Les Cousins riches/1/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 9-19).

II

À sept heures, une calèche, qui roulait sans bruit sur les allées boueuses de l’ancien parc, vint s’arrêter devant le perron des bureaux. C’était pour M. Martin d’Oyse le signal de cesser le travail. Il l’acceptait sans peine. Cinq minutes plus tard on le vit sortir, ajustant ses manchettes d’un geste vif. Il descendit rapidement les marches, remercia le cocher qui lui tenait la portière ; et la voiture, emportée par des bêtes bien nourries, s’engagea dans le chemin charmant, garni de saules, qui longeait l’Aubette.

La vallée de l’Aubette était peuplée de filatures. Les cheminées y poussaient comme autant de troncs puissants et sans branches qui eussent dépassé les autres arbres. Même, quand la voiture eut commencé de gravir la route montante qui escaladait le coteau, on aurait pu apercevoir à deux ou trois kilomètres plus loin, sur la rivière, les établissements du tissage Taverny. M. Martin d’Oyse alluma un cigare et s’enferma dans sa rêverie, mais il n’eut pas un regard pour l’usine de l’adversaire. Voici trente-deux ans que chaque soir il faisait ce trajet avec le même contentement, en songeant qu’il allait retrouver là-haut sa belle Élisabeth. En dépit de soucis accablants, la vie de cet homme était pleine de douceur. Il était éternellement amoureux de madame Martin d’Oyse. Ce roman conjugal, qui avait débuté par un coup de théâtre, n’aurait de fin que dans la mort. Et quand, ce soir, la façade rouge du château des Verdelettes apparut avec les poivrières de ses deux tourelles de flanc, parmi les sapins du parc, l’idée du sourire qui l’attendait dans le petit salon combla d’aise le gentilhomme.

Cependant il fut distrait par le geste du cocher qui agitait le manche de son fouet dans l’espace, désignant le ciel et enjoignant à monsieur de regarder.

Il y avait en effet dans le couchant dore du crépuscule d’avril, au-dessus de la ligne du chemin de fer, là-bas, le vol rectiligne d’un oiseau noir qui semblait arrivera toute vitesse ; en même temps on commença d’entendre, lambeaux de bruit déchirés et balancés par le vent, les rafales d’un moteur. Le cocher, agité sur son siège, ne se possédait plus. Il murmurait :

— Deux sous que c’est monsieur Philippe qui vient nous surprendre !

L’avion grossissait. On distingua la double membrane du biplan. Puis le fuselage s’inclina : il descendait.

« Ce diable de Chouchou ! » pensa M. Martin d’Oyse.

Philippe, son second fils, qu’on avait surnommé Chouchou parce que, assez délicat jusqu’à dix ou douze ans, on l’avait excessivement gâté, volait depuis deux ans pour le compte d’un grand constructeur. L’aviation avait été pour lui une passion irrésistible, et comme il était bon poète, après chaque vol il écrivait un petit rondel. Toute sa vie était là. Il volait pour le plaisir, pour la recherche d’émotions neuves, il volait comme un oiseau, comme s’il eût eu des ailes naturelles.

Où allait-il atterrir ? Dans la prairie derrière le château, ou dans les champs du père Josseaume, le fermier ? Il tombait lentement en vol plané. L’appareil grossissait de seconde en seconde. Bientôt on discerna les épaules de Chouchou, et la petite pointe que formait au-dessus de son front le passe-montagne. Le cocher fouettait à tour de bras les chevaux qui prirent le galop. Pour aller plus vite, on arrêta la calèche devant la grille et M. Martin d’Oyse, suivi de son cocher, entra par la petite porte. Tous les domestiques, jardinier, cuisinière, valet de chambre, se précipitaient vers la prairie derrière le château.

Madame Martin d’Oyse était là, debout sur le seuil du grand vestibule, vêtue d’un peignoir de laine blanche ; une mantille blanche sur la tête ombrageait ses longs yeux de Persane, et d’un air émerveillé, elle regardait son fils descendre des cieux. L’avion, presque horizontal maintenant, frôlait la cime des hêtres au-dessus du petit bois.

