Les Cousins riches/3/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 129-138).

TROISIÈME PARTIE

I

Sous le soleil torride, à une heure de l’après-midi, au moment où la nature fait la méridienne, l’usine ronflait éperdument sous les coups de bélier, sourds comme le canon lointain, de la machine nouvelle. Aux chaudières, le chauffeur, se découpant en noir sur le gouffre ardent des foyers, raclait le charbon de son râteau de fer, amenait à lui les escarbilles et jetait en pâture au feu dévorateur des pelletées de houille fraîche. L’usine avait faim. Elle était insatiable, depuis qu’elle allait comme une folle. Quand elle avait englouti sa tonne de cardiff, elle en demandait d’autres, vivement. Ici du charbon, là-bas du coton, elle happait tout ce qu’on lui donnait, et chaque soir les kilos de fil augmentaient. Le magasin en débordait, le camion automobile ne suffisait plus pour le porter à la gare. Mais aussi, fallait-il entendre, du bord de la rivière, le tonnerre des salles de filage ! Et là-haut les cheminées roses lançaient dans le ciel les fumées épaisses dont elles étouffaient ; on aurait dit qu’après avoir tiré des balles de coton le fil net et délié, l’usine en rejetait là-haut les résidus, à gros flocons sales.

Chouchou, qui descendait du train, venait à pas lents par le chemin bordé de saules où il faisait frais. Toute cette prospérité, son esprit subtil la sentit. Il regarda le chauffeur gorger de houille la gueule béante des foyers. Il vit qu’on arrimait les caisses dans le camion pour le train de trois heures, et qu’il en resterait sur les dalles du magasin. Il entendit le fracas des vingt-cinq mille broches dont pas une ne renâclait à la besogne. Alors il pensa aux Alibert qui étaient les auteurs de cette renaissance, et il se laissa griser un instant par l’émotion de la gratitude qui est la plus belle que l’homme puisse ressentir. L’usine ennemie était matée. Dès qu’elle avait senti la poigne de ces gaillards, elle avait filé doux : effet de leurs capitaux ; effet aussi de leurs qualités de race, de leur vision directe des choses, et de leur réaction à tout le concret…

— Bonjour, monsieur Philippe ! Est-ce pour votre grand congé que vous arrivez ?

C’était Marthe Natier qui l’interpellait. Elle revenait de déjeuner et s’en allait retrouver sa machine à écrire, en longeant la rivière pour rêver un brin, comme elle expliqua.

— Tiens, c’est gentil, Marthe, de vous rencontrer ici pour me souhaiter la bienvenue, dit Chouchou.

Marthe reprit finement :

— Je suis le chien d’Ulysse.

— Oui, dit Chouchou, avec une nuance de religion, de respect, vous êtes un peu cela pour nous : Dévouement incarné, et Modestie vivante qui demeurez la gardienne véritable de la filature, et ne prétendez à rien. Je n’ai jamais mis le nez dans la conduite de l’usine, mais j’en sais assez pour avoir compris que vous étiez notre bon ange.

Elle se défendit :

— Oh ! non, parce que malheureusement je ne connais rien au matériel. Je me tiens au courant des affaires tout simplement. Et c’est fou ce que cela donne en ce moment, monsieur Philippe ; je suis accablée de travail ; aussi je vais vous quitter.

— Non, dit Philippe qui riait en la retenant par la main ; vous allez rester encore cinq minutes et l’on va s’asseoir pour causer au bord de l’eau comme lorsqu’on était petits. Avant de monter aux Verdelettes, où je viens passer en effet mon mois de congé, mon idée justement était de prendre l’air de l’usine et de toutes les nouveautés qu’il y a ici. Avec vous, je saurai.

Devant le naturel absolu de Marthe Natier, Chouchou laissait tomber son masque impénétrable. Il y avait peut-être un peu de pose inconsciente dans l’attitude sauvage qu’il avait adoptée ordinairement. Mais il fallait y chercher surtout le réflexe continu d’un être nerveux et sensible qui se sent différent d’autrui et craint d’être compris de travers. Avec Marthe, dont les yeux étaient une eau limpide où l’on se mirait quand elle était en confiance, rien à redouter, il redevenait lui-même.

— Eh bien, monsieur Philippe, ça s’est remis à marcher. D’abord, nous avons une machine neuve. Oh ! ça n’a pas traîné. Quand les constructeurs ont vu qu’on se retournait contre eux pour leur imputer les dommages et intérêts du premier procès, ils ont demandé à transiger. Dès l’expertise, leur avocat est allé chez maître Bonel et lui a proposé une machine perfectionnée. Aussi, maintenant, écoutez si ça ronfle ! Tout le monde était bien content, je vous assure, sauf le père Antoine, pourtant. Lorsqu’il regardait s’en aller par morceaux cette satanée machine qui lui avait joué tant de tours, vous croyez qu’il s’est réjoui ? Il a dit : « Quand on perd sa bonne amie, même si elle vous a fait bien des misères, on ne soit jamais ce que sera celle qu’on va reprendre. »

Marthe était toute secouée de rire à ce souvenir, et elle jetait gaiment dans l’eau clairette de la rivière des brindilles qu’elle arrachait aux saules.

— Le père Antoine voit loin, dit Chouchou sérieusement. Quant à la machine, il faut avouer que les Alibert ont eu là une idée de génie. Ils sont admirables.

