Les Cousins riches/4/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 215-221).

III

Huit jours plus tard, une équipe de maçons envahissait les Verdelettes. On entendait le bruit des pioches qui s’attaquaient férocement aux moellons des murailles puissantes. Samuel et Frédéric discutaient avec l’entrepreneur, le plan à la main. Ils parlaient de travée dans la pierre, de plafonds perforés. Puis les poêliers arrivèrent. Les Martin d’Oyse allaient presque toujours seuls maintenant à la filature. Les Alibert demeuraient au château pour surveiller la pose des appareils. Cécile triomphait.

— Cela va être délicieux, disait-elle, cette tiédeur partout.

Mais, devant son mari, elle se gardait bien d’exprimer son contentement. Elle prenait un air sage de petite fille à qui l’on a pardonné. D’ailleurs les Martin d’Oyse assistaient impassibles à cette nouvelle défaite de leurs intimes sentiments. Jamais ils n’en disaient un mot. Ils subissaient une catastrophe, mais ils y avaient donné leur adhésion et savaient pourquoi. Toute plainte était superflue. Le jour où l’on monta dans le grand salon les deux radiateurs vernissés, madame Élisabeth intervint seulement : c’était afin qu’on ne les posât point sous les portraits célèbres des Martin d’Oyse du xviie et du xviiie siècle, qui formaient là une galerie incomparable. Elle craignait pour ces toiles précieuses. Mais la disposition du salon fit qu’il fallut déplacer l’aïeule charmante du temps de Louis XIV, celle dont le haut front se couronnait de boucles légères et à qui l’on disait que Chouchou ressemblait comme un fils Ce portrait régnait là depuis si longtemps que le gros clou rouillé se cassa dans la pierre du mur.

Fanchette, pendant ces travaux, errait dans le parc humide, autour du château, quelquefois dans le vestibule et jusque vers les portes cintrées de la cave, d’où l’on voyait sortir des maçons tout vêtus de blanc. Elle paraissait en peine d’elle-même, inoccupée. Par politesse, madame Martin d’Oyse, qui ne l’aimait guère, lui dit ce jour-là sur le seuil du salon où elles se rencontrèrent :

— Vous n’entrez pas quelques instants, mademoiselle Fanchette ?

Fanchette rougit et fit, avec son geste un peu garçon de grande gamine, signe qu’elle acceptait. Au fond elle désirait cette invite, et c’était autour de madame Martin d’Oyse qu’elle tournait ainsi depuis plusieurs jours. Elle entra, vit le désarroi du salon, les radiateurs sur les tapis retournés, et le portrait de l’aïeule qui ressemblait à Chouchou, appuyé au dos d’un fauteuil guindé, tandis que des plombiers en cotte bleue, leur lampe à la main, soudaient un tuyautage. Pour la dernière fois, un bon feu flambait dans la cheminée. Madame Martin d’Oyse reprit sa place près du foyer et, désignant à Fanchette la chaise opposée, lui dit de s’asseoir. Mais, comme si elle n’entendait pas, la jeune fille resta debout. Il y eut un silence. Elle finit par murmurer :

— Madame, avouez que mes frères vous font de la peine.

Dans un sursaut d’étonnement, madame Martin d’Oyse leva les yeux sur cette grande écolière insaisissable qui semblait ne penser jamais qu’à ses livres de physique, à ses succès d’études, et se tenir pour le reste en dehors de tout le monde. Cette phrase était tellement inattendue que la châtelaine demeura interdite

— Je sens bien, madame, que mes frères sont en faute envers vous. J’ai entendu monsieur Martin d’Oyse exprimer ses craintes de voir dénaturer la physionomie du château. Il me semble que j’ai compris. Mes frères. non. Ils ont pensé bien faire en se montrant impérieux. Ils croient tout savoir parce qu’ils sont riches. Ils ne peuvent pas saisir la moitié de vos idées dont ils ne tiennent pas compte. Moi, madame, j’ai un grand chagrin en voyant votre salon dans cet état. Quand Philippe reviendra et qu’il trouvera tant de changement au château et vos belles cheminées éteintes, je voudrais qu’il sût que moi aussi j’en ai été triste et que j’ai donné tort à mes frères.

— Ma chère petite, dit madame Martin d’Oyse, c’est gentil à vous de me parler ainsi, mais nous ne pouvons être que très reconnaissants à vos frères qui nous témoignent par toutes ces manifestations leur amicale sollicitude. Cette disposition de leur part, après que, déjà, ils sont venus si généreusement, si spontanément à notre aide, ne peut manquer de nous toucher.

Fanchette regardait fixement la châtelaine.

— Ils vous sont dévoués, madame, c’est vrai, mais mal dévoués. Moi, j’aurais voulu que les Verdelettes restassent ce qu’elles étaient autrefois.

Toutes les émotions que madame Martin d’Oyse subissait depuis quelques jours, en les dissimulant, la ressaisirent à ces mots. Ses beaux yeux longuement fendus, pareils à ceux qu’on voit aux femmes des anciennes décorations de l’Orient, s’emplirent de larmes. Elle se détourna vers le foyer pour les cacher. Mais Fanchette s’en aperçut, mit un genou par terre pour se rapprocher d’elle, et dit avec cette légère gaucherie de l’âge ingrat que ses dix-sept ans gardaient encore :

— Madame, j’aime tant votre famille !

Le soir, madame Martin d’Oyse, qui écrivait quotidiennement à son cher Philippe, lui disait :

« Mon pauvre Chouchou, tout est bien consommé, les radiateurs sont dans le salon. Il a fallu désagréger la galerie des portraits et fort mal placer entre deux fenêtres Arthémise Martin d’Oyse, l’aïeule que par ta ressemblance tu semblais avoir faite ton bien particulier. Nous ne soufflons mot, estimant que les Alibert ont acquis sur nous de grands droits. Mais quelque chose d’autrefois est mort avec les flambées de nos cheminées antiques, et c’est chaque jour ainsi un souvenir qui disparaît. En tout ceci l’étrange Fanchette m’a bien étonnée. Tu ne saurais croire, mon enfant, combien cette petite Alibert, sous son aspect froid, revêche et presque inexistant, recèle de cœur et de délicatesse. Je m’étais gravement trompée sur sa nature. Imagine-toi que cette après-midi, se trouvant seule avec moi, timidement, après mille hésitations, elle m’a dit des choses charmantes au sujet de la sollicitude quelquefois intempestive que ces excellents Alibert montrent à notre endroit. Elle déplore qu’on dénature ainsi la physionomie du château. Elle comprend ce qui échappe à ses frères et même à notre pauvre Cécile. C’est une exquise petite fille qui mérite d’être mieux connue et que tu ne soupçonnais pas, j’en suis sûre.

» Élie devient très mélancolique. Nous nous sentons tous assiégés par une bonté tyrannique devant laquelle il n’est arme qui ne tombe. Que restera-t-il aux Verdelettes des Martin d’Oyse ? C’est le règne des Alibert. Le pire est que ces jeunes gens sont parfaits. Ton père les chérit et les défend en prétendant que nous n’avons pas d’amis meilleurs. Mais Elie ronge le frein qu’il sent qu’on nous a mis.

» J’entends dire que l’usine a donné hier son maximum de fil… »