On entendit venir le galop de deux chevaux qui débouchaient maintenant, ruisselants de sueur, du côté de la ferme voisine, montés par Élie Martin d’Oyse et sa jeune femme. Celle-ci criait :

« C’est Chouchou ! C’est Chouchou ! Nous l’avons deviné dès la route de Rodan. Alors nous sommes revenus bride abattue, pour jouir de l’atterrissage. »

C’était une jolie fille plantureuse que l’amazone rendait admirable. Ses cheveux d’or débordaient sous le petit chapeau. Son mari, Élie, bondit à terre pour l’aider à descendre. Toute sa poudre soufflée par le vent, elle était rouge comme une pomme, et semblait grise de grand air. Elle battait des mains :

« Regardez-le, regardez-le. Oh ! mais, il est savant, ce Chouchou ! On dirait une grosse hirondelle qui va raser le sol. »

À présent, l’avion arrivait de face. Il n’était pas à cent mètres. Ses grandes ailes rigides avaient l’air de ces tentes de toile sous lesquelles, dans les foires, les bonnes femmes vendent des gâteaux. Il y eut un silence dans la famille rassemblée. La queue de l’oiseau géant se releva, et l’appareil s’abattit. Les deux chevaux qu’Élie tenait en main se cabrèrent d’effroi. Sur trente mètres, l’appareil laboura la prairie fleurie de renoncules jaunes, puis l’hélice palpita par saccades, comme agonisante, et Philippe Martin d’Oyse sauta de la carlingue.

Nerveux et mince, il faisait un petit bonhomme de laine grise avec son gros chandail qui recouvrait ses cuisses jusqu’au genou. Son passe-montagne laissait apercevoir un profil aigu de chevalier fer-vêtu. On n’atterrit jamais sans émotion, et il était un peu pâle. Il s’en vint gravement embrasser sa mère qui le pressa dans ses bras.

— Oh ! Élie ! Élie ! disait la jeune bru, voyez ce tableau ; cela n’a pas d’âge, pas d’époque. C’est simple, c’est légendaire, c’est moderne. Tout est épatant dans votre famille, mon cher.

Élie, sans lâcher les chevaux, serra la main de son frère.

— Bonsoir, Chouchou. Tu es très calé, tu sais.

Chouchou ne répondit rien et entra dans le vestibule. Sa mère le suivit, enlaçant de son bras blanc le chandail poussiéreux de l’aviateur.

— Tu veux un bain, mon chéri ?

— Non, dit Chouchou froidement, un tub me suffira. Mais je veux autre chose.

À ce moment, M. Martin d’Oyse arrivait, portant un grand châle blanc dont il enveloppa sa chère Élisabeth, car la nuit venait et tout le monde frissonnait plus ou moins dans le froid humide du soir.

— Ce que je voudrais, poursuivit Chouchou, c’est coucher cette nuit dans la chambre de Henri IV.

Un murmure étouffé courut de bouche en bouche. M. Martin d’Oyse, atterré, proféra :

« La chambre de Henri IV ! »

On était certes habitué aux fantaisies de Philippe, toujours curieux de sensations nouvelles et demandant sans cesse à l’existence de lui révéler des émotions inconnues qu’il changeait aussitôt, d’un coup de plume, en vers charmants. Néanmoins, ce soir, il parut à tous que l’enfant gâté outrepassait un peu ses droits.

— Mon chéri, dit tendrement madame Martin d’Oyse, dont le ton suppliant contrastait avec la naturelle autorité, le jour où tu te marieras tu coucheras dans cette chambre, comme tous.

