Les Cousins riches/1/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 53-61).

VI

À sept heures, quand ces messieurs furent partis et que le ronflement de l’usine se fut éteint dans la paix du crépuscule, Marthe Natier ferma sa machine, mit sous clef ses lettres et sortit la dernière des bureaux. Elle longea l’usine, et par delà les chaudières, gagna une maisonnette rustique, sans étage, devant laquelle un petit jardin potager s’étendait jusqu’à la rivière. Dans la cuisine, une vieille femme en bonnet noir trempait la soupe. Elles s’embrassèrent un peu machinalement et la mère questionna :

— Cela a-t-il marché aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? répéta Marthe accablée ; pis que jamais ! Ces ouvrières, elles ont un instinct, un flair, un je ne sais quoi pour sentir la débâcle. Voilà qu’elles refusent de travailler maintenant. Elles ont l’air de plaindre ces messieurs ; au fond, je les crois enchantées de prévoir leur ruine. Pour un peu elles saccageraient les métiers afin que ça aille plus vite. Le personnel est comme ça : qui ne réussit pas, a tort. Tantôt, l’une d’elles n’a-t-elle pas été parler à M. Xavier de l’arrêt prochain du travail ? Je lui aurais arraché la langue.

— Monsieur Xavier est bien trop bon, dit tristement la vieille.

— Il ne l’a pas reprise, continua Marthe, mais il est devenu blême. Il souffrait, je l’ai bien vu. Il s’aperçoit que tout se désagrège. Il ne se révolte pas. Il garde toute la dignité de sa race. Il a l’air au-dessus du malheur, mais il est torturé.

— Des maîtres comme ceux-là, il n’y en a plus, dit Nathalie en s’essuyant les yeux. Pourquoi faut-il que tant de misères leur arrivent !

— Il m’a dit, reprit Marthe, que je dirigerais l’usine aussi bien qu’un homme. Le fait. est que je ne m’y montrerais pas pire que le directeur idiot qu’on a embauché cette après-midi. Enfin, c’est moi que monsieur Xavier a chargée de le mettre au courant.

— Il te considère beaucoup, ma fille. Mais si tu es bien vue de lui, aujourd’hui, c’est un peu en souvenir du service que j’ai pu lui rendre autrefois, alors qu’il avait vingt-cinq ans lui aussi.

Les deux femmes s’attablèrent devant la soupe fumante. La fenêtre ouverte laissait plonger les yeux sur les plates-bandes où pointaient les petits pois et le feuillage en dentelle de la jeune carotte. Des narcisses jaunes émergeaient en touffes, çà et là, d’un faisceau de dards brisés. Leur parfum sucré devenait, aux approches de la nuit, violent et capiteux. Marthe rêveuse essayait d’imaginer le jeune homme qu’avait été M. Martin d’Oyse, quand la vieille Nathalie était une jeune fille rose et fraîche, toute pareille à la Marthe d’aujourd’hui. Ni M. Philippe l’aviateur, ni M. Elle qui ressemblait à sa mère, n’en pouvaient donner une idée. L’imagination de Marthe devait peindre seule ce portrait idéal de jeunesse. Et, voyant la vieille prête à recommencer pour la centième fois l’histoire du roman merveilleux qui n’avait pas été le sien et dont cependant elle vibrait après trente-deux ans comme une jeune fiancée, Marthe, nourrie de ce beau conte, voulut l’entendre encore.

— Comment n’as-tu pas été effarouchée, ma pauvre mère, de te prêter à cet enlèvement ?

— Ma fille, les choses, à vrai dire, se sont faites toutes seules. Comme tu ne l’ignores pas, la maison blanche où tu travailles maintenant et où loge le directeur a été un peu dégradée par le temps, mais alors que monsieur et madame Béchemel, les beaux-parents de monsieur Xavier, l’habitaient, c’était magnifique, c’était princier. Mademoiselle occupait la chambre au-dessus de ton bureau, et moi, je couchais dans un petit cabinet contigu, puisque j’étais sa bonne particulière. Et la nuit je l’entendais pleurer dans son lit, tant elle était amoureuse de monsieur Xavier dont ses parents ne voulaient pas, vu que c’était un grand noble qui ne connaissait rien à la filature. Mademoiselle était une belle brune, sévère, très dévote, et les Dames de la Visitation de Rodan, qui l’avaient élevée, croyaient bien que leur élève prendrait l’habit chez elles. C’était cette personne-là qui était devenue amoureuse à ce point. On me l’aurait dit que je ne l’aurais pas cru. Mais j’avais des yeux pour voir, n’est-ce pas ? Il faut avouer que monsieur Xavier, à cette époque, ressemblait à un jeune roi. Je l’avais connu enfant, moi qui suis née à la ferme Josseaume, près du château. Il était fait comme un portrait. Quand il parlait, on était pénétré. Il était fou de mademoiselle. Mais sans moi, ma fille, il ne l’aurait jamais eue.

