Les Creux de maisons/Première partie/1

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PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LE RETOUR


Le train s’étant arrêté brusquement, Séverin Pâtureau et ses compagnons, qui dormaient depuis Thouars, sursautèrent.

La veille, ils avaient quitté, en compagnie de nombreux et bruyants camarades, la petite ville de l’Est où ils venaient de terminer leurs quatre années de service. À chaque grande gare, il était descendu quelques-uns de ces camarades, qu’à moins d’une chance bien improbable, on ne reverrait jamais, et, à présent, ils n’étaient plus que quatre.

Le somme tardif qu’ils venaient de faire, accotés les uns aux autres sur la banquette dure leur avait brisé les jambes ; ils se redressèrent ahuris, les paupières battantes. Ils jurèrent un peu. Puis, ils furent soudain joyeux en reconnaissant Bressuire, et ils se précipitèrent sur leurs valises. Séverin n’avait que sa musette et son clairon ; il sauta le premier sur le quai.

L’employé qui se trouvait à la sortie sourit en voyant venir ces quatre militaires.

— Cette fois, dit-il, c’est la classe, les gars !

— Oui, c’est la classe ! et la vraie…

Ils passèrent vivement, impatients de se sentir enfin chez eux, hors des casernes, hors des gares, hors des villes. Le jour naissait à peine ; il avait plu ; une brume très fine enveloppait les choses, une brume qui n’avait rien de commun avec le brouillard traître qui, tant de fois, les avait fait grelotter là-bas, pendant les longues nuits de garde. Ils se plurent à reconnaître l’humidité familière, la buée honnête montant des terres profondes et fraîches.

Une grosse joie leur serrait la gorge : joie de la liberté retrouvée, joie du retour, joie intime et profonde de l’être qui reconnaît son milieu naturel. Ils demeuraient sur le trottoir, gauches à présent, minables dans leurs uniformes râpés, tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à se dire. Ils avaient envie de pleurer et se sentaient ridicules. Tout à coup, l’un d’eux cria :

— Séverin ! sonne !

Les autres approuvèrent bruyamment :

— Oui, oui, sonne, Séverin !

Leur attendrissement avorta en fanfare, Séverin sonna le réveil. Deux cochers et un gamin bossu qui était là pour les journaux s’approchèrent des soldats. Séverin sonna le réveil en fantaisie. Ses compagnons admiraient. Bressuire ne les intimidait pas. Bressuire ! petite ville sans importance, bonasse et lourdaude comme une paysanne ; garnison de pompiers. On y pouvait sans risques faire du tapage.

Séverin sonna la soupe, la visite, l’appel, le couvre-feu. Tout y passa. En deux temps, très nets, il embouchait l’instrument, puis, la sonnerie finie, il l’éloignait d’un brusque lancé de l’avant-bras. Le petit bossu gambillait de joie.

Séverin recommença le couvre-feu ; le couvre-feu était son succès. Cela débutait par de petites explosions, des sons brefs et durs comme des noyaux ; puis la dernière note s’allongeait infiniment, passait pardessus la ville, allait jusqu’aux coteaux sombres endormis sous la brume, pour revenir en lin tout près et mourir lentement, comme une haleine. À la troisième reprise, il tenta d’allonger encore cette note finale, mais le son qui filait, mince, s’épandit soudain en foirade. Il était à bout de souffle, haletant, congestionné comme un coq en colère, mais glorieux. Il cria :

— En avant, le 237 !

Et il lança la sonnerie du régiment.

Un de ses camarades lui ayant pris le bras, les deux autres se placèrent par derrière et ils partirent du pied gauche en chantant. La petite rue où ils s’engagèrent retentit d’un couplet injurieux à l’égard des Berrichons. Elle était étroite, cette rue, et leurs voix, jointes au bruit du clairon, y éveillaient de terribles sonorités. Des volets s’ouvrirent. Derrière eux, le petit bossu, s’efforçant de suivre, agitait ses longs membres d’araignée dans leur sillage de brume.

Ils se dirigèrent vers une auberge qu’ils connaissaient pour y avoir, autrefois, payé de l’eau-de-vie sucrée à des servantes, les jours de foire. Elle était justement ouverte ; une lampe y blêmissait, jetant aux vitres grasses des pâleurs équivoques.

Ils entrèrent comme une bourrasque. Une petite bonne, accroupie près d’un poêle au milieu de rondelles de fonte, de bouts de papier et de tas de cendres, se leva et vint à eux en s’essuyant les doigts à l’envers d’un tablier sale. Vivement, elle débarrassa une table où traînaient encore des verres de la veille et où les culs des bouteilles avaient entremêlé des anneaux roses ; puis, elle se remit à son poêle, en les admirant à la dérobée. Son regard allait des jambes rouges aux boutons de cuivre et aux képis cavalièrement chiffonnés ; il finit par se poser sur Séverin à cause du clairon.

Séverin, d’ailleurs, était bien le plus beau des quatre. Moins lourd que ses camarades, moins blond, avec des lèvres plus minces, on le devinait d’une espèce plus fière et plus nerveuse. Ses yeux, qui étaient très noirs et un peu farouches, souffraient à cause de la lampe toute proche, et ses paupières battaient. En versant négligemment d’abondantes rasades, il se félicita d’avoir donné l’aubade à la ville paresseuse ; puis il se mit à rire à cause du vin répandu sur la table. Les trois autres riaient aussi. Leur insouciance s’accommodait du désordre ; ils étaient heureux de tout, même de se voir si sales, les mains et la figure poivrées de charbon.

