Les Cousins riches/1/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 28-35).

IV

Monsieur et madame Élie, comme les appelaient les domestiques, habitaient, à l’autre extrémité du corridor, vin appartement qui englobait la tourelle nord dont on avait formé un cabinet de travail. Élie, ce soir-là, demeura longtemps à y lire la Revue de l’Industrie cotonnière. C’était une pénitence qu’il s’imposait chaque soir, car, ainsi qu’il disait très simplement, il fallait se tenir au courant. Mais il s’attardait parfois trois quarts d’heure sur la page des cours des cotons d’Amérique, d’où son esprit voyageur s’évadait à chaque ligne. On le voyait rouler cigarettes sur cigarettes, l’oreille tendue aux glissements vifs de sa femme qui se déshabillait dans le cabinet de toilette voisin. Il se la représentait tressant pour la nuit sa chevelure lourde, assise devant de petits flacons mystérieux. À la fin, il repoussa la revue et se mit à décacheter un catalogue d’ouvreuses de coton, que le représentant de la maison Krieg lui avait envoyé le jour même. Il aperçut plusieurs planches représentant la coupe des machines, leur fonctionnement. Il lut : « Ces ouvreuses n’ont pas leur pareille pour travailler le coton d’Égypte. » Et là-dessus, le refermant, il le froissa de ses deux mains et le jeta au panier. À ce moment Cécile, les pieds nus dans des mules, ses deux longues tresses d’or battant les flots de linon de sa chemise de nuit, beaucoup plus jolie ainsi que le jour, entra dans le cabinet de travail. Le jeune mari, instinctivement, tendit les bras quand elle frôla son fauteuil, mais Cécile alla gravement s’asseoir près du feu, devant lequel s’allongea sa jambe nue qui faisait danser la pantoufle.

— Élie, dit-elle brusquement, elle est épatante votre famille.

— Mais vous me le répétez continuellement, ma chérie.

— Oui, quelquefois je m’écrie cela d’enthousiasme, car vraiment vous êtes chics tous. Mais ce soir, je veux dire : elle est effrayante votre famille.

— Un blâme, alors ? demanda Élie avec un sourire d’homme vexé.

— Mon petit Élie, reprit la jeune femme croisant ses mains à l’angle de son genou rose qui transparaissait sous le linge, écoutez-moi bien votre famille, je l’adore. Je n’oublie pas grand-papa Boniface, je sais bien que je suis la petite-fille d’un marchand de cochons, et c’est peut-être cela qui me met en situation d’admirer les Martin d’Oyse. Oui, je sens très bien la grandeur qu’il y a dans la race. C’est une sorte de collectivité privée où chaque membre devient le serviteur de l’ensemble, et cet ensemble en contracte une unité, un caractère si intéressant ! Et puis votre dédain des petites choses, des choses mesquines, des choses qui ne sont pas immortelles, cela vous fait planer au-dessus de la vie. Ainsi ce Chouchou, comme ça lui va bien de voler ! Son patron l’emploie à essayer des appareils, mais lui l’appareil, la marque, le modèle, son prix, sa vente, son succès, il s’en fiche pourvu qu’il file dans les nuages. Eh. bien, ça, c’est tout les Martin d’Oyse. Et votre père, Élie, votre père, qu’est-ce qui le passionne le plus, la filature dans laquelle se jouent les destinées de sa fortune, ou bien la Rose Rodanaise où les vieux messieurs de Rodan se réunissent tous les mercredis pour faire salamalec, salamalec, en se lisant mutuellement leurs recherches archéologiques ou leurs essais de poésie locale ? Vous savez bien, Élie, que c’est en réalité cette académie provinciale qui l’emporte dans sa pensée, parce qu’on y cultive l’élégance des manières, des propos, des idées, toutes choses qui lui sont essentielles et en dehors desquelles il végéterait. Et vous-même, mon chéri, qui vous piquez de sens pratique, vous ne bâilleriez pas sur un beau roman comme Sur ces revues industrielles qui vous endorment régulièrement chaque soir. Vous vous dites filateur, mais vous ne l’êtes pas, mon pauvre chéri, vous ne l’êtes pas. L’usine, c’est une chose secondaire pour vous, une corvée à laquelle vous vous prêtez parce que les temps sont durs et que les Martin d’Oyse ne peuvent plus vivre sans rien faire, mais vous n’avez pas l’industrie dans la peau, comme mes cousins par exemple, les fils Alibert. Les fils Alibert, ils ne sont vraiment eux-mêmes que dans leur minoterie. Ils font corps avec leurs sacs de farine, avec leurs décortiqueuses, leurs meules, leurs machines. C’est comme un musicien marié à son instrument. On a l’impression que c’est leur propre force qui met tout en branle. Ils existent pour faire de la farine : un point, c’est tout,

— Moi, dit Élie câlinement, j’existe pour vous aimer.

