Les Cousins riches/5/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 308-316).

IV

Le grand-père Boniface parti, un froid demeura entre les associés de la filature. Pour la première fois le prix du service rendu avait été mis en question. Rien n’était déchiré. Les convenances, que les Alibert tenaient à honneur de respecter autant que les Martin d’Oyse, n’avaient pas été violées. Mais la reconnaissance avait cessé d’être légère à ceux qui avaient reçu, tandis que les bienfaiteurs n’en sentaient pas assez le poids. Tout le secret désaccord tenait en cette différence.

Pendant ce temps, les murs de la salle de filage s’élevaient rapidement, et Marthe Natier tapait des lettres de commande pour les machines qu’on faisait venir dès maintenant dans la certitude qu’avec la prime promise les bâtiments seraient terminés en août.

— Maintenant, disait-elle aux Alibert, je suis pressée de voir les nouveaux ateliers construits, j’en ai la fièvre.

Elle se confiait volontiers à eux. À force de travailler ensemble, d’élaborer, souvent en dehors des Martin d’Oyse, des plans et des projets, ils en étaient venus à une sorte de complicité. Ainsi Marthe était au courant de l’idée qu’avaient eue les Alibert de construire à mi-côte de la vallée des maisons ouvrières. Toute leur philanthropie calculatrice, la forme haute et réfléchie que la sensibilité affectait chez eux, ils s’étaient donné la peine de l’exposer à la secrétaire qui s’en était sentie éblouie. Elle avait pris parti pour eux et commençait à trouver M. Xavier plein de préjugés. Puis la possession du chalet neuf, dont Marthe, devenant petite bourgeoise, goûtait secrètement les charmes, l’attachait aux patrons généreux de qui elle le tenait. Des Martin d’Oyse aux Alibert, il y avait eu un transfert des liens d’antan.

M. Martin d’Oyse dit un jour, au château :

— L’âme de Marthe n’est plus ce qu’elle était autrefois.

— C’était à prévoir, dit la belle Élisabeth. Pour la reconquérir, il faudrait que nous pussions éloigner les Alibert.

— Oui, mais comment, une fois le service rendu, éloigner ceux à qui l’on doit son salut ? pensa tout haut M. Xavier. Jamais, jamais, quoi qu’ils m’imposent et quoi qu’ils fassent, quelque tyranniques et impérieux qu’ils deviennent chez moi, je ne perdrai une seconde le souvenir du jour où ils m’apportèrent si spontanément leur appui.

C’était un soir d’été, dans le parc. Fanchette, dont on voyait l’étroite robe bleue aller et venir nonchalamment derrière les massifs, s’approcha et dit d’une voix singulière :

— Il y a une auto d’ambulance arrêtée devant la grande grille.

Une anxiété instinctive naissait de ces seuls mots. On chercha des yeux le jardinier, pendant que la corne de la voiture lançait un appel pressant. Enfin le valet de chambre apparut ; on l’envoya ouvrir ; Fanchette et madame Martin d’Oyse se lancèrent regard d’angoisse, mais pas un mot ne [sortit de leur bouche. L’auto à la croix de (Genève roula sur les allées sablées qui entouraient la pelouse. Quand elle s’arrêta devant le perron, une infirmière sortit et dit aux [trois personnes qu’elle voyait devant elle :

— J’amène un blessé. Monsieur… monsieur Martin d’Oyse… un jeune aviateur qui a fait une chute assez grave au parc d’Argenteuil. Après les premiers pansements, il a demandé à être conduit chez lui. Les chirurgiens l’ont permis dans des conditions spéciales et sur l’assurance qu’il n’avait que des fractures multiples mais maintenant réduites.

La mère n’en écouta pas davantage et s’élança sur le marchepied de la voiture.

— Attendez, madame ! ordonna l’infirmière qui restait seule maîtresse de son blessé.

Et elle pénétra dans l’auto à la place de madame Martin d’Oyse.

Le père demanda :

— Quand est-ce arrivé ?

Il y avait quatre jours, depuis lesquels il était soigné dans la petite clinique du parc. On avait eu très peur, mais sa vie ne semblait plus en danger.

Silencieusement, les Alibert étaient venus se ranger près des parents avec Cécile et Elle. Le chauffeur et le valet de chambre dirigés par l’infirmière soulevèrent le brancard, et tout le monde vit apparaître la longue statue blanche, la statue brisée de Chouchou, enveloppée d’ouate et de bandelettes, et inerte entre les bras des porteurs.

