort sans phrases. Dans un salon du quartier Monceau, une adorable jeune femme, rose et blonde comme les anges, s’était écriée le soir même de l’arrestation :

— On devrait le déchirer en petits morceaux,… comme cela… avec les ongles !

Ce disant, elle crispait ses jolies menottes, jolies tout de même malgré ce geste atroce.

Et ces colombes-là vous disent des paroles
À faire tressaillir d’horreur les os des morts !

Dès le lendemain, le dynamiteur recevait à la Conciergerie une superbe boîte de raisins que l’expéditeur avait assurément fait venir à grands frais de Hoellart ou d’Algérie.

La boîte, enveloppée de grand papier blanc, était recouverte d’une étiquette avec cette adresse : M. de Ravachol, à la Conciergerie, Paris. Un commissionnaire l’avait apportée. Interrogé, il raconta l’avoir reçue d’un monsieur installé à la brasserie Dreher, au coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet. La boîte fut délivrée au prisonnier après un examen minutieux. Mais à deux jours de là, M. Atthalin, juge d’instruction, ayant ordonné de faire rechercher le commissionnaire, il fut impossible de le retrouver. On en conclut que le costume et la plaque étaient un déguisement, mais nul ne s’expliqua le but d’une démarche aussi mystérieuse, aussi inattendue et à la fois aussi simple. On conclut à l’envoi gracieux d’un bienfaiteur anonyme, connu ou ignoré de Ravachol.

À quelques jours de là, les amateurs d’autographes entrèrent en scène. Il en est deux notamment dont on commence à connaître l’écriture au guichet du quai de l’Horloge. Le premier en date est un rentier, domicilié dans un château aux environs de Boulogne-sur-Mer. Celui-ci a rêvé une collection complète de pattes-de-mouche contemporaines et ne néglige rien pour s’en procurer des échantillons. Il lui faut indifféremment une pensée de la Môme-Fromage et un distique de M. Renan. Le second est un distillateur de Dijon. Et chacun d’eux emploie un procédé particulier pour décider les célébrités. L’homme de Boulogne compte les séduire par la courtoisie de son style épistolaire. L’homme de la Côte-d’Or offre carrément quelques litres de spiritueux en échange de quelques lignes de calligraphie. Ravachol lut les lettres de ces maniaques et n’y répondit point.

Puis ce fut un portrait de femme avec dédicace. On a raconté que ce portrait était celui d’une actrice en renom subitement éprise du dynamiteur, et des noms ont été cités. Nous avons eu ce portrait sous les yeux. C’est bien celui d’une femme de théâtre, mais cette actrice était morte environ vingt-quatre ans avant l’explosion de la rue de Clichy. Un mystificateur imbécile s’était avisé d’adresser à Ravachol une vieille photographie de Blanche d’Antigny sans doute achetée sur les quais.

Ensuite ce furent les fleurs et les lettres chargées. Qui donc songea, dans la matinée du 1er mai, à cueillir pour le prisonnier une superbe botte de lilas ? On a supposé à la Conciergerie que ces fleurs avaient été volées et l’on n’a peut-être pas eu tort. En effet, les branches n’en avaient pas été coupées au sécateur, ainsi que n’aurait point manqué de le faire le premier jardinier venu ; elles avaient été arrachées et traînaient encore de longs copeaux d’écorce humide. L’enfant qui apporta ce bouquet dit au guichetier : « C’est de la part de son frère. » Déclaration mensongère. Lorsque Kœnigstein vint à Paris, amené par un journaliste, il avoua n’avoir rien envoyé au prisonnier.

Ces envois empruntaient-ils un sens mystérieux à certaines circonstances connues seulement de Ravachol et de ses bienfaiteurs anonymes ? On le crut et cela est d’ailleurs assez probable. Un objet insignifiant en apparence peut offrir à la mémoire, à l’esprit d’un détenu intelligent, une signification tangible pour lui seul, sans que cet objet éveille le moindre soupçon dans l’entourage du prisonnier. Avec un être méfiant et merveilleusement maître de lui comme Ravachol, toute précaution était bonne à prendre. Mais l’instruction y perdit son temps et sa peine. Jamais la justice ne découvrit aucun des bienfaiteurs anonymes du dynamiteur.

