Les Cousins riches/2/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 118-128).

VI

L’ère des transformations commença. Le premier coup d’autorité des Alibert fut l’expulsion du petit M. Senlis. Élie le défendit. C’était un incapable, il l’accordait, mais cela faisait un excellent surveillant, et véritablement la maison Martin d’Oyse et Alibert, comptant déjà quatre maîtres, avait-elle besoin de plus ? La modicité des appointements qu’on attribuait à ce médiocre directeur constituait déjà une bonne affaire.

Au fond, Élie était un sentimental ; il voulait conserver une place au malheureux, mais pour rien ne l’eût avoué. Sam et Freddy ripostèrent vertement :

— Une bonne affaire ? Ce n’est jamais une bonne affaire de mettre, fût-ce même quatre sous, dans une combinaison sans rendement. C’était parce que l’usine périclitait que vous auriez dû choisir une valeur et la payer. Il ne faut jamais choisir que des valeurs, et pour les avoir, il faut les payer. Une filature comme celle-ci requiert un directeur de premier ordre. Nous ne pouvons pas tout faire. Le directeur est un rouage essentiel. Achèteriez-vous une carde à la ferraille ? Non, n’est-ce pas. Alors, en matériel humain, prenez des capacités. Nous avons eu l’occasion de rencontrer le directeur de chez Taverny. Voilà un homme. Il nous le faut.

— Il ne doit pas tenir à quitter une maison où il est bien payé.

— Nous le payerons davantage… ce qu’il voudra… pourvu que nous l’ayons. Nous avons des capitaux. Il s’agit de savoir s’en servir. L’argent se sème comme du blé, et il lève toujours, pourvu qu’on choisisse le terrain. Croyez-vous donc, Élie, qu’on garde le grain dans le grenier de peur de le mettre en terre ?

M. Senlis fut donc remercié. Sa consternation empoisonna les Martin d’Oyse pour de longs jours. Ils obtinrent qu’on lui verserait à titre d’indemnité les appointements de six mois. De leur côté, les Alibert louvoyaient pour obtenir le directeur de Taverny. Ils s’arrangeaient pour se trouver sur sa route, quand il rentrait chez lui. Cet homme s’étonnait. On lui fît des propositions. Elles étaient telles qu’il fut ébloui avant d’être indigné. Il dit cependant :

— Il m’est difficile de quitter monsieur Taverny pour son adversaire.

Mais Sam et Freddy savaient qu’ils n’auraient pas à lutter longtemps. Comme ils le disaient volontiers, ils [avaient des capitaux. C’était suffisant pour conférer à la filature un attrait tout-puissant. L’atmosphère avait changé, autour de l’usine, on n’aurait su dire en quoi. D’insaisissables bruits avaient ramené la confiance. Le directeur de la banque rodanaise, chez qui une partie du dépôt des fonds Alibert avait été faite, écrivait des lettres obséquieuses. Les ouvrières avaient un regain de ponctualité et de courage. L’odeur mystérieuse de l’argent commençait à sortir de partout, et magnétisait jusqu’aux passants. On savait une action judiciaire engagée contre les constructeurs de la machine à vapeur. Des expertises furent ordonnées par le tribunal. On est enclin à écouter les raisons d’un plaignant riche. Trois mois plus tôt, la mauvaise situation de l’usine eût inspiré de la défiance préalable aux experts ; aujourd’hui, ce fut sans arrière-pensée qu’ils examinèrent la machine d’une entreprise prospère.

Entre temps, M. Martin d’Oyse conduisit au Havre les Alibert pour des achats considérables de coton. Les jeunes gens étaient incapables d’en reconnaître la qualité. Au magasin des échantillons, il étira sous leurs yeux la fibre courte du coton d’Amérique ; puis, ses doigts cardant délicatement la houppette d’Egypte, il leur en montra la fibre allongée et résistante. Sam et Freddy s’instruisaient sans mot dire. M. Martin d’Oyse prenait plaisir à se les associer ainsi plus intimement. Il disait volontiers : « Les Alibert sont comme mes enfants. »

Maintenant ils habitaient le second étage des Verdelettes où un appartement complet de garçon avait été aménagé, selon leurs désirs de commodité et de bien-être.

Un seul domestique les servait, mais ils l’avaient choisi vigoureux et intelligent, et ensuite capté par de gros gages. Au surplus, ce qui pouvait être automatique dans le service lui était épargné. Le balayage s’accomplissait comme par enchantement. Tous les moyens mécaniques de faire la cuisine étaient à sa disposition. Pas une invention nouvelle pour hacher les viandes en pressant un bouton, ou pour les faire cuire en en tournant un autre, qui fît défaut. Quand on installa chez eux l’électricité, les Alibert dirent à M. Martin d’Oyse :

— Pour le même prix nous la faisons mettre chez vous.

— L’électricité aux Verdelettes ! s’écria madame Martin d’Oyse, mais ne sera-ce pas un anachronisme ? Des ampoules jureront sur nos vieilles poutres. Le château va perdre son caractère.

Samuel repartit :

— On ne s’éclaire pas avec le caractère d’un château, madame, et quand vous circulez le soir le bougeoir à la main, la beauté des ombres tournantes n’ôte rien à l’inconfortable de votre promenade. Le beau, c’est ce qui est commode.

— Cela me ferait un peu de peine, objecta-t-elle doucement.

Cette phrase déchira M. Martin d’Oyse, mais il céda. Les Alibert avaient si fortement raison sur tant de points qu’on leur faisait crédit d’avance. Les lampes, les bougies disparurent. La clarté ruissela le soir dans l’escalier de pierre, et la suspension de rude fer forgé, qui datait de la Ligue, s’orna de fruits cristallins tout gonflés de lumière.

