Les Cousins riches/1/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-8).

LES COUSINS RICHES


PREMIÈRE PARTIE

I

Marthe Natier, la dactylographe de la filature, appelée au téléphone, saisit le récepteur et dit de sa voix de cristal :

— Allô, allô ? C’est maître Bonel qui parle ? Non, monsieur, M. Martin d’Oyse n’est pas ici ; le directeur non plus, je suis seule… — Alors, l’audience d’aujourd’hui a été mauvaise pour nous… — Mais le tribunal de commerce doit bien… — Vraiment ? — C’est bien, monsieur ; je rapporterai votre conversation à M. Martin d’Oyse. — Il n’y a pas de quoi, monsieur.

La main de Marthe Natier tremblait si fort qu’elle ne pouvait raccrocher le récepteur. Elle revint pourtant s’asseoir devant le petit piano de sa machine et voulut poursuivre la lettre commencée, mais elle s’aperçut que de grosses larmes rondes tachaient son papier. Alors elle se leva en prononçant tout haut :

— Je vais voir s’il est à l’usine.

Les bureaux étaient installés dans la maison de l’ancien filateur ; c’est ce qui expliquait, devant les fenêtres, cette pelouse verte ornée d’un cèdre du Liban. Marthe Natier contourna la pelouse par une de ces allées boueuses des alentours d’usine où les godillots des ouvriers malaxent sans cesse le gâchis. Elle allait sur la pointe de sa bottine pour ne pas la salir. D’ailleurs son trajet fut bref. Les bâtiments de la filature commençaient là, en plein parc. Déjà le ronflement infernal du tourbillon intérieur commençait à vous bourdonner dans le crâne Marthe Natier ouvrit une porte et entra directement dans l’atelier des bancs à broches.

C’était une immense galerie, pareille à une église et garnie sur quatre rangs de longues théories de métiers qui filaient le coton dans une giration affolante. Le coton qui sortait en nappes des ouvreuses, des enfants le roulaient sur des chariots, à demi peigné déjà, et le déversaient dans les flancs noirs des cardes monstrueuses, la carde à chapeaux, comme ils disent. Cette carde était comme un animal mugissant qui le triturait, qui le digérait à l’aide de tous ses estomacs tournants, armés de peignes. Finalement, la digestion faite, la carde haletante le vomissait par la bouche en un flot blanc, un liquide neigeux aux molécules impalpables que des hélices tournaient et solidifiaient en une grosse mèche écrue. Alors, les métiers s’emparaient de cette mèche sans fin et la filaient sur leurs milliers de bobines. Tous les contes de fée des rouets d’autrefois s’évanouissaient devant la magie de ce coton vivant, se filant tout seul, s’enroulant de lui-même, si fin, si délié, sur de petits tubes de carton. Chaque métier était tendu de fils comme une lyre, et tout dansait vertigineusement sous le glissement formidable des courroies de transmission aériennes.

Devant chaque métier une bambrocheuse en caraco, en jupe courte, les cheveux poudrés d’un frimas de coton mousseux, allait et venait, l’œil vigilant, pour rattacher les fils qui se rompaient. Auprès d’elles, Marthe Natier, qui, pourtant, était du peuple, avait l’air d’une demoiselle avec sa petite robe noire, ses manchettes et son col blanc, et sa brune chevelure soyeuse bien sagement serrée dans un lourd chignon.

Elle envisagea d’un coup d’œil les quatre longues files de métiers qui ressemblaient ainsi, dans leur ensemble, à des pianos dépouillés sur le clavier desquels auraient joué des mains invisibles, et elle pensa :

« Ce bel atelier ! Quel malheur, s’il faut arrêter tout cela ! Ce serait un coup terrible pour monsieur. »

Au même instant, comme si elle l’avait évoqué, « monsieur » parut là-bas, à l’autre extrémité de la galerie. C’était M. Martin d’Oyse, père. Il s’avançait lentement, regardait de droite et de gauche la marche grandiose de ses métiers. Lui aussi pensait sans doute, comme Marthe Natier, au procès menaçant. Les bancs avides réclamaient du coton à filer. Pourrait-il leur en fournir dans trois mois, dans six mois ? Ce mouvement formidable, impérieux, l’angoissait, parce qu’il ne s’en voyait plus le maître.