On connut les expéditeurs des offrandes avouées ; mais on les connaissait auparavant déjà. C’étaient pour la plupart des anarchistes avérés, des ouvriers de Paris ou de Saint-Étienne qui expédiaient à Ravachol de petits mandats de deux, cinq ou sept francs. Bien peu de ces anarchistes s’étaient rencontrés avec le dynamiteur. Ils donnaient leur sou de poche par sympathie pure, et ne s’en cachaient point. Grâce à ces petites sommes, Ravachol ne manqua de rien pendant tout le temps de son séjour à Paris. Il eut des fruits, des légumes, des fleurs et beaucoup plus d’argent qu’il ne lui en fallait, car il était très sobre — comme la plupart des fanatiques trop occupés de leur chimère pour songer à jouir de la vie. Enfin il serait bien possible que, parmi les offrandes avouées, Ravachol eût reçu quelques francs sortis de la bourse de Mme la duchesse d’Uzès. Je me hâte d’ajouter qu’en tous cas l’envoi ne fut pas direct, et je m’explique immédiatement. Le 22 avril, la police opéra dans Paris une large rafle d’anarchistes. Le gouvernement, ce faisant, prenait une précaution inutile en vue du 1er mai, — inutile parce que la journée du 1er mai est celle du parti ouvrier et non celle des anarchistes, lesquels considèrent que réduire les revendications prolétariennes à une diminution dans les heures de travail, c’est rapetisser le problème de la question sociale. Cependant quarante arrestations furent ordonnées. Trente-six aboutirent.

Un des premiers anarchistes appréhendés fut Émile Pouget, l’administrateur et le rédacteur du Père Peinard. Il fut aussitôt remplacé dans ses fonctions de publiciste par le compagnon Henry Dupont, son collaborateur à l’occasion, et qui, dix jours auparavant, avait vu se rouvrir devant lui les portes de Mazas. Dupont se mit aussitôt à la besogne, mais il ne tarda pas à s’apercevoir que cette besogne ne serait pas commode. Les difficultés s’annonçaient nombreuses, surtout les difficultés d’argent ; — la police ayant mis l’embargo sur les lettres chargées et les mandats-postes adressés au Père Peinard pour tout le temps que Pouget, administrateur, passerait en prison.

Il se débrouillait au petit bonheur quand il lia connaissance avec M. Maguez, un agitateur difficile à classer, peut-être anarchiste, peut-être socialiste, peut-être réactionnaire, ayant en 1886 fondé au quartier latin la République nouvelle en compagnie d’une vingtaine d’adhérents, et à coup sur fort enthousiaste de Mme la duchesse d’Uzès que sa prose a maintes fois célébrée. Ils causèrent. Henry Dupont racontant ses ennuis, la crise traversée par le journal d’Émile Pouget. Maguez s’intéressa vaguement à ses préoccupations ; mais deux ou trois jours plus tard, Dupont trouvait dans son courrier un billet l’invitant à se présenter chez la duchesse. — Champs-Élysées. — Deux heures. — Rapporter la présente lettre.

À quelle impulsion obéissait l’ancienne trésorière du boulangisme ? Il serait assez malaisé de s’en rendre compte. Comme toutes les femmes qui ont touché à la politique, cette grande dame est atteinte d’une maladie incurable : la politique. Bien que sa première expérience ne lui ait guère réussi et que le général Boulanger ait payé ses généreux et spontanés services de la plus basse ingratitude, elle n’a certes point cessé de s’en occuper ni de s’y plaire. Sans doute elle aura voulu connaître, voir de près ce type nouveau, cet être mystérieux, ce Croque-Mitaine dont tout le monde s’entretenait à cette heure. Curiosité de femme. Ou docilité de mondaine aux goûts du jour. C’était le moment où Mme la vicomtesse de Trédern, offrant un bal blanc, terminait ses invitations par cette mention alléchante : « Il y aura un anarchiste. »

Rendons cette justice à Mme d’Uzès qu’elle a fait, qu’elle fait constamment beaucoup de bien autour d’elle, sans hésiter, sans compter, avec un zèle qu’aucune déception ne décourage. Cette fois encore elle se montra tendre et bonne.

