Les Cousins riches/2/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 110-117).

V

Sous leur froideur se cachait le secret plaisir de surprendre leur monde. Le soir de ce même jour, ces dames aperçurent, à l’arrivée de la voiture aux Verdelettes, deux monteurs aux vêtements souillés qui les saluèrent de loin en s’inclinant et rapidement disparurent. À la salle à manger, on les revit en Parisiens élégants, le veston pincé à la taille, selon la mode, le soulier fin laissant deviner la soie de la chaussette. Ils ne parlèrent pas du procès qu’ils méditaient d’engager. Mais ils lancèrent encore une idée.

— La salle de filage est de combien de broches ?

— Vingt-cinq mille, répondit M. Martin d’Oyse.

— Il en faudrait soixante mille, dit Samuel.

On se tut. On ne se mit pas sur-le-champ à s’émerveiller de ce projet grandiose. Les Martin d’Oyse ne rêvaient pas d’un bénéfice colossal. Élie objecta :

— Dans ce cas il faudrait augmenter les cardes dans la même proportion que les bancs, et où mettre toutes ces machines ?

— Pour les cardes, on empiéterait sur la salle actuelle de filage. Quant à celle-ci, on la prolongerait par des constructions qui suivraient la rivière.

— Impossible, fit M. Xavier. Le terrain, là, ne m’appartient plus. Nous nous butons tout de suite à la petite maison de Nathalie Natier.

— Elle ne vous appartient pas ? Il faut l’acheter.

— Non, dit M. Xavier, je ne l’achèterai pas, car on ne voudrait pas me la vendre.

Madame Martin d’Oyse prit la parole.

— Nous avons donné naguère ce terrain et cette petite maison à une ancienne domestique, la mère même de la dactylographe de l’usine, en reconnaissance de ses services dévoués, et avec promesse de ne jamais lui reprendre son logis.

— Oh ! cela peut s’arranger, dit Frédéric rassuré.

— Moi, je ne l’arrangerai pas contre la parole donnée, déclara M. Martin d’Oyse.

La jeune bru ne se cachait pas pour admirer la conception de ses cousins. Elle les regardait parler et ses yeux luisaient de plaisir. Quand elle fut seule avec son mari, elle lui demanda :

— Pourquoi vos parents se gênent-ils tant pour une bonne femme qu’ils ont déjà si largement récompensée ?

— Ah ! Cécile, vous ne savez pas… Mes parents doivent beaucoup à Nathalie.

— C’est bon, j’entends sans cesse dire cela : On doit beaucoup à Nathalie. Mais quoi, elle a fait proprement son service, elle a coiffé votre mère pendant vingt ans, elle a…

— Il ne s’agit pas de cela, Cécile. Elle a joué un autre rôle.

— Oh ! je veux que vous me disiez, Élie, je veux savoir.

Le mari hésitait à livrer le secret de sa mère. Il s’était promis de le dérober à cette rieuse Cécile qui n’y aurait point vu comme lui, peut-être, la divine fatalité d’un amour qui ne devait finir que dans la mort. Mais les yeux de Cécile dissolvaient ses résolutions, ses volontés, ses scrupules. Rien en lui ne tenait devant ces yeux suppliants ou grondeurs. Elle lui fit des reproches, et il faiblit sous la crainte de perdre, fût-ce pour quelques heures, la faveur de cette enivrante souveraine.

— Cécile, eh bien ! c’est comme je vous aime que mon père aimait celle qu’il avait choisie. Mais moi je vous ai, et elle, on la lui refusait. Comprenez-vous, il était menacé de vivre sans elle. Cécile, tâchez d’imaginer cela, que l’on me condamne à vivre sans vous !

Cécile, intéressée, riait de plaisir à sentir sur elle, à cette idée, le regard grave et angoissé de l’homme qu’elle grisait. Il continua :

— C’est alors qu’il voulut l’enlever à sa famille pour la mettre dans un couvent, d’où elle devait imposer ses volontés à ses parents. Et ce fut Nathalie, une jeune fille alors, qui se chargea du message. Et vous savez, Cécile, cette petite porte percée dans le mur du parc et qui ouvre sur un raccourci menant à la route de Rodan, c’est là que ma mère et la jeune chambrière attendirent la voiture qui devait les conduire Chez les Dames de la Visitation.

