Les Cousins riches/1/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 36-52).

V

On vit un jour s’avancer dans le parc un petit monsieur tout boueux que l’on sentait venu à pied, depuis la gare, par le chemin marécageux qui borde l’Aubette. Il frappa timidement à la porte de la dactylographe. Elle dit d’entrer, et voulut savoir ce qu’il désirait. Avant de répondre, il la dévisagea de son œil myope et lui demanda si elle était madame Martin d’Oyse. La jeune fille, à cette question, manqua d’étouffer et dissimula comme elle put son rire au visiteur qui se fâcha.

— Je suis monsieur Senlis, madame, et je vous prie de me conduire sur-le-champ à monsieur Martin d’Oyse, qui m’attend impatiemment pour diriger sa filature.

Avec son bon sens aiguisé, Marthe pénétrait le bonhomme et ne riait plus. L’idée que les destinées de l’usine qu’elle aimait seraient confiées à cet être falot, lui donnait le frisson. Il lui restait l’espoir qu’il ne serait pas agréé par ces messieurs. Ces messieurs se trouvaient dans leur cabinet, de l’autre côté du vestibule. Elle leur amena M. Senlis.

— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit, avec son éternelle déférence envers le genre humain, M. Martin d’Oyse.

Le visiteur, flatté, en prit de l’assurance et se mit à débiter sa propre présentation. Il avait voyagé pour les porte-cigares et, après de mauvais procédés, sa maison l’avait remercié, bien qu’en trois ans il n’eut pas économisé quatre sous dans cette affaire. Il avait ensuite acheté une charge de commissionnaire en grains. Mais on l’avait trompé sur l’importance du chiffre des transactions. L’entreprise périclitait de mois en mois. Il avait du la céder pour un morceau de pain.

— Et la filature ? Connaissez-vous la filature ? interrogea Élie.

Non, il ne connaissait pas la filature à proprement parler, mais le tissage. Après tout, c’était encore le coton. Là-dessus, ces messieurs ne se récrièrent pas, comme on aurait pu s’y attendre. À la vérité, le petit M. Senlis ne leur apparaissait pas comme un être puissamment doué qui allait par sa seule présence donner des tonnes de fil au bout de l’année. Mais, affolés par le train de dépenses qui les emportait malgré eux et que ne pouvaient servir leurs moyens épuisés, ils voyaient dans la médiocrité même du bonhomme une garantie. Bâti de la sorte, il représentait point pour point le directeur au rabais, une « occasion » dont il fallait profiter tout de suite, cette acquisition devant faire partie d’un ensemble de mesures restrictives devenues inévitables. Le père et le fils, dans cet instant, gardaient comme unique point de vue les huit mille francs annuels qu’il s’agissait de récupérer sur la tête de ce personnage.

Avez-vous quelque habitude au moins des machines ? Il faudrait pouvoir contrôler la vitesse des bancs à broches, des dévidoirs, objecta cependant M. Martin d’Oyse.

— Je m’y mettrai, monsieur, je m’y mettrai, ne craignez rien, disait, en étendant le bras comme pour un serment, le pauvre homme qui ne cachait même pas son envie d’être accepté.

— L’essentiel, ajouta Élie, sera la surveillance des ouvriers. Il s’agit d’avoir son personnel bien en main, d’établir une harmonie entre le matériel mécanique et l’activité humaine en vue d’obtenir le maximum de rendement.

À cette idée du matériel humain dont la technique l’embarrassait beaucoup moins que celle de l’autre, le vieux raté eut dans son œil myope un éclair néronien. Il étendit de nouveau le bras :

— Vous pouvez compter sur moi, dit-il simplement.

Alors il y eut un silence. Assis chacun à leur table de travail, les deux juges se sentaient arrivés à l’instant décisif du marché. Ce fut le père qui, par une bravade instinctive où il y avait du chevaleresque à vrai dire, car il avait voulu ôter à Élie le souci de cette phrase, prononça le premier :

— Et… pour les appointements, monsieur ?

Le bonhomme haleta une seconde, ses prunelles virèrent de tous côtés, ses lèvres bougèrent. Il dut prononcer un chiffre qu’il fit exprès de ne pas laisser entendre, craignant qu’il ne fût ou trop élevé ou trop faible. Alors les Martin d’Oyse se regardèrent d’un air indéfinissable. Tous deux sentaient parfaitement qu’on aurait pu lui proposer deux cents francs au point où il en était, il se serait estimé content. D’autre part, le malheureux bonhomme ne semblait pas valoir davantage. Mais aussitôt ce chipotage leur répugna ; le diable du commerce ne les tenta qu’en vain. L’habitude qu’ils avaient de ne jamais s’abaisser les ressaisit aussitôt. Profiter, même légitimement, de la situation, ils ne le purent pas ; il fallait, au contraire, traiter l’occasion en grands seigneurs, en dédaigner l’avantage.