Le hasard la servait chichement. Au lieu de la confronter avec un théoricien de grande allure, un Reclus ou un Kropotkine, voire un Merlino ou un Malatesta, il lui envoya le simple Henry Dupont, un des plus humbles parmi les folliculaires de l’ anarchie. Au surplus nous accordons volontiers qu’elle ne fut pas trop déçue, Henry Dupont professant carrément la théorie de la propagande par le fait et de la dynamite, beaucoup plus semblable à un Francis qu’à un Élisée Reclus. La duchesse voulait voir un anarchiste ; le destin lui en envoyait un vrai. Par aventure, Dupont a de la tenue. Il oublia son vocabulaire sur le trottoir. Logiquement, en sincère Père Peinard, il aurait dû aborder la grande dame avec un discours dans ce genre-ci :

— Gonzesse de la haute, j’ai reluqué ta babillarde et je m’amène dans ta piole pour voir un peu de quoi il retourne… Dégoise-moi ça… Surtout, du bagout et pas de rouspétance. J’ouvre l’œil, nom de Dieu !

Non. Il fut très gentil. Par contre la duchesse se montra vraiment aimable, et les deux causeurs n’étaient pas réunis depuis cinq minutes que déjà ils avaient trouvé un terrain de parfait accord.

Ils vitupéraient le gouvernement.

Mme d’Uzès condamnait impitoyablement la République, le ministère, quelle rendait responsables, des derniers événements.

— C’est horrible, ces explosions !

— Mais non, mais non, ripostait Dupont avec des gestes qui rassurent.

La duchesse ne se rassurait pas. Si, si ! C’était horrible ! Mais à qui la faute ? Sinon à ce gouvernement de misérables qui ne faisait rien pour le peuple ! Elle eut le tact de ne point parler de Boulanger ni de ce qu’il eut fait, lui, pour le peuple si l’aventure de 1889 avait bien tourné. Elle devait savoir que l’anarchie, tout au moins ouvertement, s’était refusée au général.

— Assurément, cette malheureuse situation ne peut se prolonger indéfiniment. Les ouvriers se lasseront à la fin. « Il y a quelque chose à faire. » L’heure approche. Seuls, les gens intelligents le comprennent… Ainsi, tenez, moi, qui suis commerçante…

Mme d’Uzès partit de là pour affirmer qu’elle avait résolu la question sociale dans les coins du département de la Haute-Marne où se récolte son vin de la veuve Cliquot.

— La Révolution dans le pays de Reims, c’est moi qui l’ai faite en admettant tous mes ouvriers à participer à mes bénéfices… Aussi ne songent-ils à aucune révolte, encore moins à dynamiter qui que ce soit ou quoi que ce soit. Ah ! si tout le monde agissait comme moi !!!

Dupont détourna la conversation vers le passé. On causa de la Vendée, dont la duchesse vanta l’antique et indestructible fidélité au Roy.

— Oh ! fit Dupont, le roy, m’est avis qu’ils ne s’y intéressaient guère. Ils se sont battus surtout contre les gabelles, contre le fisc, pour l’impôt du sel… Les Vendéens, mais c’étaient des anarchistes comme nous !…

Comptez donc des aïeux tombés à Quiberon ou fusillés dans les prairies d’Auray, au nom du droit divin, pour les entendre un beau soir comparer à Simon dit Biscuit !

Il y avait là pour la duchesse de quoi lui couper le souffle. Son sang ne fit qu’un tour. Mais elle reprit aussitôt assez d’empire sur elle-même pour se lever et indiquer ainsi à son visiteur que l’entrevue prenait fin. Comme Dupont se levait à son tour et la saluait, elle lui remit une enveloppe close en disant :

— Veuillez accepter ceci pour vos compagnons malheureux et pour les familles des compagnons prisonniers.

Dans l’avenue, Dupont fendit l’enveloppe d’un coup de pouce ; elle contenait un billet de 50 francs. Cet argent a reçu la destination indiquée par la donatrice. 25 francs furent distribués à des « copains » qui « refilaient la comète ». Le reste fut envoyé dans les prisons et aux parents des prisonniers.