Il était svelte comme un jeune homme, ne paraissait pas plus de cinquante ans, bien que son fils aîné qu’il s’était associé, M. Élie Martin d’Oyse, en eût trente. Il eût porté à ravir l’habit à la française qui aurait souligné ses reins cambrés et ses flancs minces, comme le tricorne aurait avantagé sa tête grise aristocratique.

Marthe Natier vint à lui, mais on ne pouvait échanger deux mots dans le roulement de tonnerre ininterrompu qui régnait ici. Le bruit vous remplissait les oreilles, puis semblait en outrepasser la contenance et vous couler dans l’être entier. Les lèvres de Marthe remuèrent et, d’un geste, elle pria son patron de la suivre.

Quand ils contournèrent la pelouse au cèdre, après avoir aspiré le silence du dehors quelques secondes, elle dit :

— C’est votre avocat, monsieur Bonel, qui vient de me téléphoner.

La figure de M. Martin d’Oyse ne changea pas d’une ligne. Il garda son sourire amène et courtois et demanda :

— Vous a-t-il appris des nouvelles, mon enfant ?

— Oui, monsieur, il m’a appris des nouvelles.

Ce fut dans le bureau, entre le coffre-fort et l’armoire aux cartons verts, que, debout devant la table du patron, Marthe expliqua :

— Les nouvelles ne sont pas très bonnes, malheureusement. L’avocat du tissage Taverny a plaidé cette après-midi. Il a fourni des pièces qui ont impressionné le président. Ce sont des lettres de l’exportateur de monsieur Taverny et même une assignation pour retard de trois semaines dans la livraison des cotons tissés, retard que, bien entendu, l’avocat impute au propre retard de notre livraison en cotons filés.

M. Martin d’Oyse prit la parole pour dire :

— Ne restez pas debout, mon enfant, prenez cette chaise.

Quand elle se fut assise en remerciant, Marthe continua :

— Maître Bonel prétend que cette assignation surtout a frappé le tribunal de commerce. Le président aurait dit après l’audience : « La bonne volonté de monsieur Martin d’Oyse ne peut être mise en doute. Les accidents de la machine à vapeur, qui ont motivé le retard dans la livraison du coton filé, sont indépendants de sa direction, mais je suis obligé de prendre acte du dommage causé à monsieur Taverny. » Voilà ce que m’a rapporté votre avocat, monsieur, et je le sentais très ennuyé.

M. Martin d’Oyse, qui ne connaissait pas la hauteur vis-à-vis de ses subalternes, en gardait pour l’adversité. Son port de tête ne fléchit pas. Il regardait l’espace de ses yeux gris clair. II devait y lire les menaces de l’avenir, mais nul efl-roi ne se marqua sur sa figure de gentilhomme. Après un silence, il dit :

— Marthe, vous êtes trop intelligente et trop dévouée pour que je vous cache que lu Situation sera grave si nous perdons ce procès. J’espérais que les exigences du tissage Taverny, réclamant deux cent mille francs de dommages et intérêts, seraient tout au moins jugées excessives par le tribunal. Je crains maintenant de m’être trompé. Nous venons de consentir un gros sacrifice pour les nouvelles cardes. Nous avons encore à faire face aux achats de coton pour la fin de l’année et je ne peux pas achètera terme, je ne le veux pas. Alors…

— Monsieur, dit Marthe modestement, il ne faut pas se laisser vaincre.

M. Martin d’Oyse sourit. À la vérité, ce gentilhomme était plus préoccupé d’opposer de la grandeur d’âme à son infortune que de lutter contre elle, ce qu’il jugeait impossible. Mais l’aveugle confiance de sa jeune employée le touchait.

— Vous pouvez aller achever vos lettres, mon enfant, lui dit-il avec ce brin de cérémonie qu’il avait toujours pour parler à une femme.