— Eh ! murmura Marthe, avec des restrictions, l’idée de génie… je l’avais eue avant eux… Il y avait longtemps que j’avais classé tous les éléments d’un procès possible. Seulement voilà : on était étranglé par les circonstances. On n’osait pas. On a pu oser quand on a eu en main le grand moyen. Tout est là.

Elle reprenait soudain son air défiant et revêche. Elle poursuivit :

— Autre chose. Nous avons un directeur très capable : monsieur Sauvage. Voilà un garçon qui connaît le coton et les machines, et qui a l’œil à tout ! Il sait si un jour a donné moins de fil que le précédent et il recherche pourquoi. Le poids en fil que chaque bambrocheuse fournit quotidiennement, il le connaît. Et il est partout, aux chaudières, aux cardes, au filage, à l’emballage. C’est une trouvaille…

— … des Alibert ? finit Chouphou.

— Ou de leur argent, concéda Marthe, maussade. On l’a couvert d’or pour qu’il quitte Taverny. Ce n’est pas difficile de s’entourer de valeurs quand on peut les payer.

— Mais c’est encore un procédé que tout le monde ne pratique pas, Marthe. Avouez que par deux ou trois mesures intelligentes nos associés nouveaux ont amené la prospérité dans la filature, et que ce sont des individus supérieurs,

Marthe devint toute rouge. Elle arracha l’écorce d’un saule et l’égrena de colère.

— Monsieur Philippe, monsieur Philippe, excusez-moi, mais vous êtes aussi agaçant que tout le monde avec la supériorité des Alibert. Ils ont du mérite, certes ; je ne peux pas le méconnaître. Mais ce n’est pas une raison pour rabaisser continuellement les Martin d’Oyse en les comparant à ces étrangers. Ils prennent du fait des circonstances des airs de sauveurs. Mais discutons un peu, monsieur Philippe. Qu’ont-ils trouvé en arrivant ici ? Une usine merveilleuse, agencée intelligemment, fonctionnant selon les principes les plus modernes. Qu’est-ce qui lui manquait ? On ne fait pas mieux que nos cardes. Nos bancs à broches sont de la dernière perfection, et sans les stupidités de cette machine, tout aurait roulé on ne peut mieux. Or vous savez ce qui nous faisait défaut pour l’envoyer promener d’un coup d’épaule, comme s’y sont pris les Alibert ? L’audace que donnent les capitaux, tout simplement. Oui, il nous semblait que l’usine avait un pauvre air, qu’elle s’en allait comme un malade qui est « touché ». Mais en réalité nous étions un établissement modèle, et ils ont bien flairé la bonne affaire, les Alibert, dès le premier jour. Eh bien, monsieur Philippe, qui donc avait mis ça debout ? Monsieur Martin d’Oyse et monsieur Élie tout seuls, cependant. Ce n’est pas difficile de sauver une situation, quand on est mis en présence d’une entreprise qui marche toute seule et qu’il s’en faut seulement d’un peu d’argent…

— Vous êtes dure pour les nouveaux associés, Marthe.

— Non, monsieur Philippe, je remets les choses au point, car je n’aime pas voir les Martin d’Oyse rabaissés devant les Alibert. Je reconnais bien que ces derniers ne sont pas des imbéciles, pardi ! Ils n’existent que pour les affaires, il est bien juste qu’ils aient parfois des clairvoyances dont sont privés ceux qui embrassent toutes les activités du cerveau et du sentiment. Mais je n’entendrais pas qu’on fît de votre père, qui sait tout, qui comprend tout, qui est un industriel de premier ordre et qui est en même temps un artiste, un poète, un homme plaçant la beauté au-dessus de l’argent, un homme accompli, un homme idéal enfin, non, je n’entendrais pas qu’on en fît un petit garçon devant les cousins riches.

Philippe se tut un long moment. L’encens que cette jeune plébéienne intelligente lançait si passionnément à sa famille l’étourdissait un peu. C’était un culte touchant, une dévotion aveugle, qui flattait, en lui tout ce qu’il avait de race. Mais son habitude instinctive d’une pensée plus aiguë que celle de Marthe lui fit dire :

— Il ne faut pas être injuste dans ses sentiments. J’aime vous entendre louer ma famille et c’est votre droit de la préférer, mais vous êtes injuste envers les Alibert : vous vous refusez à reconnaître leur belle puissance. Et d’abord moi, Marthe, je leur garde une reconnaissance ardente pour la part d’amitié qu’ils ont apportée dans l’association. Et puis, je les admire…

— Écoutez l’auto qui descend, interrompit Marthe. Oh ! maintenant, le déjeuner de ces messieurs ne dure pas longtemps. Les Alibert sont là pour leur pousser l’épée dans les reins. Eux, monsieur Philippe, ils ne voudraient pas sortir de l’usine.

La sirène siffla au tournant, et aussitôt on vit la voiture luisante s’engager là-bas dans le parc et glisser devant le cèdre. Marthe et Philippe se levèrent. Marthe secouait sa robe ; l’aviateur courait déjà vers son père. M. Xavier poussa un cri de surprise :

— Tu étais là, Chouchou !

Sam et Freddy, en sautant à terre, disaient :

— Ah ! Martin d’Oyse, on vous y prend. Vous faisiez la cour à mademoiselle Natier !