En redescendant de la bataille d’Arques, Henri IV s’était arrêté dans ce château qu’il devait hanter pour jamais de son grand fantôme historique. Les Martin d’Oyse d’alors lui étaient fidèles et, par loyalisme, lui avaient offert, pour la nuit qu’il passa là, une chambre neuve destinée au fils aîné dont on n’attendait que le retour pour célébrer les noces. Le Béarnais était un héros enchanteur, mêlant à sa haute race un grain de ce don d’ensorceler que possèdent les grands aventuriers. On raffolait de lui, et il se faisait un jeu de mettre, d’un tour de main, les cœurs et les consciences dans son escarcelle. Du jour où il eut couché dans la chambre de damas bleu, il ne cessa plus de peupler le château de son souvenir, de ses attitudes, des mots qu’il avait eus. Ainsi, parce qu’il s’était écrié dans les jardins : « Que l’on se sent verdelet icy ! Que la nature est verdelette ! » le château d’Oyse avait changé son nom pour recevoir du prince un nouveau baptême. On l’appela les Verdelettes. Quant à la chambre, on décida qu’elle serait gardée intacte en souvenir du royal chevalier. On en ferait seulement l’honneur aux nouveaux époux de la famille pour leur nuit de noces.

— Et vous savez, Chouchou, dit avec une moue la jeune bru, Cécile, qui tenait toujours sa traîne d’amazone contre son buste de déesse, on n’y est pas si épatamment que cela dans la chambre de Henri IV. Les matelas ont beau ne pas servir souvent, ils ont vieilli.

Le mari se mit à rire :

— Allons, Cécile !

— On me refuse donc cette grâce ? dit Philippe avec mauvaise humeur.

— Mon enfant, dit M. Martin d’Oyse, tu connais comme moi la tradition de la famille touchant cette chambre. Les traditions sont des lois discrètes et craintives, qui n’obligent sous nulle peine réelle ou apparente, qui ne s’imposent qu’avec timidité. Mais on est récompensé de leur obéir, car elles accroissent la vie des individus en la faisant participer de celle de toute leur lignée. Ce sont les traditions qui font revivre le passé dans l’avenir, et les morts meurent plus qu’ailleurs dans une famille sans traditions.

Chouchou arracha par la pointe son passemontagne qui lui gratta les joues, et sa tête fine et chevelue de poète apparut. Il avait des yeux bleus profonds, à l’affût sous la voûte de l’arcade sourcilière, comme des aigles derrière un rocher.

— Je sais tout cela comme vous, papa, et il y a longtemps que je l’ai écrit. Mais ce soir j’ai besoin de désobéir. J’ai fait deux cents kilomètres, j’ai dû monter à mille huit cents mètres dans l’air, je suis descendu dans la prairie, chose peu facile, croyez-moi, pour dormir cette nuit sous le baldaquin aux colonnes cannelées. J’ai quelque chose à écrire là-dessus. Ce quelque chose, je le possède, je le sens, j’en suis imprégné, mais ça ne sortira que quand je me serai allongé toute une nuit dans le creux légendaire qu’il a laissé pour nous au fond de ce lit mystérieux. Quoi ? Je ne suis pas un goujat, je ne suis pas un rustre. Je ne m’y coucherai pas tout éperonné ; d’ailleurs, je n’ai pas d’éperons. Et, Dieu me pardonne, si vous me permettez de m’y endormir ce soir, j’y mettrai, j’imagine, plus de dévotion que les locataires ordinaires.

— Oh ! ce Chouchou ! fit Cécile avec un bel éclat de rire.

— Au fait, il a raison, reprit le grand frère. Chouchou n’est pas un candidat vulgaire, ce n’est pas un profane. Je ne vois pas de crime à l’introduire dans cet appartement où il ne pénétrera qu’avec religion. Puisqu’il ne veut pas attendre sa nuit de noces…

— Je ne me marierai jamais, déclara l’aviateur, et comme il y a en tout cas cinq chances pour dix que je me casse la tête avant cette cérémonie, je veux avoir connu ce lit.

M. Martin d’Oyse soupira :

— Qu’il y aille donc, et puisse la faute que nous commettons ce soir envers les secrètes législatrices de la famille ne pas marquer pour nous une ère dont elles se retireraient, froissées.