— Eh ! je sais bien ! et Cécile, tout en parlant, repoussait de la main Élie qui avait rapproché d’elle son fauteuil de bureau. La grande affaire pour vous, c’est l’amour. Je ne m’en plains pas, certes. J’aime être aimée comme cela. Mais j’ai des minutes de lucidité où je vois que vous perdez un peu le nord, mon pauvre Élie. C’est ce qui me fait dire que vous êtes vraiment effrayants dans votre famille. Ainsi, on vous apprend ce soir que vous allez perdre un procès qui va achever de vous endetter jusqu’à la ruine, et vous vous préoccupez tranquillement de l’énormité qu’il y a de laisser Chouchou dormir dans la chambre de Henri IV !

— Voulez-vous que nous pleurnichions devant ce coup du sort ? Que pouvions-nous faire ?

— Eh bien, on se remue, on s’agite. Tenez, un autre aurait pensé à se tourner vers grand-papa Boniface. Vous ne savez pas ce qu’il est riche, mon grand-père, vous n’en avez pas idée. Vous parliez tout à l’heure de huit cent mille francs pour remettre la filature d’aplomb. Eh bien, huit cent mille francs, pour grand-papa Boniface, je vous jure que ce n’est rien, Élie. Peut-être les a-t-il en argent liquide à même son coffre-fort…

— Cécile, dit le jeune homme qui devint sombre, j’ai déjà englouti une partie de votre dot dans l’achat des cardeuses qui auraient dû augmenter sensiblement notre production de fil, qui l’auraient fait sans le défaut de la machine à vapeur. Je ne veux pas retourner à un argent de la même origine pour le jeter encore à ce Moloch. Non, non, pas de compromission, pas de lâches essais : l’amputation ! Qu’on nous arrache l’usine ! Tant pis. C’est l’aveu public de la défaite, c’est proclamer dans toute la vallée et jusque devant Taverny qui nous donne là le coup de grâce, que nous n’avons pas réussi. Eh bien, on boira le calice. Nous sommes vaincus.

En prononçant les mots : nous n’avons pas réussi, Élie Martin d’Oyse, les traits contractés, souffrait tout ce qu’un homme peut endurer quand il est acculé à cette phrase déchirante. La perte d’argent, l’écroulement des espérances pécuniaires, la ruine de ses ambitions, comptaient aussi peu que possible pour cet esprit léger ; mais l’insuccès tenaille les plus secrètes fibres de l’amour-propre humain. C’est le soufflet avec le ricanement de la Destinée ; et pis encore, c’est l’humiliation de ce que l’homme prise le plus en soi-même : la capacité de produire.

Il eut un spasme, une sorte de sanglot sans larmes. Cette fois, Cécile bondit, lui jeta les bras au cou. Il l’enlaça dans la double émotion de son accès de tristesse et de l’appel qu’il subissait près d’elle depuis un quart d’heure. L’orgueil de se savoir posséder cette jeune vie compensait dans cette âme masculine l’échec de son œuvre.

— Puisque tu m’aimes, je ne me plains pas, déclara-t-il tout frémissant.

Mais elle, qui n’avait eu là qu’un geste amoureux et se prêtait à cette passion sans oublier pour si peu le solide raisonnement qu’elle poursuivait en silence, finit par se dégager des bras d’Élie en disant :

— Ce qu’il nous aurait fallu ici, c’eût été mes cousins Alibert.

— À cause de leurs capitaux ? demanda distraitement Élie.

— À cause de leurs capitaux, et aussi à cause de leur sens industriel, si je puis dire. Ces deux garçons-là, Samuel et Frédéric, ils ont pris, raffinements en plus, toute la tournure d’esprit de grand-papa Boniface et jusqu’à son merveilleux penchant aux affaires. Voilà des associés de tout repos !

Mais son mari ne la suivait plus :

— Que la filature aille au diable, chérie ! Je n’aime que toi…