Les Cousins riches/5/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 282-290).

II

Fanchette, qui avait passé à Paris les premières semaines de l’année nouvelle, était maintenant réinstallée aux Verdelettes par ordre de son médecin. On la trouvait très anémiée, très fatiguée. Aussi, pas d’études, pas d’air parisien.

— Fanchette, disait madame Martin d’Oyse avec un grain de tendre compassion, elle a tellement maigri qu’elle rappelle par ses minces formes les saintes du treizième, qu’on voit dans les cathédrales.

Et on lui conseillait de se promener beaucoup dans la campagne pour gagner de l’appétit. Tous les matins, en effet, on voyait sa pauvre silhouette frêle s’en aller lentement sur la route. Souvent elle s’aventurait par les champs de la ferme Josseaume où l’avoine verte remplaçait le blé de l’année dernière, jusqu’au petit bois où le cruel Philippe lui avait si durement expliqué les impossibilités morales de leur amour. Et quand elle était bien entourée d’arbres protecteurs, toute seule et loin des regards, elle relisait la terrible lettre de Chouchou, reçue la veille du jour où Cécile avait mis son fils au monde.

« Je vous suis devenu odieux, Fanchette, ce qui n’est que juste. Pourtant il me faut encore aujourd’hui essayer de me disculper devant vous. Je suis à la merci de mon appareil. Si je tombais, par hasard, ce serait dans la certitude que vous me détestez. Non, non, Fanchette, pas cela ! Je ne veux pas que vous me détestiez !

» Vous croyez que je ne vous aime plus, peut-être ? Si vous saviez ! Au rebours de ce que j’espérais, l’absence a développé cet amour contre lequel je voulais me défendre parce que nos divergences morales le viciaient. Il a envahi mes nuits et mes jours. Les mois s’écoulent, et je m’emploie inutilement à l’étouffer. Depuis que je vous ai revue ce soir de décembre, aux Verdelettes, je vous porte en moi, vous m’anéantissez. Mais, j’en demeure toujours plus certain, il me serait meilleur de mourir que de voir notre amour s’avilir au contact de nos deux natures disparates.

» Seulement, il ne faut pas me haïr, Fanchette, souvenez-vous-en toujours. Aujourd’hui, demain, peut-être même dans la mort, je vous aime ».

Voilà ce que Fanchette allait relire tous les jours dans les bois, dans les chemins creux, au revers des talus, parfois dans la vallée, sur le chemin bordé de saules que rafraîchissait la rivière près de l’usine grondante. Elle reprenait la lettre d’un bout à l’autre et sa peine y trouvait un horizon nouveau, une terre nouvelle où elle respirait avec délice. Bien qu’elle y vît le tombeau de tout espoir et malgré la fin angoissante de cette missive à la Werther, Fanchette s’en nourrissait, s’en abreuvait, insensible à tout ce qui n’était pas le grand cri d’amour jaillissant de ces lignes. Philippe l’aimait encore. Tout était là.

Souvent elle pensait à lui écrire aussi. Le dernier mot de la lettre résonnait perpétuellement en elle comme si quelqu’un lui avait parlé à l’oreille. Et tout son être répondait : « Moi aussi je vous aime, Chouchou. » Mais Philippe ne demandait pas de réponse. Il disposait de leurs deux cœurs, impérieusement. Elle ignorait si, parmi tant de blessures, son orgueil à elle était atteint. Pourtant sa dignité lui interdisait de parlementer, de discuter. Elle saurait se taire.

Un matin où elle avait gagné le creux de la vallée par un sentier lointain, voisin du tissage Taverny, et où elle suivait le cours de la claire Aubette, elle entendit de longs coups sourds ébranler l’atmosphère. De loin, on aurait dit, plus secs et comme exaspérés, les éclatements réguliers de la machine à vapeur. Fanchette fut prise de curiosité et pressa le pas. Le bruit venait de la filature. Mais non, en approchant davantage, elle se rendit compte qu’il était produit en avant, en plein air. Et bientôt elle vit de la poussière voler par-dessus la cime des arbres. Un échafaudage entourait la maison de Nathalie. Des maçons tout blancs circulaient autour du toit crevé, et deux d’entre eux, s’acharnant avec leur pic sur la brèche déjà faite, agrandissaient le trou, faisant crouler à l’intérieur un ruissellement de plâtras, pendant qu’un nuage sale comme une fumée sortait du cratère.

Devant elle, debout au centre du potager, Fanchette aperçut M. Martin d’Oyse immobile, contemplant la démolition.

Sam et Freddy ne s’étaient pas trompés. Il n’y en avait pas pour longtemps à mettre par terre la vieille maison. Des tuiles et des voliges sautaient en l’air ; une des lucarnes, à laquelle on avait fait l’énucléation du châssis et des vitres, disparut en trois coups de pioche, et la façade, avec cet œil de moins et ce trou dans le crâne, devint burlesque.

