Les Cousins riches/5/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 291-307).

III

Le grand-père Boniface fut invité aux Verdelettes pour le baptême du bébé dont il était parrain. Élie et Frédéric l’allèrent chercher à la gare au jour convenu. On vit descendre du train à peine arrêté ce grand bonhomme encore solide, aux jointures souples, qui regardait les gens avec un sentiment de souveraineté. Il était vêtu avec beaucoup de soin et même de coquetterie, portait un feutre gris, et sur son bras un long pardessus d’été d’une étoffe extraordinaire, légère comme une soie. Il avait encore les mouvements rapides et brusques d’un jeune homme.

— Vous n’êtes pas fatigué de ce voyage ? demanda Élie.

Le grand-père Boniface répondit d’un air vexé :

— Oh ! oh !

On le fit monter en auto pour le conduire aux Verdelettes. Mais en passant devant l’usine, il exprima le désir de s’y arrêter. Là il donna l’impression d’être chez lui. D’ailleurs il avait personnellement mis dans l’affaire un joli chiffre sous le nom des frères Alibert. Au bureau, il serra la main de M. Martin d’Oyse. Tous deux se toisèrent imperceptiblement, comme deux chefs qui se mesurent. Il y avait quelque chose de royal dans le port du vieux paysan qui par son génie avait mis debout une race. Rien ne lui avait résisté. De la Fortune il avait fait ce qu’il avait voulu. Il se jouait encore avec l’argent comme un virtuose. Depuis le jour où il avait inauguré la vente colossale des porcs assemblés de la Brie, de la Beauce, du Velay, du Vexin, de la Sologne, du Vermandois, depuis le trust des cochons jusqu’à ses commandites énormes à la minoterie de son fils aîné, à la filature Martin d’Oyse, il avait inlassablement passé son temps à semer l’argent qui rendait au centuple. L’habitude de réussir toujours est une grande supériorité. Il avait l’autorité morale que donne le succès. D’autre part, son existence apparaissait claire, sans une tache. Pas une affaire louche, pas une combinaison inavouable, pas une spéculation criminelle dans son commerce avec l’argent. Il avait enrichi bien des gens. On ne connaissait pas de cadavres dans sa vie. Lui aussi était un homme de bien, et payait sa dîme à la charité. On parlait encore à Paris de son don de cinq cent mille francs pour les bains-douches des ouvriers de banlieue.

M. Martin d’Oyse, qui représentait un autre monde et une race différemment formée, appréciait dans le vieillard des facultés qui lui demeuraient toujours inaccessibles, m’admirait et l’estimait. On parla de Samuel et de Frédéric ; le grand-papa Boniface les regarda orgueilleusement. Si beaux gaillards qu’ils fussent, il les dépassait un peu pour la taille. Il mit une main sur l’épaule de chacun d’eux et répéta, pour M. Martin d’Oyse, son jugement favori :

— Ce sont deux lapins.

Le gentilhomme sourit et tourna un compliment sur l’intelligence merveilleuse de ses jeunes associes. Puis on visita l’usine. Malgré le fracas des batteuses et des bancs d’étirage dont tous les cylindres tournants trituraient le coton avec frénésie, Sam expliqua à l’oreille de son grand-père que bientôt cette salle serait doublée, et il comptait sur ses doigts les machines multipliées. À la salle de filage, où il n’était pas une bobine sur les ving-cinq mille qui ne tournât, le père Alibert hocha la tête, d’un air satisfait. On le conduisit alors sur le terrain qui s’allongeait après cette salle. Tous les arbres avaient été abattus, il ne restait plus trace de la maison de Nathalie. Des fondations sortaient de terre. Plus de soixante ouvriers travaillaient au chantier, et des camions apportaient jusqu’ici les pièces de fer destinées à la charpente.

— Pour quand l’achèvement ? demanda le père Alibert à l’entrepreneur qui se trouvait sur le chantier.

— Nous avons dit le 15 septembre.

— Finissez le 15 août, et vous aurez une belle prime de ma part.

Puis Samuel et Élie le conduisirent en auto jusqu’aux Verdelettes, où il était l’hôte de madame Martin d’Oyse. On le recevait un peu comme un vieux militaire qui n’a pas un usage très marqué des salons, mais à qui son passé glorieux tient lieu de tout, et qui vous honore quand il vient chez vous. C’était un conquérant. La châtelaine lui souhaita la bienvenue, ses petites filles l’embrassèrent et on sonna la bonne d’enfant qui apporta le bébé endormi.

— Regardez-le, grand-père, votre arrière-petit-fils, dit Cécile.

Il se pencha ; il devait être ému ; il dit simplement :

— Ah ! ah !

