Les Cousins riches/4/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 201-214).

II

Alors Cécile commença son siège pour l’établissement du chauffage central aux Verdelettes. Elle se plaignit d’abord du froid. Les pluies étaient venues, les feuilles tombaient. Ou la voyait parcourir en frissonnant les corridors. Elle parlait de rhume, de bronchite et de mort. Son mari tremblait, demandait qu’on fît du feu partout. Les domestiques maugréaient, disant que c’était la première année qu’on « allumait » si tôt. Elie un soir palpa les mains tièdes et potelées de sa femme.

— Vous n’avez pas la fièvre, vous n’allez pas être malade au moins !

C’était devant les bûches flambantes, au salon, pendant que monsieur et madame Martin d’Oyse veillaient ensemble sous la lampe électrique en compagnie de Fanchette, qui avait dîné chez eux ce jour-là. Ce n’était d’ailleurs point par caprice que Cécile s’était avisée de faire descendre sa cousine. Elle préparait son plan d’attaque et voulait que Fanchette fût présente à l’assaut, afin d’arrêter sur les lèvres de ses beaux-parents les arguments trop vifs destinés aux Alibert. Madame Martin d’Oyse n’aimait pas beaucoup cette grande gamine aux yeux illisibles, ni sa raideur, ni sa précocité. Mais elle en avait un peu de pitié, la trouvant triste. On s’efforçait de la tirer de son silence. On lui arrachait des mots indifférents.

— Si le château était véritablement chauffé, répondit Cécile, assez haut pour être entendue de tous, je ne gagnerais pas de mal. Une flambée ici, une autre là, c’est pour rire ; cela ne chauffe rien du tout. C’était bon pour les santés du moyen âge. Nos poitrines d’aujourd’hui réclament une autre température. C’est le chauffage central qu’il faudrait ici.

— Le chauffage central aux Verdelettes ! dit en riant Élie.

Monsieur et madame Martin d’Oyse dressaient l’oreille. Cécile frappa le grand coup :

— Mais, mon cher, il y sera bientôt, j’espère, car Sara et Freddy ont l’intention de le faire installer chez eux et chez nous par la même occasion. Les ouvriers doivent arriver dans trois jours.

On vit M. Xavier se lever tout droit, avec l’impétuosité d’un adolescent. Il allait parler, ses lèvres bougèrent. Puis il regarda Fanchette et se tut. Sans doute sa protestation contre les bons offices des Alibert était-elle un peu violente pour la prononcer devant leur sœur. Il se rassit, et au bout d’un instant :

— Nos associés sont très aimables, fort généreux, et je les remercierai personnellement quand je leur ferai comprendre que ce dernier… bienfait est inacceptable pour nous.

— Mais, mon cher papa, reprit Cécile, vous n’y pourrez rien. C’est un cadeau qu’ils veulent vous offrir à tout prix. Et vous verrez, vous verrez quand vous l’aurez, votre chauffage central aux Verdelettes, et qu’il fera tiède partout, dans les chambres, dans les corridors, dans l’escalier, vous serez bien content et vous trouverez cela joliment agréable !

— Ma fille, dit doucement M. Xavier, rien ne peut valoir pour nous l’agrément de conserver dans cette vieille demeure le souvenir de la vie d’autrefois. C’est peut-être une sorte de rêve que nous faisons tout éveillés. Mais ceux qui emploient leur existence à enterrer définitivement le Passé, à éteindre les souvenirs, à nier que ce qui fut existe encore, sont les esclaves du Temps : le Temps les réduit à la minute présente, en fait des êtres éphémères, les soumet à son illusion, La vraie vie, la vie sans limite, est celle qui étend ses ailes en même temps sur le Passé et sur l’Avenir, qui lutte contre le Temps, qui défend contre lui ses usages, ses affections, ses souvenirs, ses morts. Que je fasse demain construire à mes fils une maison moderne, j’y mettrai certes toutes les commodités que la science humaine a inventées et dont je voudrais qu’ils profitassent. Mais ici, Cécile, nous sommes les gardiens d’une superbe relique. On y joue, si vous voulez, la divine comédie du vieux temps afin que la vie de nos pères, de nos aïeux, ne tombe pas tout à fait sous la faux stupide de l’impitoyable Saturne. Vous adorez Saturne, Cécile ; il vous arrache à tout moment, dans le livre que vous lisez, la page d’hier. Nous autres, malgré lui, nous conservons intact le manuscrit antique. Nous nous plaisons à imaginer que si nos ancêtres revenaient errer dans nos chambres, ils les retrouveraient familières. Ce serait au surplus une faute grave contre le goût de stériliser ces belles et somptueuses cheminées qui nous font un si souriant visage, pour les remplacer par d’ignobles appareils qui sont proprement le mobilier d’une usine, mais point d’un château de la Renaissance.