Élie commença le premier :

— Monsieur, nous vous donnerons…

Le père et le fils, d’un accord tacite, achevèrent ensemble :

— … Quatre cents francs par mois.

— J’accepte, messieurs, j’accepte, dit en souriant de plaisir M. Senlis.

Comme ils passaient devant le cèdre en se dirigeant vers les ateliers qu’on voulait montrer au nouveau directeur, les Martin d’Oyse virent arriver l’un de leurs voisins filateur également, qui s’avançait d’un air de condoléance, chapeau bas, tête penchée, main tendue.

— Eh bien, mes pauvres amis, dit-il tout bas à Élie, et ce procès ?

— Bast ! je le crois perdu d’avance, répondit Élie légèrement.

Ah ! fît l’autre, en se composant un visage consterné, c’est écrasant, c’est écrasant. II paraît que Taverny vous demande une indemnité ruineuse ?

— Nous verrons ce que le tribunal en rabattra, dit Élie.

— Figurez-vous, reprit le voisin compatissant, que je ne savais rien. Il a fallu que, revenant ce matin du Havre avec plusieurs filateurs de la vallée, nous nous missions à causer de vous pour que je fusse au courant de cette malencontreuse affaire. Enfin vous pouvez être certain que toutes les sympathies vont à vous ; on vous plaint énormément.

— On est trop aimable, dit Élie.

M. Martin d’Oyse présenta son nouveau directeur. Le voisin le toisa, le jaugea, flaira le « rabais » et, par une association d’idées toute naturelle :

On m’a dit que vous aviez mis des femmes aux ouvreuses. Vous avez bien fait, l’économie est sensible ; si vous n’en ressentez pas trop de déficit en rendement, c’est parfait. Ah ! la situation est terrible, terrible.

La fierté des deux Martin d’Oyse recevait stoïquement tous ces chocs.

— Voulez-vous que je rentre avec vous, aviez-vous à me parler, questionna M. Martin d’Oyse.

— Non point, fit vivement le voisin. Je venais simplement vous dire combien je prends part à vos ennuis.

Il était l’écho de toute la vallée, pour qui ce n’était plus un secret que la filature Martin d’Oyse périclitait. Sa pitié, c’était celle de tous les concurrents. Sa poignée de main d’adieu assomma les deux gentils-hommes qui se redressèrent aussitôt.

L’usine, dont ils frôlaient à cette heure les bâtiments, haletait formidablement, comme une bête à bout de souffle et qui donne encore un effort frénétique. Ces messieurs menèrent d’abord M. Senlis aux magasins du coton. Les balles pleines en occupaient encore un quart. Ficelées, gonflées, elles crevaient par endroits et laissaient passer des houppettes ivoirines. Les doigts effilés de M. Martin d’Oyse en saisirent une, légère, et il se mit instinctivement à l’étirer entre le pouce et l’index, à la carder, jusqu’à ce que se fît sentir la résistance dernière, l’élément indissociable, la petite fibre courte et soyeuse,

— Voyez, monsieur, dit-il, avec l’accent du propriétaire qui fait admirer une pièce de musée ; voici du merveilleux coton d’Égypte. Remarquez cette fibre : elle a quarante-cinq millimètres. Aussi vous entendrez dire que notre fil est supérieur. N’en cherchez pas ailleurs la raison. J’ai voulu toujours le plus beau coton, le plus robuste.

Et, tout en parlant, il ne cessait de travailler entre ses doigts ce coton qu’il avait asservi, qui se rebellait aujourd’hui contre lui, se refusait à ses intérêts, mais qu’il aimait toujours comme un serviteur dont on ne peut se passer malgré ses écarts. Cette matière douce, fraîche et tendre au doigt qui savait en ressentir la mollesse, n’était pas pour M. Martin d’Oyse une substance inerte. Il la voyait évoluer sous la trituration des machines, sous le peigne, sous la carde, sous les torsions des fileuses. Il la suivait, depuis sa noix initiale jusqu’aux pièces de coton tissé jetées sur tous les marchés du monde. Élie, qui l’observait, comprit la méditation douloureuse de son père, et son cœur se serra. Peut-être le jeu du coton pour ce rêveur n’avait-il été qu’un grand sport. Le rêveur n’en avait pas moins perdu la partie, une partie débattue pendant trente ans, et la défaite était tragique.