Madame Martin d’Oyse, par raffinement de politesse, lui raconta qu’on avait trouvé que cet enfant lui ressemblait :

— Tant mieux ! répliqua l’aïeul.

Ce mot frappa Élie, non pas comme un propos de vanité échappé par inadvertance à un vieux rustre, mais comme une appréciation due à la sagesse de l’ancêtre. Après tout, est-ce que ce n’était pas un bienfait si ce petit Martin d’Oyse, dernier-né d’une race trop raffinée, s’était emparé, dans le sang maternel, de la force et du rude génie de cet invincible bonhomme ? La loi des alliances est éternelle et nécessaire. Les races doivent s’y soumettre à intervalles. Ce n’était pas la première fois que les Martin d’Oyse faisaient des emprunts à des sangs qui n’étaient point le leur. Lors des guerres italiennes, le père du Martin d’Oyse qui devait plus tard héberger Henri IV avait ramené de Pavie une fille de marchands dont il avait fait sa femme. Son fils n’en avait pas moins été le plus fougueux chevalier du Béarnais. Parmi les portraits du grand salon, figuraient deux grand’mères qui n’étaient pas nées. La famille demeurait cependant une et toujours semblable. Bien plutôt, les alliances enrichissent ; les races fortes s’incorporent des éléments nouveaux sans se dénaturer. Elle comprit soudain qu’il fallait dire tant mieux si son fils héritait, en se l’assimilant, la supériorité du vieil Alibert.

— Et votre aviateur viendra-t-il au baptême ? interrogea le vieillard.

Madame Martin d’Oyse expliqua son chagrin : Philippe, qu’elle avait supplié, ne pouvait quitter le camp en ce moment. Sur le merveilleux appareil qu’il tenait de ses amis Alibert il faisait des expériences. Il ne disait pas lesquelles. Ce devait être mortellement périlleux.

— C’est dommage, dit le grand-père Boniface, Je l’aime bien, moi, l’aviateur.

Quand il fut seul avec madame Martin d’Oyse, il lui déclara sans ambages :

— J’avais caressé l’idée que ma petite-fille Fanchette épouserait l’aviateur. Sa crânerie me plaît, à ce garçon. Plus tard, quand il sera las de voler, il pourrait construire très intelligemment. Si je vis encore, je l’aiderai. Quant à la fille, il y en a de plus laides, et je me suis laissé dire qu’ils ne se déplaisaient pas mutuellement.

— Mademoiselle Fanchette est charmante, opina madame Martin d’Oyse.

Le vieux cligna de l’œil et dit en se redressant :

— Je lui prépare une surprise. Je lui fais construire à Paris, boulevard de Courcelles, un petit hôtel moderne, pas grand, mais bien, que je lui donnerai quand elle se mariera. Je ne m’y connais pas ; mais je me suis adressé à l’architecte le plus cher de Paris : c’est ma garantie à moi. Si Fanchette devient jamais madame Philippe Martin d’Oyse, le jeune ménage ne serait pas mal, je crois, là-dedans.

Il rit de tout son visage strictement rasé, pâli par l’âge, où seuls les yeux bleus mettaient une couleur. La châtelaine parut touchée.

— Je suis très flattée pour Philippe de votre désir, monsieur, dit-elle. Mademoiselle Fanchette ferait une femme délicieuse pour lui. Vous êtes bon de penser déjà aux conditions de ce mariage éventuel.

Elle rêva là-dessus toute la nuit.

On baptisa l’enfant le lendemain à l’église du village. C’était madame Martin d’Oyse qui, avec le vieil Alibert, le tenait sur les fonts. En revenant au château, le grand-père Boniface offrit à sa commère une riche bonbonnière d’or et plaça, par amusement, dans les doigts de son filleul un chèque dont la vue fit rougir Cécile de joie.

— C’est pour lui donner le goût du solide, expliqua-t-il aux parents qui le remerciaient.

Alors on accomplit la cérémonie qui, dans la tradition des Martin d’Oyse, devait suivre chaque baptême. Il s’agissait d’une présentation solennelle du nouveau baptisé à l’invisible génie de la famille qui flottait avec tous les souvenirs du passé dans la chambre de Henri IV. Sa grand’mère le prit dans ses bras. Tous les parents raccompagnèrent. Les Alibert ne manquèrent pas de se joindre à eux. Ils goûtaient beaucoup ces manifestations, qui leur étaient fermées et mystérieuses, mais qu’ils suivaient avec respect et curiosité comme on visite des ruines vénérables dans un pays étranger. Tout ce monde pénétra dans la chambre de la tourelle, soigneusement époussetée et aérée pour la circonstance. Madame Martin d’Oyse déposa doucement le poupon à l’endroit même où s’était allongé le corps du grand roi de France. Trente-trois ans auparavant, la vieille Béchemel en avait fait autant pour Élie encore vagissant dans les dentelles de sa robe de baptême, et M. Xavier, en son temps, n’avait pas échappé au pieux usage. Sam et Freddy, les bras croisés, se tenaient comme à l’église. Le grand-papa Boniface parlant tout bas se faisait expliquer par la jeune bru l’histoire de cette chambre et du roi. Fanchette, sans rien dire, de ses yeux couleur d’océan, contemplait le lit et mesurait la puissance d’une cause purement idéale qui peut pendant tant de générations survivre et dicter sa loi. Dans l’observance de ce rite, elle était frappée par une sorte d’éternité, défiant la mort. Elle sentait par attrait son cœur devenir Martin d’Oyse.