La vieille Nathalie fit une pause pour aller remplir la soupière à la marmite une seconde fois. Chez ces deux femmes, cette histoire était la base de tout, elles en vivaient. Pas un sentiment, pas une conception qui en elles ne, se rattachât à ce souvenir, et Nathalie, qui plus tard avait connu l’amour pour son propre compte, qui avait goûté aux rudes caresses d’un paysan et qui pleurait aujourd’hui son mari, franchissait en pensée toutes ces étapes pour retourner plus loin en arrière, à cet amour des autres, qui n’avait pas cessé de la ravir.

— Comme je te l’ai déjà dit, j’allais le dimanche aux vêpres des Verdelettes, pour revoir à la paroisse mes compagnes d’autrefois, et deux d’entre elles, qui servaient chez madame Martin d’Oyse mère, m’entraînaient ensuite aux cuisines du château, où nous bavardions à l’aise. Un dimanche, je vois arriver la châtelaine. C’était une dame un peu haute et expédiente en affaires. Elle m’ordonne de venir avec elle et me conduit dans la salle de billard, où je verrai toujours monsieur Xavier, debout devant une fenêtre, tordant sa moustache blonde, l’œil si triste que, si je n’avais pas lu dans son cœur, je me serais demandé quel mal le rongeait. Là-dessus madame nous laissa seuls. J’ai toujours cru qu’ils venaient d’arranger l’affaire entre eux deux et que l’idée ne venait pas de monsieur qui était bien trop doux pour avoir imaginé un si grand moyen. Mais le voilà qui me dit, oh ! si poliment, mon Dieu !

« — Mademoiselle, vous n’ignorez pas que j’aime votre maîtresse et que je l’ai demandée en mariage. Je sais le cas qu’elle fait de vous et qu’elle ne vous a pas caché notre situation, ni le désespoir où me met le refus de ses parents.

» — Monsieur, lui dis-je, mademoiselle en a autant de chagrin que vous, car je la vois pleurer sans cesse. »

Alors lui, d’un air décidé :

« — Mademoiselle, si j’avais formé le projet d’épouser votre maîtresse malgré ses parents, m’aideriez-vous dans mon dessein ?

» — Cela dépend, monsieur.

» — De quoi, mademoiselle ? de la récompense que je promettrais ?

» — Oh ! monsieur, je ne pense pas à cela. Mais il y a de bons et de mauvais moyens. Je suis une honnête fille, je ne veux me prêter qu’aux bons moyens.

» — Mademoiselle, j’ai autant d’estime pour vous que de respect pour votre maîtresse. Je ne veux vous demander votre concours que pour des choses qui tourneront à votre honneur. L’entreprise que je me propose est d’amener, grâce à votre assistance, votre maîtresse dans un couvent d’où je compte qu’elle pourra dicter à ses parents sa volonté. »

Et la vieille Nathalie s’arrêtait ici pour étoffer ses souvenirs d’exclamations :

— Ah ! Marthe, comme il me parlait ! comme il me disait cela ! J’aurais été riche qu’il n’aurait pas pris plus de gants. Mais c’est après surtout, ah ! je me rappelle encore…

— Oui, reprit Marthe qui connaissait par cœur chaque détail, il vous donna rendez-vous, à mademoiselle Élisabeth et à toi, à la petite porte du parc, pour la nuit tombante, et, cela convenu, il voulut te faire accepter de l’argent, et tu n’en avais que faire. Alors, ne sachant comment payer ton service, il te baisa la main.

À cette réminiscence, les yeux de la bonne femme s’emplirent de larmes.

— Et il disait comme cela, répéta-t-elle religieusement : « Mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier de la même manière qu’une personne de qualité. »

Toutes deux là-dessus se turent. C’était à cette image ineffable qu’elles voulaient en venir : M. Xavier Martin d’Oyse penche sur la main de la jeune chambrière, et y posant les lèvres cérémonieusement. La suite du récit, comment la sévère Élisabeth Béchemel, docile à l’amour, accepta ces ordres, comment elle posta sa jeune femme de chambre, chargée de quelques vêtements, à la petite porte du parc ; comment elle la rejoignit à la nuit tombante, et comment le séducteur vint les y cueillir toutes deux dans une calèche qui roulait au pas pour ne point éveiller les soupçons, tout ce romanesque disparaissait pour Marthe et sa mère devant le geste du gentilhomme qui semblait avoir anobli à jamais leur race.

Marthe résuma d’un mot la tendre gratitude qui lui gonflait le cœur :

— Si en travaillant double je pouvais sauver la filature !