Dans l’atelier des ouvreuses, les machines avalaient voracement le coton brut, tassé comme la laine d’un vieux matelas. Le roulement des cylindres et des courroies de transmission composait un bruit de tonnerre. Cinq femmes maigres et osseuses, dont la chemise s’échancrait sur la poitrine plate, allaient et venaient, saisissant de leurs bras d’hercules femelles les rouleaux où s’entortillait en s’effilochant le coton une fois ouvert. Trois ouvreuses ne marchaient pas. Dans le fracas où le tympan se sentait prêta rompre, M. Martin d’Oyse cria de toutes ses forces a l’oreille d’une ouvrière :

— Où sont donc vos compagnes ? Vous devriez être dix ici, voilà trois machines immobilisées.

La femme hercule, aux bras ravinés, répondit avec arrogance :

— Non, elles ne sont pas venues travailler aujourd’hui. Il y a la grande Julie qui a perdu sa mère, les autres sont allées à l’enterrement. Chacun a ses malheurs ; vous avez bien les vôtres, vous, avec votre procès.

— Ce serait une raison pour ne pas abandonner le travail en ce moment, dit M. Martin d’Oyse en buvant cette nouvelle gorgée amère.

Les rouleaux garnis de coton, d’autres femmes les enfilaient debout sur des chariots à broches, et poussaient ensuite les chariots pleins sur des rails, les amenant aux cardes. Elles s’en allaient arc-boutées au chariot, la croupe ployée sous les plis de la jupe, semblables à des bêtes de somme. Élie expliquait la manœuvre au directeur. À ce moment, M. Martin d’Oyse vit arriver Marthe Natier, qui lui apportait une dépêche. Il la décacheta en tremblant pour Chouchou. Mais il la passait bientôt à son fils, avec le sourire d’un homme que le sort amuse, même quand il accumule ses coups. Le télégramme était du directeur de la Banque Rodanaise, où était ouvert le crédit de la maison, qui lui demandait de passer le voir d’urgence. Il s’agissait, sans nul doute, d’une nouvelle catastrophe.

— Merci, ma petite Marthe, dit M. Xavier.

Marthe, qui semblait n’avoir plus rien a faire ici, s’obstinait à rester.

— Vous allez voir les bancs à broches, monsieur ? interrogea-t-elle.

— Oui, Marthe.

— Ne vous étonnez pas si beaucoup d ouvrières sont absentes, monsieur. Oh ! elles reviendront demain. Ce n’est rien. Mais ce matin le coton a manqué pendant plusieurs heures. La machine à vapeur a encore tait des siennes. Les bambrocheuses ont perdu patience ; elles ont dit qu’elles avaient à s’occuper chez elles et s’en sont retournées sans vouloir attendre davantage.

— Vous étiez là, vous, Marthe ?

— Oui, monsieur. Le contremaître était venu me prévenir : comme il n’y a pas de directeur, je suis accourue. J’ai tâche de les retenir. Je leur ai dit qu’en agissant ainsi elles causaient un grave préjudice à la filature. Mais elles ont la tête montée par Taverny. Oh ! je ne vous aurais pas conté tout cela, monsieur, si vous n’aviez pas dû vous en apercevoir de vous-même.

— Cette petite Marthe, elle est extraordinaire, dit M. Martin d’Oyse. Elle a l’œil à tout. Elle dirigerait l’usine comme un homme.

Marthe devint écarlate.

— Oh ! non, monsieur, je ne la dirigerais pas, mais je l’aime bien. Alors, quand on aime les choses, cela vous inspire de bonnes idées.

Ils ouvrirent la porte de la vaste chapelle où des théories de pianos dépouillés filaient vertigineusement le coton sur des milliers de bobines. Marthe prononça, et sa voix se perdit dans le fracas infernal :

— C’est si beau, cela, monsieur !

M. Martin d’Oyse compta. Huit bancs étaient arrêtés et ne filaient pas. Il fit un rapide calcul mental. C’était un déficit de six cents kilos de fil par heure. Il s’approcha des bambrocheuses restées à leur poste :

— Vous n’avez pas abandonné le travail, c’est bien, leur dit-il.

Une d’elles répondit :

— Ah ! on a bien eu envie de partir toutes. On n’a pas de courage à travailler si l’usine doit fermer d’un jour à l’autre.

Marthe, d’un air sévère, la secoua rudement par le bord de son caraco.

— Qui a dit cela ? demanda M. Martin d’Oyse.

— Oh… on en cause chez Taverny, où mes belles-sœurs sont tisseuses.

Marthe observa M. Xavier. Il souriait toujours, mais il avait pâli.

— Madame, vous êtes une grosse bête, dit Marthe frémissante. Est-ce qu’une usine comme celle-ci peut fermer ?