Élie dit en riant :

— Voilà mon fils fait chevalier.

— Hé, ma foi, reprit M. Martin d’Oyse avec son aimable gravité, c’est un peu cela. Ici j’ai toujours vu la chapelle de l’honneur familial.

Et il raconta au père Alibert, dont les études avaient été succinctes, l’anecdote du panache blanc de Henri IV, qui avait été posé ici sur cette table pendant le sommeil du roi. Sam et Freddy l’écoutaient, béants.

— Je comprends, disait le vieux, d’un air méditatif. Les anciennes familles ont ainsi des souvenirs précieux qu’il est bon de conserver. Voilà des choses qu’on ne trouverait point partout. Est-ce que l’étoffe aussi est de l’époque ?

— Elle est de l’époque, dit M. Xavier, et malheureusement tous les soins de mes aïeules ne l’ont point préservée de l’outrage des vers. Elle est mangée en plusieurs endroits, mais cette vétusté la rend plus vénérable.

Le grand-père Boniface vint de près voir le couvre-lit et le baldaquin. Le bébé grimaçait et criait dans le creux du matelas. Le vieillard examina le bois des colonnes qui était bien conservé, puis il dit, comme un homme assommé par une émotion religieuse :

— Dire qu’un roi a couché là-dedans !

Ensuite ce fut un festin qui rappela, pour l’abondance et le pittoresque, les repas de la Renaissance. Les Martin d’Oyse, petits mangeurs, sacrifiaient là encore à la tradition. Il y eut des pâtés monstrueux et un faisan doré habillé de ses plumes dont la queue balayait la nappe. L’alternance des vins était savante. Après les viandes épicées, on en versait un couleur de topaze, qui semblait le suc même d’un raisin balsamique. Le père Alibert, qui à la droite de madame Martin d’Oyse mangeait et buvait bien, disait à chaque coup :

— Ah ! ah !

Comme on passait un coulis exquis de légumes printaniers, il confia à sa voisine :

— J’ai mangé dans les plus grands hôtels de Paris et les plus chers. J’ai traité des consuls, des sénateurs, des ministres : je n’ai jamais rien trouvé de pareil à ce que vous me servez là, madame.

Sam et Freddy parlaient peu. Au fond, ils pensaient comme le grand-père. Ils se heurtaient ici à un art, à une science, à des raffinements où toute leur supériorité sombrait. Ils sentaient que jamais ils n’apprendraient ce que les Martin d’Oyse paraissaient savoir si naturellement. La maîtresse de maison répliqua simplement :

— C’est de la vieille cuisine française, d’anciennes recettes.

Ces mots les frappèrent. Il y avait là une initiation inaccessible pour eux, des secrets de famille. Et ils restaient graves. Toute la conversation, Cécile en tenait le dé avec son grand-père à qui elle racontait la manifestation des ouvriers de l’usine. Fanchette avait demandé qu’on lui mît le bébé sur les genoux, et, faisant semblant de goûter à tout, ne s’occupait que de l’enfant dont elle raffolait. Grand-papa Boniface la regardait attendri et une association d’idées lui fît dire :

— Moi, je regrette que l’aviateur ne soit pas là.

Il était mis en train par le bon vin. Celui qu’il but après le fromage avait une pointe d’alcool enveloppée d’un velours. Il se sentait content.

— Voilà un beau baptême, pensait-il tout haut, une réunion dont on se souviendra, une vraie fête de famille. Le château y prête, je dois dire. Tout y devient riche et curieux. Le plus original, c’est cette chambre où un grand roi de France s’est couché. Ce sont des hommes qui dorment comme les autres. J’ai trouvé cette chambre bien intéressante. Voudriez-vous la vendre cher, monsieur Martin d’Oyse ?

M. Martin d’Oyse ne répondit pas, se contenta de considérer le vieillard avec stupeur. Sam et Freddy, allumés, suivaient le marché qui allait s’ouvrir. Le bonhomme continua :

— Je vous demande cela, car, si cher que vous vouliez la vendre, je vous l’achète. Je la placerais dans le petit hôtel que je fais construire à Paris, On la transporterait telle quelle, avec les trous de vers du lambrequin et la tapisserie passée des chaises. Je la disposerais comme elle est ici, en plaçant au pied du lit la petite table où le roi a posé son plumet. Et je serais heureux de montrer cela aux gens qui viendraient voir la maison.