M. Martin d’Oyse, en parlant, avait contenu son émotion afin de ne froisser personne. Il avait parlé pour Cécile, mais surtout pour Élie, redoutant que son fils aîné ne s’engageât par amour dans le sillage de la jeune bru pratique et utilitaire. Il n’avait guère fait attention à cette grande gamine de Fanchette qui ne comptait pas. Pourtant les prunelles pâles de diamant sans feux ne s’étaient pas détachées des lèvres du gentilhomme. M. Martin d’Oyse venait de dévoiler un monde à Fanchette amoureuse. Il ne s’en doutait pas. Il écoutait Cécile qui réfutait :

— C’est très joli, tout cela, mon cher papa, mais vous serez bien avancé quand nous aurons de bonnes fluxions de poitrine. Et puis je vois autre chose. Vous ne pouvez empêcher mes cousins de s’installer ici à leur guise, ni les contrarier en repoussant ce qu’ils vous offrent si gentiment, si gentiment. En somme nous leur devons beaucoup à mes cousins, mon cher papa. Nous leur devons tout. Sans eux, où en serions-nous à cette heure ?

— Sans eux, Cécile, nous serions ruinés ; je serai, sachez-le bien, le dernier à l’oublier. Je leur ai voué plus que de la reconnaissance : une amitié indestructible. Tout ce que j’ai est à eux, et s’il fallait au prix de ma vie les servir, je lèverais.

— Il n’est pas question de tant, dit Cécile d’un petit air calculateur. Ils ont seulement un vif désir qu’ils m’ont chargée de vous exprimer. Ils seraient mortellement offensés si vous refusiez, n est-ce pas, Fanchette ?

Mais Fanchette s’obstinait dans son silence farouche. Cécile continua :

— Mes cousins voient juste et loin. Vous savez comme ils sont intelligents. Il faut bien leur reconnaître une grande netteté d’esprit.

Toutes les réformes qu’ils ont apportées ici sont excellentes. Pouvez-vous leur dire maintenant : « Laissez-nous tranquilles, nous n’avons pas besoin de vos services ? »

— Ma chérie, dit enfin Élie, nous sommes associés avec vos cousins à la filature ; mais qui donc est le maître aux Verdelettes ?

M. Martin d’Oyse reprit :

— Ta femme pose le débat sur un terrain très délicat. Si notre gratitude envers les Alibert est en jeu, tout change. Un conflit entre eux et nous est impossible. Il n’est pas de sacrifice que je ne fasse, même de mes sentiments les plus chers, afin de ne pas leur manquer. J’aurai avec eux une explication et si mes raisons ne les convainquent pas, je céderai, sans lutte.