Ravachol, alors prisonnier, en reçut-il sa part ?

Quelques jours plus tard, nouvel envoi de la duchesse. 100 francs, cette fois.

Henry Dupont prit alors sa plus belle feuille de papier et écrivit à Mme d’Uzès :

Je vous accuse réception de votre aimable envoi. Il est bien entendu, Madame, que cet envoi n’aliène en rien ni ma liberté ni celle de mes camarades.

Ce témoignage de reconnaissance mit fin à toute correspondance entre la duchesse et les anarchistes.

Cependant la comparaison énoncée par Dupont à propos de la Vendée préoccupa Mme d’Uzès. Peu de temps après elle chargea un publiciste de ses amis d’un travail d’études sur la situation politique dans nos départements de l’Ouest et sur les forces anarchistes qui pouvaient s’y être développées ou organisées.

Nous ignorons ce que cette enquête a révélé. À coup sûr, Dupont cédait simplement à la manie qui pousse tous les anarchistes à se découvrir des ancêtres à toutes les heures de l’histoire. Il parlait un peu comme Théodore de Banville qui, attribuant judicieusement aux poètes l’éclat du grand siècle, disait des choses comme celles-ci :

— Quand Molière fit à Louis XIV l’honneur de l’admettre à sa table…

Mme la duchesse d’Uzès n’est d’ailleurs point la seule personne qui ait contribué aux ressources de l’anarchie sans pour cela revendiquer une place entre Gustave Mathieu et Mariette Soubère. On peut affirmer en toute assurance que presque tous les patrons de l’industrie du meuble, dans le faubourg Saint-Antoine, ont donné pour l’anarchie.

Voici comme :

Il y a un peu plus d’un an, un groupe anarchiste de ce quartier résolut de se créer un organe, — ce qui fut réalisé en quelques jours à l’aide de minces cotisations. Cela s’intitulait : le Pot-à-Colle. Dès le premier numéro un succès inespéré consacra l’entreprise. Les numéros à peine offerts sur la voie publique, disparaissaient comme par enchantement. Ils disparaissaient tellement vite que les compagnons, les vrais anarchistes auxquels il était destiné, ne parvenaient pas à s’en procurer un numéro.

On surveilla les vendeurs dans la rue, et l’on acquit la preuve que l’édition presque toute entière était enlevée par les patrons. Et le phénomène aussitôt s’expliqua.

Chaque numéro contenait un éreintement impitoyable d’un établissement, d’un atelier de menuiserie, d’un « bagne du prolétariat ». Cet article, rédigé dans la forme particulière au Père Peinard et au Père Duchène, avait le principe de plaire infiniment à tous les patrons qu’il ne visait point. Toutes les semaines, un « exploiteur » exultait de colère, de rage impuissante, en lisant le petit canard si galamment troussé par les ouvriers du meuble ; mais les autres « exploiteurs » s’esclaffaient, achetaient les exemplaires par douzaines pour les répandre autour d’eux parmi les amis et connaissances, voire pour les expédier aux fournisseurs de leur concurrent persécuté. Le dimanche suivant c’était à la victime de l’autre semaine de rire à son tour, et de bien bon cœur, en savourant les menaces et les outrages adressés à son voisin. Chacun son tour.

L’opération se prolongea jusqu’à extinction de patrons. Longtemps les ébénistes anarchistes s’étaient divertis de ces braves bourgeois qui remplissaient leur caisse, prenaient la peine de répandre leur journal, s’occupaient activement d’une propagande dont les résultats les plus clairs devaient être de les faire sauter les uns après les autres comme des capucins de cartes. Mais un jour vint où la liste des patrons se trouva complètement épuisée. L’anarchie n’en avait plus un, plus un seul à se mettre sous la dent.

De ce jour, le Pot-à-Colle se vida. L’intérêt languit. Les patrons cessèrent d’acheter, et le journal des ouvriers du meuble se transforma, — ainsi qu’il sera raconté dans le chapitre suivant consacré à la presse.

C’est égal, on avait prêché pendant quatre ou cinq mois au frais du capital !