— Monsieur, dit M, Martin d’Oyse, comment pouvez-vous imaginer que je voudrais me séparer d’une relique aussi précieuse ?

— J’y mettrais le prix, fit remarquer le vieil Alibert.

M. Martin d’Oyse gardait le silence. Il craignait qu’en parlant son indignation lui échappât. La châtelaine avait pâli. Élie souriait.

— Voyons, grand-père, ne croyez-vous pas qu’il est des objets de piété familiale sur lesquels nul argent, nulle fortune ne peut avoir de droits ? Qu’en dites-vous, Samuel ?

Samuel répondit :

— Ces objets, dans notre famille, auraient été entourés du même culte que chez vous. Nous n’avons pas de choses pareilles, nous, Alibert. Il nous eût été agréable d’en posséder. Les souvenirs ne s’improvisent pas. Il faut bien recourir à ceux des autres.

Quand les cinq hommes furent seuls, à fumer, dans le billard, les fils Alibert en revinrent à la chambre de Henri IV. L’aïeul avait d’un mot mis à découvert une convoitise qu’ils gardaient secrète et dévorante depuis qu’ils avaient pris contact pour la première fois avec ce legs du passé. L’envie du souvenir historique les avait mordus. S’ils n’avaient point parlé, c’est qu’on était là sur un terrain où le prestige de M. Martin d’Oyse, qu’ils régentaient à la filature, les jugulait. Aujourd’hui, les chiens rompus, Frédéric osa dire :

— Après tout, pourquoi pas ? Nous vous proposons un échange, un gros avantage d’argent contre une valeur dont la perte ne vous serait pas si sensible que vous ne le croyez. Toute la curiosité qui s’attache…

Cette fois Élie se fâcha.

— Mon cher cousin, laissez-moi vous dire que vous, commettez une erreur. Il n’est pas question pour nous, là, de curiosité, mais d’une sorte de sentiment religieux à l’égard du sanctuaire où se concrétise toute notre histoire familiale. Vous saurez qu’il est des choses sacrées, mon cousin.

— Je le sais, dit Frédéric. Mais je pensais que nous, les Alibert, qui n’avons jamais compté avec vous, qui avons fait nôtre votre cause, avions acquis ici une créance morale.

Élie et son père se sentirent écrasés à cette phrase. Que dire si maintenant les cousins riches en appelaient à la reconnaissance de ceux qu’ils avaient sauvés !

— Je vois que l’art d’être bienfaiteur est difficile, monsieur, dit M. Martin d’Oyse, puisqu’il arrive toujours un moment où l’obligé devient un vaincu devant l’autre.

Mais le vieux, qui semblait avoir saisi le colloque de ses yeux bleus clignotants, en avait senti les pointes, quoique subtiles. Son intelligence ne fléchissait pas encore. C’était le moment d’intervenir :

— Si j’ai demandé d’acheter cette chambre, fit-il hautement, et toute son autorité le reprenait dès lors qu’une tractation s’engrenait dans ses paroles, c’était pour la joie de ma petite-fille Fanchette à qui je voudrais en faire cadeau en même temps que de l’hôtel qui s’élève à cette heure pour elle. Mais mon idée va plus loin. Mon idée, c’est qu’elle épouse l’aviateur. Je ne vous l’envoie pas dire, monsieur Martin d’Oyse. Voilà des choses que je ne pouvais lâcher devant elle. N’empêche que si mes deux désirs se réalisent, la chambre du roi de France restera le bien d’un Martin d’Oyse, puisque Fanchette l’apporterait en dot, avec le petit hôtel.

— Messieurs Alibert, dit monsieur Martin d’Oyse dont la voix tremblait sourdement, je vous donne ici ma parole que l’obligation que j’ai envers vous est devant mes yeux totale, précise et accablante. À l’heure la plus critique de ma vie, vous m’avez apporté l’aide de votre or, de vos capacités. Alliés avec nous contre le sort, vous en avez triomphé. Grâce à vous, la ruine fut conjurée et je m’enrichis aujourd’hui. Je vous dois tout, à mon sens, de ce que je possède. Mais je n’ai pas licence pour disposer à votre profit du patrimoine spirituel de ma famille. Je n’ai déjà que trop mal défendu contre vous la figure de ce beau château qui appartient toujours aux Morts autant qu’à moi. Vous n’emporterez pas hors de ses murs ce qui en est le cœur toujours palpitant et qui demeure le signe de l’impérissable honneur des Martin d’Oyse.