Fanchette, l’air indifférent, lançait du fond de son cœur à celui qu’elle aimait une invocation. Elle disait :

— Chouchou ! il me semble que je commence à comprendre les Martin d’Oyse ! Chouchou, c’est vrai que vous êtes très loin de nous, plus loin que je ne voulais le croire, et qu’il nous faut des audaces de Barbares pour prétendre vous gouverner. C’est le Passé qui nourrit votre vie intérieure, je viens de l’entrevoir sous la parole de votre père, Chouchou ; nous autres, nous n’avons pas de passé, nous n’avons pas une histoire de famille immémoriale qui nous situe à la fois dans plusieurs siècles. Les Martin d’Oyse sont de l’essence d’humanité, ils sont le dernier mot de l’homme accompli. Nous autres, les Alibert, nous restons encore dans la fougue de la vie matérielle. Chouchou, pardonnez-moi d’avoir souri de votre idéalisme. Votre idéalisme est une réalité plus absolue que nos capitaux et que nos machines. Il est le règne de l’esprit. S’il n’y avait pas d’Alibert, le monde serait peut-être moins riche et moins bougeant. Mais si les Martin d’Oyse disparaissaient, il cesserait d’être beau. Il me semble que je le comprends, et je sais pourquoi. Chouchou, c’est que je vous aime

Élie, durant toute la discussion, avait écouté sa femme et son père et n’avait placé qu’un mot. Il était taciturne, distrait, lointain. Quand Cécile vint le prendre à l’épaule en lui demandant : « Vous voulez que nous montions ? » il sursauta, la suivit sans desserrer les lèvres.

Mais une fois dans le cabinet de la tourelle, la jeune femme vit son mari changer de visage. Tout à coup elle cessait de lire en lui l’adoration coutumière, et elle en fut décontenancée, car il lui fallait de l’encens à tout prix.

— Vous avez bien plaidé la cause de vos cousins, lui dit-il avec un rire mauvais. On sentait que vous étiez leur avocate naturelle. On pouvait du reste prévoir qu’en cas de conflit, vous prendriez parti pour eux contre nous.

— Oh ! un conflit… murmura-t-elle… pour des appareils de chauffage !

— Le conflit est de tous les jours, de tous les instants, insidieux, courtois même, avec toutes les formes tempérées qu’une mutuelle estime peut lui donner, dit Élie, mais il existe. Il est psychologique. Les Alibert et nous n’étions pas faits pour une telle communauté de vie, où l’immense service qu’ils nous ont une fois rendu leur inspire l’ambition de nous les rendre tous. Amis, certes, nous pouvons l’être, mais chacun chez soi. Près d’eux, Cécile, vous vous êtes ressouvenue que vous étiez une Alibert. Leur bord est le vôtre. Votre race vous a ressaisie. Et moi, moi votre mari, pour quoi est-ce que je compte ?

— Élie ! Élie ! dit la jeune femme en essayant encore de plaisanter, voici la première fois que je vous vois dans une telle colère.

— En colère ? gronda Élie, on y serait à moins. Je sens ma femme qui m’échappe. Croyez-vous que je me bouche les oreilles quand vous passez votre temps là-haut et que j’entends votre rire joyeux résonner chez vos cousins ? Croyez-vous que je laisse inaperçus votre entente perpétuelle avec les Alibert, ce parti pris de leur donner en tout raison et le goût que vous montrez pour eux, si ouvertement ?

— Bon ! vous êtes jaloux maintenant ! Mais, mon petit Élie, c’est bien naturel que j’aie pour ma famille une sympathie marquée.

— Votre famille, dit Élie en la saisissant par les poignets, dans un instinct furieux de domination, votre famille s’appelle Martin d’Oyse aujourd’hui ! Je vous ai donné notre nom ; les enfants que vous mettrez au monde seront des Martin d’Oyse, vous êtes une Martin d’Oyse. Vous n’avez pas le droit de retourner aux Alibert, Vous êtes ma chair et mon sang.

Il lui faisait peur et elle essayait de se dégager en tordant les bras, mais cette résistance exaspérait encore Élie et il continua sourdement.