Ce spectacle attira Fanchette. Il la distrayait. Elle s’amusait à voir ce toit s’effondrer, la destruction gagner la partie droite, écorner le mur, abattre la cheminée du pignon comme un château de cartes. Elle aurait voulu qu’on allât encore plus vite, donner au besoin son coup de pioche dans la muraille, comme si elle en avait eu la force, activer le désagrégement, car détruire est aussi une action qui communique la fièvre. Et elle pensait avec une satisfaction violente que, cette cabane disparue, l’usine doublée viendrait jusqu’ici, recouvrirait ce terrain de ses métiers, rapporterait un argent fou. Ses frères s’enrichiraient encore. Les Martin d’Oyse ramasseraient l’or à la pelle. Une impression de puissance, de domination la prenait à la nuque à cette idée du succès, de l’argent. Que la bicoque fut vite par terre, et les bâtiments construits, et que les bobines se missent à valser. Hardi ! Plus vite, les démolisseurs !

M. Martin d’Oyse était toujours devant elle. Il n’avait pas bougé d’une ligne ; ses deux mains aux poches de son pantalon relevaient les basques de sa jaquette. Il était grand, mince et droit. Fanchette s’avança de quelques pas dont le bruit se perdit dans le ronflement de l’usine et le fracas des pierres, des briques, des tuiles qui dégringolaient. Alors elle remarqua au travers des échafaudages que les volubilis qui garnissaient le mur jaune étaient fleuris. Mais les fleurs étaient étouffées sous les gravats. La liane fragile qu’on n’avait pas pris la peine d’arracher, s’écroulerait avec le mur, s’ensevelirait elle-même.

Deux autres ouvriers, d’un grand effort de reins, attaquèrent, en y jetant l’outil lancé à la volée par-dessus leur tête, le pignon de gauche. Un craquement bizarre se fit entendre et une grosse lézarde parcourut la façade qui eut l’air de grimacer douloureusement. Fanchette vit M. Martin d’Oyse passer la main sur ses yeux. Elle se demanda ce qu’il faisait là, si attentif. Puis le souvenir la ressaisit de Cécile disant l’année dernière dans le champ de blé : « Philippe, votre père est ridicule. » C’était à propos de cette maison. M. Martin d’Oyse en défendait la vie mystérieuse comme une valeur supérieure à tous les gains matériels. Et n’était-ce pas là-dessus qu’était venue, entre elle et Philippe, l’horrible dispute qui les avait désunis ? Pourquoi, mon Dieu ! puisque aujourd’hui la mère Natier, dont on respectait si religieusement l’attachement à ces vieilles pierres, s’en était séparée d’elle-même allègrement, bien contente de son nouveau domaine ? C’étaient eux, les Alibert, qui avaient raison. Et Fanchette s’adressait en pensée à Philippe, comme s’il eût pu l’entendre : « Vous voyez, Chouchou, vous voyez. Vous me disiez des choses tragiques : « Lorsque l’usine agrandie s’allongera jusque sur l’ancien potager de la vieille et que les bénéfices doubleront, l’argent qui entrera chez nous sera le prix des larmes de Nathalie et le produit de son chagrin. » Eh bien, Chouchou, la vieille n’a pas pleuré. Finalement, elle a laissé de bon cœur sa cabane, et moi, vous m’avez quittée parce que j’avais déclaré que vous étiez tout imagination, que vous aviez des mots, quand nous posions des actes. »

M. Martin d’Oyse l’intimidait, mais l’attirait aussi La douceur de ce gentilhomme pensif et bon, qui vivait loin de la vie dans un monde charmant, ne lui faisait point dire comme Cécile, au contraire. Malgré elle à ce moment, elle se rapprochait de lui insensiblement. Il finit par se retourner. Et quand Fanchette aperçut son visage baigné de armes, elle sentit s’évanouir en elle-même les pensées dont elle était si assurée la minute d’auparavant.

— Vous êtes venue vous aussi, mademoiselle, voir tomber la vieille maison ? lui dit-il Je vous demande pardon de vous montrer en même temps le spectacle de mon émotion Je me croyais seul. Cette vieille maison me rappelait une infinité de beaux souvenirs et le plus cher de mon passé.

Ce fut tout. Il se tut. Mais Fanchette comprit. Il avait perdu non seulement la maison, mais ce qui en était l’âme, c’est-à-dire le culte religieux de la vieille servante. Les destructeurs, avant de s’en prendre aux murs, s’étaient attaqués à l’attachement de la bonne femme. Et M. Martin d’Oyse pleurait aujourd’hui l’époque où les Alibert n’étaient pas encore venus, où la guerre était dure contre l’adversité, mais où il s’épanouissait au milieu de sentiments subtils et robustes à la fois, que personne au moins ne cherchait à combattre. Fanchette réfléchit longuement. Les événements matériels n’ont de sens que dans leurs rapports avec le cœur humain. Fanchette voyait clairement le rapport poignant qui existait entre l’écroulement de la maison et le cœur de M. Martin d’Oyse. Elle balbutia :

— Je le reconnais à présent, c’est odieux ce que mes frères ont fait là…

M. Martin d’Oyse la considéra, surpris. Les yeux froids et tristes se levaient sur lui avec une expression d’angoisse. Elle était tremblante. Il lui dit :

— Mes larmes m’ont trahi, mon enfant, mais que vos frères l’ignorent.