— Eh bien ! dit Cécile, je vois d’ici la figure de vos grands-parents Béchemel, après cet enlèvement, quand ils ne retrouvèrent chez eux ni la fille ni la servante,

— Ils commencèrent à comprendre ce que c’est qu’un grand amour, et ils furent tenaillés par la peur du scandale. Ensuite ils découvrirent une lettre de ma mère qui les atterra en les rassurant.

Cécile voulut tout connaître, et l’arrivée des fugitives au couvent, et ce qu’avait dit la Bonne Mère, et la décision de la fière Élisabeth de ne sortir du cloître que pour épouser Xavier Martin d’Oyse.

— C’est égal, conclut-elle, ma belle-mère, elle cache son jeu.

— Ne riez pas, Cécile, dit sévèrement Élie ; ma mère n’a jamais caché son grand amour ; elle en a l’orgueil et la religion. Et c’est pour avoir compris ce grand amour, que la bonne femme dont vous parlez est honorée chez nous comme une parente vénérable.

— Oui, mais tout cela, Élie, c’est de la légende. La réalité, c’est que mes cousins voudraient faire une usine de soixante mille broches. Voilà la substance et la vie. C’est très joli d’être idéaliste. Mais vous n’ignorez pas que la matière, si on ne la maîtrise pas, elle vous mange, Élie. Mes cousins savent cela, eux.

Le lendemain c’était aux nouveaux moteurs électriques, don des Alibert, que les courroies fuyantes, rênes de ces forces bondissantes et invisibles que l’on a mystérieusement nommées des chevaux, empruntaient l’énergie. Une grande partie des cardes et des bancs purent marcher. Alors Sam et Freddy, en mécaniciens, s’attaquèrent à la machine qui gisait inerte, froide et calmée maintenant.

Ils l’avaient auscultée la veille. Leur oreille, seul guide, avait scruté tous les glissements du sphinx dont l’anatomie leur était familière. Leurs doigts étaient tombés ensemble sur tels cylindres au frottement rude. Aujourd’hui c’était l’autopsie. Et sous les yeux effrayés des deux Martin d’Oyse, avec des mouvements réglés et appariés de virtuoses professionnels, ils commencèrent à déboulonner les pièces. Délicatement, ils arrachaient les membres gras et luisants ; chaque articulation d’acier leur était connue, chaque tube, chaque piston. Sam était étendu par terre, sur le dos, sous le ventre du monstre. Freddy, graisseux et noir, accroupi près de lui, émettait ses idées. Les Martin d’Oyse et le mécanicien observaient sans un mot. La porte de la chambre s’ouvrit. Cécile entra en chemisette rose, en chapeau de soleil. Personne ne parut faire attention à sa présence. À peine Élie lui sourit-il au passage. Elle vint se glisser devant les travailleurs et ne put retenir une exclamation en les trouvant dans cette posture. Les yeux émerveillés, elle se demandait comment ces garçons, qu’elle avait vus si impeccables de correction au dîner la veille, pouvaient entrer aujourd’hui, comme des artisans, dans ce corps-à-corps avec la machine. Samuel, couché par terre, inondé de graisse et ruisselant d’une sueur noire, tourna la tête, et aperçut cette claire apparition de sa cousine qui l’admirait.

— Tiens ! vous êtes là, Cécile ?

Ses narines larges palpitèrent et son visage, une seconde, changea. Puis il reprit à deux mains, comme un chirurgien, les viscères métalliques du sphinx, et continua sa besogne.

— Il n’y a pas d’erreur, prononça Frédéric, le défaut de construction est ici, dans le premier piston.

— Nous avons là matière à un procès très sûr.

Le soir, M. Xavier dit à sa femme :

— Ces jeunes gens sont au-dessus de tout éloge. Rien ne les rebute. Ils ont jusque dans les doigts l’intelligence de l’industrie. Puis quelle énergie ! quel entrain ! n’est-ce pas, Élie ?

— Ils sont parfaits, acquiesça Élie.

Alors la bru exultante :

— Hein, vous l’avouez qu’ils sont chics, mes cousins.

Élie dit en plaisantant :

— Je parie que vous m’aimeriez dix fois plus si vous m’aviez vu déguisé en Vulcain, sale et jouant des muscles comme ce beau Samuel ?

— Oh ! dit Cécile, cela vous irait trop mal, mon pauvre Élie.