— Hein, il est riche, Samuel Alibert ? il a des capitaux ? c’est une puissance ? Du jour où il a posé sur la filature sa patte solide, la filature matée s’est mise à ronfler et à vomir des tonnes de fil. Je me rappelle comme vous le regardiez quand il était couché, noir de graisse et de suie, sous le tube de la machine. Vous étiez béante devant ce mécanicien millionnaire. Dès ce jour-là je suis devenu « votre pauvre Élie ». Je ne suis pas un monteur, moi ; je n’ai pas de combinaison comme un ouvrier du métal ; mes mains ignorent l’anatomie d’une machine à vapeur. Alors, qu’est-ce que je sais ? À quoi suis-je bon ? Mes goûts, mes tendances, ma race qui n’ont pas su vous gagner des millions, vous les avez méprisés. Devant les revues que je reçois vous dites sans comprendre : « Mais comme vous lisez ! » S’il y a une autre vie que celle des machines et des banques, vous n’en avez aucun souci. Je n’ose plus parler d’art devant vous, j’ai peur de votre sourire, et j’hésite aussi à vous offrir un bijou, car vous y reconnaîtriez l’intervention des cousins riches, grâce à qui nous avons échappé à la ruine. Tel est votre pauvre Élie, Cécile !

— Comme vous exagérez avec votre imagination !

— Je n’exagère pas, je vous aime. Je vous ai tant aimée ! J’en perdais la raison. Votre pas dans l’escalier, votre voix dans une chambre voisine, tout ce qui m’annonçait que vous étiez prochaine, que vous alliez venir, me communiquait une ivresse. Quand nous partions au galop de nos chevaux dans la campagne, et que je vous voyais devant moi, bondissante, j’étais fou. Et au surplus je vous chérissais comme une petite fille. Vous entendez, vous m’auriez donné un enfant, que je n’aurais pas trouvé pour lui d’autre forme d’amour que cet attendrissement religieux et protecteur dont je me sentais inondé devant vous. Cécile, ma Cécile !

Il s’abattit sur la table, la tête dans ses coudes plies. Cécile vit les soubresauts de douleur qui secouaient son corps, et cette fois fut troublée. Elle ignorait toute malice, et sans découvrir dans sa conduite aucune faute, elle s’affligea pourtant de voir souffrir Élie.

Elle s’approcha de lui, l’enlaça, chercha son visage qu’il cachait.

— Mais, mon chéri, je vous adore. Je vous assure que je vous adore, moi aussi, répétait-elle. Je me demande ce que vous avez à’me reprocher. Ces deux garçons, pour moi, sont des camarades, rien de plus.

— Ce n’est pas d’eux que je suis jaloux, murmura Elie, c’est de votre race qui vous reprend, qui vous arrache à moi. J’ai essayé de vous faire mienne totalement ; je n’ai pas pu.

L’esprit de Cécile, espiègle et géométrique à la fois, tenta un effort pour consoler cette subtile détresse.

— Élie, on ne change pas son sang, on ne peut pas, mais on aime cependant. Ce n’est pas ma faute si je ne suis qu’une Alibert. Votre famille, je vous l’ai cent fois dit, je suis à genoux devant elle, je l’admire, je ne me lasse pas des horizons nouveaux qu’elle m’ouvre chaque jour. Les Martin d’Oyse, je le conçois bien, sont mille fois plus intéressants que nous ; ils sont chatoyants, ils sont divers, ils sont imprévus.

— N’essayez pas de les comprendre, fit durement Élie.

Cécile sentait son bonheur conjugal enjeu et prenait peur. Elle était de ces femmes qui, aux heures de crises, mettent en balance, froidement, leur orgueil et leur bonheur, et délibérément jettent par-dessus bord celui-là pour sauver ce qui leur est le plus doux. Cécile n’entendait pas se passer de l’amour d’Élie. Il lui était nécessaire.

Élie murmurait :

— On ne devrait jamais épouser une femme qui…

Elle l’arrêta. Son instinct lui dictait de ne plus controverser. De force, elle s’approcha plus près d’Élie, elle se fit humble et caressante. Si loin de se sentir coupable, elle prononça pourtant, puérilement :

— Je te demande pardon, pardonne-moi, pardonne-moi.

Il se souleva, vit penchée cette tête chérie, aperçut cette chevelure d’or qui lui semblait toujours née d’un conte de fée. Sa colère s’évapora. Il saisit sa femme, la regarda silencieusement. Cécile comprit qu’elle l’avait vaincu et lui jeta les bras autour du cou.