Quand les patrons ne « casquent » point, ce sont les propriétaires qui se laissent « estamper ».

Vers le milieu de mars, à quelques jours de l’attentat dirigé contre M. le président Benoit, un anarchiste fut arrêté à son domicile, dans une maison située au haut de la rue Duperré. Le terme d’avril n’était plus éloigné que de quatre semaines, et l’anarchiste, fidèle aux statuts de la Ligue des anti-propriétaires, avait négligé de retirer la quittance de son terme de janvier. Son arrestation n’était pas seulement motivée par un soupçon du parquet sur sa responsabilité dans les exploits de Ravachol ; il y allait aussi pour lui d’une inculpation de complicité de vol. Le propriétaire, interrogé, se confondit en renseignement délicieux. Parbleu ! C’était l’instant de la grande panique, l’instant où M. X…, voisin de M. Atthalin, rue Vézelay, déguerpissait avec son mobilier et se réfugiait en province pour ne pas sauter avec le juge d’instruction, l’instant unique ou l’on put lire sur la façade de quelques immeubles, — voire sur la porte d’un hôtel garni, louche et borgne, sis au fond du quartier des Épinettes — cet écriteau inoubliable : « Il n’y a pas de magistrats dans la maison. » L’anarchiste devenait un locataire précieux, une sorte de garantie vivante, un rempart. Donc le « proprio » de la rue Duperré répondit de son homme, — le plus doux des hommes, monsieur le commissaire, doux comme un agneau !

Après trente jours d’une détention sans nuages, l’anarchiste était rendu à la liberté ; et il lui sembla que pendant son internement, la crise sociale s’était considérablement apaisée. Sérieusement, la situation s’améliorait. Il y avait comme une détente. Le capital paraissait s’amender, dépouiller ses funestes habitudes, renoncer à ses erreurs :

On ne lui présentait pas sa quittance d’avril et il n’était pas plus question de la quittance de janvier que si elle eût été payée à présentation.

D’abord cette situation le charma d’autant plus que le concierge, jadis rogue et mal embouché, était devenu, comme par un coup de féerie, jovial, littéraire et caressant. Un concierge pur style Louis XV ; genre vieux Sèvres. Mais on ne résiste pas plus à trop de félicité qu’à trop de misère. À mesure que l’anarchiste savourait sa joie, une inquiétude germait en lui. Il songeait :

— Ce qui se passe n’est pas naturel… Je suis trop heureux. Cela ne durera pas…

On éprouve parfois de ces doutes devant l’excès des bonheurs terrestres. C’est le pli de la feuille de rose sur la couche du sybarite. Tant et si bien que notre homme finit par concevoir un je ne sais quoi qui ressemblait au scrupule.

Il fut visiter son propriétaire et lui demanda une explication.

— Voyons, blague dans le coin, qu’est-ce qu’il y a là dessous ?

Charmant, le propriétaire !

— Ah, mon très-cher, ne parlons donc plus de cette bagatelle !… Fumez-vous ?

Après l’incinération d’un odorant brévas, l’anarchiste se retira léger, hilare, transporté, extatique.

Et marchant tout vivant dans nos rêve étoile !

Pourtant, il n’avait pas complète confiance et il ne récupéra point toute sa quiétude. Une voix intérieure lui prophétisait que cela finirait mal.

En effet, le 14 juillet dernier, jour de la Fête Nationale, comme l’anarchiste prenait le frais devant sa fenêtre ouverte et gardait la chambre pour ne pas se mêler aux saturnales officielles des « gavés », son attention fut sollicitée par le bruit d’une conversation qui résonnait dans la cour. Il se pencha, prêta l’oreille, reconnut la silhouette et la voix de son propriétaire. Mais quelle transformation ! Quantum mutatus ! Le cher ami du mois d’avril était redevenu parfaitement tranquille, absolument rassuré quant aux menaces des anarchistes, et c’est de la voix la plus cassante, sur le ton le plus comminatoire qu’il disait au concierge :

— Si le repris de justice du troisième n’a pas payé ses trois termes demain à midi, vous le ferez jeter dehors par mon huissier… Je n’ai pas envie de me déranger une fois de plus pour ce sale muffle !

