Les Cousins riches/2/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 99-109).

IV

Il vint une armée de maçons, de menuisiers, de tapissiers dont on entendait les gros souliers piétiner les planchers du second étage. Les fils Alibert les avaient envoyés de Rodan pour aménager les appartements. Pour eux-mêmes, ils arrivèrent un matin, accompagnés d’une simple malle. Madame Martin d’Oyse leur offrit deux chambres près de l’appartement d’Élie. Tout d’abord ils demandèrent si les moteurs qu’ils avaient expédiés par grande vitesse ne les avaient pas précédés. On répondit que le camionnage de la gare les avait amenés la veille et que le directeur, M. Senlis, ignorant de ce qu’il voyait là, les avait fait déposer dans l’atelier des ouvreuses. On pensait que là-dessus ils allaient se fâcher, mais ils rirent en cadence tous les deux et dirent simplement :

— Monsieur Senlis, il faudra le mettre à la porte.

Puis ils entrèrent dans leur chambre oii l’on s’attendait à ce qu’ils rafraîchissent leur mise après le voyage. Mais on les vit sortir au bout de dix minutes, vêtus d’une combinaison de toile bleue, sans linge et les pieds chaussés d’espadrilles. D’un pas rythmé, sans bruit, ils descendirent l’escalier sous l’œil curieux des domestiques et rejoignirent au parc ces messieurs, qui lisaient les journaux à l’ombre du soleil matinal.

— Vous voulez que nous allions à l’usine à présent ? demanda Samuel.

Tout d’abord M. Martin d’Oyse examina cette nouvelle toilette avec un sourire amusé. Bien bâtis, le cou à l’aise dans l’échancrure de la veste, les poignets robustes sortant nus des manches bleues, Sam et Freddy avaient cependant contracté le déclassement que crée le seul costume. Mais ce fut pour le gentilhomme une surprise-éclair. Aussitôt il tira sa montre et déclara :

— Véritablement, messieurs, nous n’avons pas le temps d’aller jusqu’à l’usine avant le déjeuner.

— Oh ! le déjeuner, nous le prendrons là-bas, quand nous pourrons, dit l’aîné.

— Mais il n’y a pas le moindre restaurant dans la vallée, je vous préviens, fit Élie.

Le jeune Freddy dit tranquillement :

— Nous avons des viandes froides et du bordeaux dans le coffre de la voiture.

Un éclat de rire jailli derrière eux les fit se retourner. Cécile arrivait en chapeau de jardin, en chemisette rose :

— Oh ! que c’est bien mes cousins, cela, que c’est bien mes cousins !

Élie les observait radieux, quand ils s’inclinèrent devant sa femme pour lui baiser la main. Il savourait cette vanité qu’a, entre hommes, celui qui possède la plus belle compagne ; en outre, la sienne sortait de la famille de ces garçons ; l’instinct vague et sauvage de la leur avoir prise le réjouissait à son insu. Mais cette minute galante fut brève. Les Alibert, à l’instant, revinrent aux choses sérieuses.

— Il faut que les moteurs soient montés ce soir et la machine à vapeur à l’examen dès demain, dit Samuel.

— Dans ce cas, il aurait fallu faire envoyer des mécaniciens, s’écria M. Martin d’Oyse.

— Moi et mon frère sommes mécaniciens, dit simplement Frédéric.

— Mais qui nous donnera l’énergie pour ces moteurs qui représentent ?…

— Quatre-vingt-dix chevaux, termina vivement Samuel. Rassurez-vous, monsieur, la Compagnie d’électricité est avertie depuis huit jours. Demain, à six heures, tout roulera.

Les Martin d’Oyse eurent un léger trouble d’admiration, de stupéfaction, d’intérêt, devant ces jeunes hommes nouveaux. Cécile comprit tout :

— Oh ! vous verrez, ils ont bien d’autres malices dans leur sac, et ils vous cloueront sur place plus d’un coup, mon pauvre Élie !