— Chère amie, disait M. Martin d’Oyse à sa femme avec de louables efforts pour se convaincre lui-même, avouons que mes jeunes associés sont dans le vrai : cela est plus agréable.

— Oui, oui, reprenait avec un sourire énigmatique la belle Élisabeth.

Pour troquer la calèche contre l’auto, il lutta plus longtemps. Le camion automobile destiné à transporter à la gare les caisses de cotons filés roulés en écheveaux, dont la production augmentait notoirement, il l’avait accepté de bon cœur. La traction mécanique à l’usage des marchandises, elle, s’imposait. Mais pour conduire à Rodan madame Martin d’Oyse, et pour y aller lui-même, le mercredi, aux séances de la Rose, il ne pouvait admettre que l’attelage et ses deux bêtes fines, fringantes sous leurs gourmettes.

Frédéric fit un travail sérieux. Il calcula sur le trajet de l’usine, sur le trajet de Rodan, sur le trajet du Havre, les heures, les minutes, les secondes qu’on pouvait récupérer dans un semestre, grâce à l’auto, et il dit à M. Martin d’Oyse :

— Nous avons des capitaux, et c’est une valeur extensible, reproductible. Le temps, lui, est une valeur qui ne reproduit pas. C’est pourquoi il faut dépenser l’argent et économiser le temps. Vous, vous faites le contraire : vous gaspillez le temps, qui tombe au gouffre, et vous retenez systématiquement l’argent qui se féconderait du fait même d’être semé. Voilà votre grande faute.

— Il y a des valeurs spirituelles aussi, hasarda M. Martin d’Oyse, timide.

— Oui, mais en ce moment nous faisons des affaires, et il faut vendre la calèche qui vous fait perdre du temps.

Un carrossier de Rodan vint l’apprécier. Là-dessus, la plus élégante machine, vernissée, polie comme un miroir, légère, bien suspendue, capitonnée de gris-perle et fournie d’un des plus récents moteurs, arriva en gare. Les Alibert l’avaient choisie d’office. Par raison, M. Xavier décida de vendre aussi les deux trotteurs. Quand le garçon, envoyé par une grande écurie voisine qui les avait achetés, les emmena par la bride, madame Martin d’Oyse se cacha le visage dans les deux mains. Enfin le carrossier de Rodan prit un soir la calèche. Il resta une charrette anglaise, et les deux chevaux de monsieur et madame Élie.

Le même soir, après une journée d’été orageuse, les Alibert se reposaient en fumant des cigarettes dans un coin du parc dont on leur laissait plus spécialement la jouissance. Ils virent s’avancer leur cousine qui se promenait du pas d’une femme qui s’ennuie.

— Cécile ! appela Samuel sans quitter le banc où il était assis, venez nous faire une visite.

Elle s’approcha nonchalamment.

— Comme vous êtes jolie, ce soir ! lui dit Samuel sans plus de préambule.

Ils la firent s’asseoir entre eux et lui offrirent des cigarettes parfumées. Son rire habituel l’avait reprise maintenant, et elle s’amusait de sentir l’effleurer la curiosité de Samuel.

— Vous savez, dit-elle, je suis rudement contente que mes beaux-parents aient bazardé leur calèche. C’était un non-sens, cette calèche. Au moins, à présent, avec l’auto, on pourra connaître une vie plus mouvementée. C’est comme l’électricité dont vous nous avez dotés presque de force. Voilà au moins un progrès !

— Je crois que les Martin d’Oyse avaient très grand besoin que nous vinssions ici, à tous points de vue, dit Samuel avec une entière simplicité.

Frédéric renchérit :

— Nous avons encore beaucoup à leur apprendre. Nous, aimons être ici pour leur enseigner toutes les choses modernes. C’est intéressant, véritablement, car ils sont des amis pleins de loyauté. Nous sommes très heureux de les avoir sauvés du malheur.

— Mais ils sont très en retard, ajouta Samuel, et ils ont encore besoin de nous pour longtemps.

— Oh ! cela est vrai, dit Cécile, animée ; ils parlent sans cesse de leur passé, de leurs traditions, du caractère que doit garder le château. Mais on ne vit pas dans le passé. Vous, vous êtes intelligents, vous comprenez la vie telle qu’elle est dans sa réalité présente, c’est-à-dire dans sa seule réalité qui est le fait de chaque jour.

— Vous aussi, Cécile, vous êtes intelligente.

Vous croyez, Samuel ? fit-elle, naïvement épanouie. Mon mari, lui, n’a pas l’air de le penser. Quand je lui dis ce que je viens de vous déclarer là, que rien d’autre ne vaut que ce qui promet directement rapport ou jouissance, et que les illusions sont des faiblesses, il rit, il m’embrasse, il murmure pour lui-même que je n’entendrai jamais un mot aux spiritualités de la race, au domaine de la pensée pure, et à l’idéal désintéressé. Il me trouve une petite fille.

— C’est-à-dire que vous êtes clairvoyante et raisonnable, dit Samuel avec admiration.

Elle était sérieuse, rengorgée dans son léger embonpoint comme une jolie tourterelle. Samuel regardait la nacre de son cou sous les frisons de ses cheveux, et il eut soudain cette physionomie qu’on lui avait déjà fugitivement vue, le jour où, allongé par terre sous la machine à vapeur, noir de graisse et de suie, il avait reçu, en un choc, la vision rose de Cécile.