La nuit même, sous le ciel d’encre troué d’étoiles, sillonné par les chandelles romaines du gouvernement, notre anarchiste procédait à un déménagement clandestin et courait reprendre son rang dans la Ligue des anti-propriétaires.

Quand ce n’étaient pas les propriétaires, c’étaient les restaurateurs.

Un fait inouï s’est produit aux environs de la Madeleine, dans un restaurant que nous pourrions nommer.

Par une douce matinée d’avril, un consommateur, assez correctement vêtu, s’attablait au restaurant X…,et commandait un déjeuner bizarre. D’instinct, il eût préféré un bœuf à l’huile, une salade de cervelas et un morceau de fromage de brie. Le garçon lui assura que ce genre de menu n’était guère usité dans l’établissement. Il porta alors son choix sur des plats mystérieux affublés de noms étrangers : des Rastigaï à la smetana, des coulis de Tartavelles aux œufs de vanneau du Caucase. Il but une bouteille de Xérès et une demi-bouteille de Tokay. Puis, le quart d’heure de Rabelais sonnant, il dit au patron :

— J’ai fait un excellent déjeuner et je n’ai pas un sou pour le payer… Faites-moi arrêter si vous voulez, mais je vous préviens que je suis anarchiste et que vous vous exposez à la vengeance de mes compagnons… Choisissez !

Le patron n’eut pas une seconde d’hésitation : il pria l’anarchiste de lui permettre de trinquer avec lui. On demanda du champagne, et quand l’anarchiste se retira il put donner aux promeneurs de la rue Royale le spectacle d’un de ces immondes bourgeois, repus et enivrés de sueurs populaires, vautrés dans l’orgie, ne craignant pas d’exhiber leur soulographie aux regards du sobre travailleur, comme des ilotes !

Le lendemain un reporter indiscret raconta l’incident, de sorte que la police se précipita chez le restaurateur pour l’inviter à porter plainte et à lui donner le signalement de cet intrépide vide-bouteilles. Il protesta avec la dernière énergie :

— Déposer une plainte ? Donner un signalement ?… Ah ! non, par exemple ! Je n’ai pas envie d’être dynamité demain matin avec ma femme et mes enfants !

Il fut impossible de lui arracher la moindre indication. Dans son effarement, il ne craignait point de prendre la défense de son client : un charmant garçon, très poli, très bien élevé, et pas fier !

Certes on est tenté de sourire aujourd’hui, de hausser les épaules au souvenir de ces poltronneries. Mais ce fut ainsi. Oui, Paris, malgré son indignation, a contenu un certain nombre d’anarchistes honteux, résignés à pactiser avec l’attentat, à faire bon visage aux dynamiteurs. Nous avons eu les anarchistes anonymes, les anarchistes par intimidation, les anarchistes par peur et par lâcheté !

Oui, Paris, grand, noble et cher Paris ! tu as connu cette panique sans nom, cet affolement sans excuse, ce vertige sans catastrophe et sans abîme ! Toi, l’héroïque Paris du grand siège, qui souriais sous les bombes et fredonnais ta Marseillaise enflammée devant l’Allemand vainqueur, tu as tremblé comme un enfant perdu devant Léon Kœnigstein, dit Ravachol, dont tu fus délivré par un garçon marchand de vins !

Tu as tremblé. Pourquoi ? Parce que dans la cité géante où chaque jour tu salues des cortèges funèbres, deux hommes, un soir de printemps, furent tués d’un coup de poudre ; et parce qu’un fanatique causa deux cent cinquante mille francs de dégâts dans deux immeubles ! Et tu bois de l’eau de Seine sans pâlir, comme si cette eau ne contenait pas trente-sept millions de microbes typhiques par centimètre cube ! Et si tes médecins t’annoncent le choléra, tu vas au-devant du fléau en chantant des refrains du Chat noir.

Eh bien, lecteur, mon ami, mon frère, veux-tu savoir devant quelles espèces tu as frissonné ? Continue de feuilleter ce livre, et apprends à connaître cet anarchiste dont tu te ferais un ami par un peu de justice, que tu briserais comme un mannequin s’il entreprenait encore de menacer ton toit et ta peau.