Et aussitôt les yeux du blessé, ses yeux qui seuls étaient libres, bougèrent et cherchèrent ceux de Fanchette. Elle était là ! Il l’avait revue ! Ils ne se sourirent pas, mais tout le soleil et le diamant de leur amour passèrent dans leur grave regard. Et Fanchette nota qu’il l’avait cherchée avant sa mère. Celle-ci ne vint qu’en second, et à elle il sourit en disant :

— Ce n’est rien, je vous assure.

Elle s’effondra devant lui :

— Mon pauvre petit !

Les Alibert, d’un mot, expédièrent les deux hommes pour se charger eux-mêmes du brancard. Ce furent eux qui portèrent Philippe, d’un pas doux et félin, au bout de leurs bras forts, par l’escalier de pierre, jusqu’à son lit où ils le déposèrent en soutenant son corps de leurs quatre mains fermes. Elle sanglotait dans un coin de la chambre. Il était le plus nerveux, incapable de rendre service. Sa femme dut s’employer à le calmer. Fanchette, farouche et discrète, se tenait près de la porte sans oser avancer. Les parents seuls s’approchèrent du lit ; la mère se repaissait de ce visage intact, sauvé de la mort. Elle répétait :

— Mon pauvre petit…

Mais Chouchou, qui paraissait ce soir un chevalier de neige sous son casque blanc de linges et de gazes, appela tout d’un coup :

— Fanchette ? Où est Fanchette ?

Alors elle accourut sans se soucier des autres, et elle s’agenouilla au chevet pour pouvoir s’entendre mieux avec lui. Puisqu’il l’appelait, elle voulait bien mettre en spectacle son amour devant l’univers. Et il contempla dans une béatitude sans nom, les tendres lèvres qui dessinaient comme un baiser en murmurant :

— Chouchou !

Il lui dit à voix basse :

— Quand je suis tombé, je vous ai vue devant moi, comme je vous vois, et j’ai regretté, oh ! j’ai regretté la vie ! Mon appareil brûlait, alors je m’étais jeté… Et quand on m’a ramassé, j’ai souhaité d’aller finir près de vous. Maintenant on me dit qu’on va me réparer… Tant pis ! il a fallu que je vous rejoigne quand même.

Il en était à ce point, à cette étape avancée et encore, si l’on peut dire, dans le champ magnétique de la mort, où les pudeurs s’annulent ; et il ne cherchait pas plus à cacher son amour pour Fanchette que la détresse de son corps brisé, aussi dépendant de tous que le frêle petit enfant d’Elie. Fanchette répondit :

— C’est moi qui vous soignerai et qui vous guérirai.

Il la regarda encore très longuement, avec des clins d’œil soudains, comme s’il la reconnaissait par soubresauts, ainsi que les gens très malades. Mais il buvait de la vie près de Fanchette. Puis il dit à son père, presque sèchement :

— Je l’aime, vous savez…

M. Martin d’Oyse s’appliquait à contenir ses horribles émotions. Il répondit sans paraître surpris :

— Tu fais bien.

On chercha Sam et Freddy. Mais ils roulaient déjà sur la route de Rodan pour ramener un chirurgien. Sans émotion déprimante, à froid, ils s’incorporaient le malheur des autres, adoptaient leur chagrin, s’oubliaient parfaitement pour se consacrer à terrasser leur épreuve. Et ils s’y adonnaient comme à une entreprise d’affaires, en raisonnant tout sans qu’on vît le moindre jeu de leurs nerfs. Ils ramenèrent avant la nuit une célébrité de la ville. Pendant la consultation, M. Martin d’Oyse, le cœur débordant, leur étreignit les mains :

— Vous êtes d’admirables amis. On ne mesurera jamais votre bonté.

— Oh ! ce n’est rien, cela ! dirent-ils en riant.

Le chirurgien n’approuvait pas beaucoup le transfert du blessé dans une maison particulière. Mais Philippe protesta si douloureusement quand il parla d’une clinique de Rodan, qu’il n’insista pas. Sam et Freddy ajoutèrent :

— S’il faut une salle d’opération, on en improvisera une dans la chambre voisine.

Les Martin d’Oyse les regardaient avec adoration. Jamais les Alibert n’avaient été à ce point les dieux nouveaux. Ils apparaissaient ce soir puissants et bienfaisants, dans tout l’éclat de leur amitié. On se reprochait les petits procès qu’on avait pu, çà et là, par susceptibilité de famille, leur faire. Ce fut un renouveau d’enthousiasme.

Le blessé dit à Fanchette :

— Ne me quittez pas.

Et cet amour de Chouchou scellait l’intimité. On n’avait d’yeux que pour cette exquise Fanchette. Tout paraissait naturel ce soir, même ces accordailles soudaines. Quand la jeune fille déclara qu’elle passerait la nuit à le veiller, madame Martin d’Oyse la serra dans ses bras. Quel lien nouveau avec les Alibert !