Tout compte fait, il fallut les suivre. Le gentilhomme lui-même trouvait charmant de ne pas leur résister. En embarquant les Martin d’Oyse dans sa limousine, Samuel dit rapidement :

— Mon père a besoin de cette voiture à la minoterie. Nous devons la lui renvoyer, car il en a l’habitude, il vous en faudrait une à quatre places.

— J’ai la calèche, objecta M. Martin d’Oyse, et, avec de bons chevaux, le trajet d’ici l’usine est bref.

Samuel ne discuta pas. Il dit seulement, tout en escaladant le siège pour rejoindre Freddy :

— La calèche, il faut la vendre.

Une bouffée d’indignation étouffa M. Martin d’Oyse. La première vision qu’il eut sur cette phrase fut celle de sa chère Elisabeth cahotée sur les routes de la vallée dans une auto boueuse. Pour lui, l’automobile avait un faux air de camionnage. C’était un véhicule commercial. Il fallait à la dignité des Martin d’Oyse, à leur souveraineté secrète et inavouée, l’appareil de l’attelage, l’ensemble harmonieux consacré par les siècles que forment deux trotteurs d’une finesse héraldique tirant comme sans effort le char aux formes paresseuses. Il se pencha vers l’oreille d’Élie :

— Tu as entendu ? demanda-t-il tout bas.

Un pli barrait le front d’Élie.

— Oui, j’ai entendu. Et ils ont raison, père.

La machine glissait silencieusement sur la route amollie par la rosée de mai. C’était comme une chute douce et ouatée au creux de la vallée. Deux ou trois sons rauques de la corne, et les cheminées de l’usine apparurent toutes dorées de soleil par-dessus l’architecture en velours noir du cèdre. Marthe Natier vint au perron, et regarda froidement ces deux mécaniciens.

— Messieurs Alibert, dit le châtelain. Vous ne les reconnaissiez pas, Marthe ?

— Si, répondit Marthe, je les reconnaissais bien.

— Les moteurs ? interrogèrent les fils Alibert.

Une heure plus tard, dans la chambre où la machine qu’on n’avait pas arrêtée continuait à se convulser, pièce par pièce, de tous ses membres d’acier roulant l’un par-dessus l’autre, Samuel et Frédéric, allongés par terre en deux masses sombres, qui se relevaient parfois avec des souplesses de chat, des mouvements lents et précis, montaient les moteurs électriques en échangeant des mots rares. Elle, qui s’était cru obligé à mettre bas l’habit, se tenait debout en manches de chemise, en faux col glacé. Pour quelques gestes qu’il avait tentés afin de se rendre utile, son linge était souillé d’huile et il suffoquait dans l’atmosphère que soufflait ici le dragon haletant. Quant au père Antoine, le mécanicien, il allait de sa machine à ses nouveaux patrons qui le rabrouaient sur sa lenteur.

— C’est comme un fait exprès, disait-il en montrant la longue échine d’acier, ma bonne amie ne m’a pas fait de blagues aujourd’hui. Mais hier, monsieur Élie ! hier, elle ne donnait rien !

Vers trois heures de l’après-midi, quand les moteurs furent en place, les deux frères s’ébrouèrent ensemble, et déclarèrent qu’ils allaient maintenant déjeuner. Ils ruisselaient d’une sueur noire, la toile de leur combinaison s’était imprégnée de graisse, et ils sentaient le fer comme une machine en action. Mais Élie était devant eux frémissant d’enthousiasme. Ses cousins lui semblaient détenir la puissance de deux jeunes dieux. Quelle force de commandement émanait de ces muscles ouvriers et habiles ! Ces garçons-là pouvaient tout. M. Xaxier, en les apercevant, s’écria :

— Oh ! les pauvres enfants !