Les milliers de bobines pleines s’entassaient dans des corbeilles que des fillettes roulaient sur des rails jusqu’à l’atelier des dévidoirs. Là aussi, faute de fil, beaucoup de métiers avaient dû s’arrêter. Seuls la moitié des dévidoirs marchaient. Ils tendaient au-dessus des bobines leurs longs bras où le fil s’enroulait en écheveau. C’était la dernière phase des transformations de la houppette blanche. M. Martin d’Oyse jeta un long regard sur cet atelier qui prenait un air morne. Il eut l’impression que l’usine mourait vraiment. Il laissa Élie expliquer le travail à M. Senlis et sortit dans la cour. Marthe le suivit.

— Mon enfant, lui dit-il, si le personnel y met de la mauvaise volonté maintenant, que pouvons-nous faire ?

— Monsieur, tout cela est dû à des potins. N’y prenez point garde, je vous en prie. C’est la vengeance de M. Taverny de répandre sur nous de mauvais bruits. On dit que le travail arrêtera d’ici peu. Il faut laisser dire, monsieur. Tout s’arrangera. Vous verrez.

— Marthe, vous êtes une brave petite. Vous êtes le courage et l’espérance.

— Monsieur, reprit-elle avec son autorité timide, discrète mais profonde, enracinée au fond de son infini dévouement, allons donc jeter un coup d’œil à la machine.

Silencieusement le patron obéit et tourna ses pas vers le bord de la rivière où habitait la mystérieuse chose.

À cinquante mètres, on l’entendait respirer formidablement. En montant les marches du bâtiment où elle logeait, son haleine vous entourait d’un nuage. M. Martin d’Oyse ouvrit la porte, s’effaça devant Marthe, et le grand sphinx en délire apparut, son tonnerre vous rentrant les paroles dans la gorge. Son corps d’acier s’allongeait sur près de dix mètres, tout agité des glissements onctueux de sa bielle, de ses articulations, de ses roues, de ses excentriques, de ses cylindres. Pas une pièce qui ne bougeât dans un mouvement de va-et-vient continuel. Ce métal avait la souplesse, la douceur de la chair, et dans un petit tube de verre une goutte d’huile tombait de temps à autre qui s’infiltrait ensuite dans l’organisme du colosse pour alléger encore ses frottements. Une convulsion sans fin le tourmentait. Il répandait une chaleur torride, et le mécanicien, à demi nu, tournait alentour, se courbant sous les courroies sifflantes qui fuyaient dans l’espace. Mais plus terrible encore était, contre le mur, la roue géante. Ce grand cercle magique dont le tournoiement donnait le vertige, portait à lui seul la force qui là-bas écartelait le coton dans les ouvreuses, le peignait dans les cardeuses, le liquéfiait en une nappe mousseuse, le tordait en mèche, retirait en fil, l’enroulait en peloton, le déroulait en écheveaux. De tout ce travail, la roue sévère, inscrite au mur comme un signe, était la seule maîtresse. Pour avoir touché l’espace d’un instant à sa puissance, les courroies chargées de vigueur couraient ensuite aux ateliers et transmettaient ce mouvement d’universelle giration à des centailles d’autres roues, sources d’énergie.

Le mécanicien, constellé de gouttelettes de sueur qui coulaient en filet le long de ses pectoraux nus, s’approcha du patron.

— Elle va bien maintenant, essaya-t-il de dire dans le grondement infernal, mais, ce matin, la coquine !

Il parlait de la machine comme d’une personne, une malade sujette à des crises, à qui l’on ne peut en vouloir des mécomptes qu’elle vous donne.

— Ce matin, j’ai dû l’arrêter par quatre fois. J’ai démonté tout cela. Je n’ai rien trouvé.

M. Martin d’Oyse alors se rappela ce qu’avait dit Chouchou l’autre jour : « Vous ne me ferez pas croire qu’elle n’a pas sa vie puissante et sa malice. » Il l’observait en silence, toute bougeante de ses va-et-vient harmonieux. Si elle avait voulu, pourtant ! Si elle ne s’était pas butée sans cesse à ses entêtements de brute, comme disait encore Chouchou, la filature aurait été la plus prospère de la vallée. Et à cette heure elle était si sage, si docile !…

— Quelquefois, monsieur, dit Marthe en riant, j’ai envie de lui dire des sottises.

— Chut ! mon enfant, reprit M. Martin d’Oyse, prenez garde de la contrarier.

Marthe était satisfaite. En amenant M. Martin d’Oyse ici devant la puissante génératrice en plein fonctionnement, elle avait essayé d’atténuer les tristes impressions de l’usine agonisante. Et en effet elle voyait maintenant le gentilhomme rasséréné.

— Élie, dit-il à son fils qui entrait à ce moment suivi du nouveau directeur, nous pouvons laisser maintenant monsieur aux soins de mademoiselle Natier qui le mettra parfaitement au courant.