Eux riaient à belles dents, et de tout leur visage noirci. Rapidement ils se lavèrent à la rivière. Tout le monde revint luncher dans le bureau de la dactylographe, où la vieille Nathalie avait apporté ses assiettes de faïence. Les fils Alibert voulurent alors connaître le texte du jugement qui astreignait les Martin d’Oyse au payement de la formidable indemnité réclamée par Taverny. Marthe, toujours muette, ouvrit un carton vert, feuilleta un dossier et en tira la copie, qu’elle avait tapée elle-même, des attendus du jugement. En l’offrant aux Alibert, elle dit :

— Vous pouvez garder ceci, j’en ai d’autres exemplaires.

Les deux frères, la tête penchée sur le papier, lisaient ensemble en échangeant des phrases, brèves où il était question de la machine. La dactylographe, qui avait repris le martelage crépitant de ses lettres, ne paraissait pas se soucier d’eux. Entre temps, Sam et Freddy faisaient les honneurs du filet froid et du bordeaux.

— Il doit être bon, disaient-ils d’un ton assuré, en remplissant les verres.

Marthe se leva de nouveau pour aller fouiller le cartonnier. Elle revint avec une chemise bourrée de papiers sur laquelle était écrit en ronde : « Machine à vapeur », et la plaça entre Sam et Freddy en expliquant :

— La machine a été achetée il y a cinq ans. Vous trouverez ici la correspondance relative à l’achat et les factures. Puis, il y a dix-huit mois, elle a subi une réparation. Beaucoup de lettres intéressantes ont été échangées à ce propos. La machine montrait déjà plusieurs défauts. Voici une lettre qui fixe le prix de la réparation à dix mille francs et en voici une autre qui allègue, pour justifier l’élévation de ce prix que ces messieurs discutaient, la garantie sous laquelle on devait livrer la machine réparée.

Mais, au lieu d’ouvrir les dossiers que Marthe leur mettait sous les yeux, Sam et Freddy, avec une curiosité brutale, avaient levé la tête et dévisageaient la jeune fille debout entre eux deux. Leur stupéfaction était absolue. Comment avait-elle saisi, sur quelques mots qui leur étaient échappés, leur désir inexprimé de déplacer l’axe du litige et de retourner l’action judiciaire vers les constructeurs de la machine, véritables auteurs du dommage causé à Taverny ? Comment avait-elle pressenti qu’ils flairaient des responsabilités imputables à cet industriel et qu’ils voulaient exploiter ? Pourquoi, sans qu’ils eussent rien demandé, leur apportait-elle tous les éléments capables de nourrir leur projet naissant ? Et leur curiosité se heurtait à cet aspect de petite employée banale, ayant aux joues la fraîcheur paysanne, et dans ses yeux bruns ce quelque chose de retenu, de secret, de défiant qu’on ne trouve généralement, chez les femmes du peuple, qu’après la trentaine.

Son rôle terminé, cependant, et son jeune esprit précis ne voyant rien de plus à faire pour faciliter l’œuvre des nouveaux associés, elle se tourna vers M. Martin d’Oyse et sa figure changea :

— Je vais vous chercher de la crème, chez maman.

Elle n’avait pas franchi la porte que Samuel Alibert, toujours sous le coup du même étonnement, demanda :

— Qui est-ce, monsieur, cette fille ?

On tâcha de leur expliquer : une dactylographe, ou mieux que cela, une secrétaire et peut-être plus encore, une enfant élevée dans l’ombre de l’usine, fille d’une vieille domestique d’autrefois, et qui s’était dévouée corps et âme à la filature.

— Elle est très au courant, dit Freddy.

— Mademoiselle Natier ? Elle est extraordinaire, reprit Élie Martin d’Oyse.

— Oui, extraordinaire, dit Samuel. Il faudra l’augmenter.

— Augmenter ses appointements ? demanda Élie, elle ne l’acceptera pas.

— Pourtant, elle paraît intelligente, fit, sans comprendre, le cousin riche.