Peu à peu ils se calmèrent. Le poêle ronflait ; ils tombaient à une béatitude douce, car ils étaient fatigués et avaient sommeil. Ils allaient se quitter tout à l’heure et ils en souffraient un peu, la longue camaraderie du service ayant noué entre eux des liens assez forts. Ils firent quelques projets, espérèrent se rencontrer aux foires d’hiver.

Ils avaient éteint la lampe, car le jour était tout à fait venu. Ils causaient maintenant tranquillement, juraient sans fracas. Leur idée revenait doucement aux choses de la terre, et, comme ils n’avaient pas de mots tout prêts pour ces choses, les phrases anciennes, les tournures lentes remontaient une à une à leurs lèvres. Ils en avaient ri tout d’abord, mais ce leur était tout de même d’une grande douceur. Ils songeaient que, bientôt, ce serait le contraire : pour raconter leurs bons tours de caserne, ils parleraient à la mode des villes, aux grandes veillées où vont les filles ; ils seraient fiers d’être écoutés. Et au fond d’eux-mêmes, bien qu’ils fussent de race taciturne, ils se réjouissaient d’en avoir pour longtemps à exagérer.

Vers huit heures, ils se levèrent. Séverin avait encore un long chemin à faire, car il allait au moulin de la Petite-Rue, dans la commune de Coutigny, par delà Clazay ; les trois autres s’en allaient ensemble dans la direction opposée par la route de Saint-Porchaire.

Ils se dirent au revoir en patois.

Séverin sortit rapidement de la ville. Le temps menaçait. Au-dessous des nuages noirâtres, de petites fumées grises se hâtaient de fuir, poursuivies par le vent du Bas-Pays qui apportait le bruit de cloches lointaines. La messe sonnait à Glazay, et Séverin marchait à grands pas, pour arriver là-bas avant la sortie ; il espérait y trouver son ancien patron, le meunier Bernou, qui le reprenait pour quelque temps à son service.

Une vague tristesse l’envahissait. Il aurait aimé un chez soi pour l’accueillir ; il n’en avait pas ; à vrai dire, il n’en avait presque jamais eu.

Il revoyait dans son souvenir le petit « creux de maison » où il avait vécu ses premières années. C’était une cabane bossue et lépreuse, à peine plus haute qu’un homme ; on descendait à l’intérieur par deux marches de granit ; il y faisait très sombre, car le jour n’entrait que par une lucarne à deux petits carreaux ; l’hiver, il y avait de l’eau partout, et cela faisait de la boue qui n’en finissait pas de sécher, sous les lits surtout ; il y avait des trous qui empêchaient les tabourets de tenir debout ; on les comblait de temps en temps avec de la terre apportée du jardin.

Il se souvenait pourtant d’avoir passé quelques bons moments dans cette maison, tout seul avec sa mère, sur la pierre du foyer. Elle était si douce, sa mère ! Malheureusement, elle était souffreteuse et ne pouvait pas travailler l’hiver ; il revoyait sa face pâle et son pauvre sourire courageux.

Le père, lui, avait eu un accident en sa jeunesse : une charrette lui avait écrasé une jambe et il boitait. Bien qu’il fût dur à l’ouvrage, il n’était pas recherché des fermiers à cause de son infirmité ; aussi ne se louait-il qu’en été pendant les grands travaux. L’hiver, il allait aux carrières, arrachait du genêt, bricolait, gagnant parfois une bonne pièce, car il était ingénieux, mais, le plus souvent, rapportant à peine de quoi payer son tabac à chiquer. Il buvait le plus possible, toutes les fois que cela ne lui coûtait rien. Quand il rentrait ivre, il chantait, et Séverin s’amusait beaucoup ; ou bien il jurait, s’en prenant à tout le monde de sa boiterie et de sa misère, criant des injures à l’adresse des gros métayers, menaçant jusqu’aux bourgeois qu’il mettait au défi de l’empêcher de braconner sur leurs terres. Ces soirs-là, Séverin pleurait et la mère, fermant vite la porte, s’empressait de faire coucher son homme : précautions inutiles, car il tenait aussi ces propos ailleurs. D’autre part, sa réputation de tendeur de lacets et sa mauvaise mine le faisaient mal voir dans le pays.

Cependant, il n’était pas foncièrement méchant, malgré ses sourcils broussailleux ; il était même bon pour les siens ; un fond de droiture native lui faisait scrupuleusement rapporter à la maison tout le produit de sa peine et même les petits bénéfices clandestins du furetage.

Séverin était le premier-né de cette pauvre famille. Il avait trois ans quand naquit sa sœur Victorine ; peu de temps après, vint un petit frère qu’on appela Désiré, bien qu’il fût de trop.

La misère s’était beaucoup accrue à ce moment-là chez les Pâtureau. La mère, vraiment affaiblie, ne faisait plus les laveries des fermes voisines ; elle toussait et se penchait vers la terre. Elle ne put pas nourrir Désiré.

Elle l’éleva tant bien que mal avec des bouillies de pommes de terre et du lait écrémé qu’elle achetait à bon marché. Il vint au petit un ventre énorme avec des jambes maigres et comme ratatinées. La Pâturelle avait bien de la peine à cause de lui ; il criait souvent d’une voix plaintive et salissait beaucoup de langes. Comme elle avait peu de toile, elle était obligée d’être tous les matins au lavoir ; puis elle faisait sécher devant le feu les linges où se trouvaient toujours de grandes taches vertes. Ces taches l’inquiétaient à la longue et elle en parlait aux voisines. Quand elle démaillotait le petit, Séverin s’approchait et le chatouillait pour le faire rire ; mais il n’y réussissait pas toujours ; le bébé le regardait comme regardent les vieux avec un air de dire :

— Pourquoi ris-tu, toi ? Où vois-tu de quoi rire ?

Alors la mère se penchait, redressait le bonnet de piqué d’où sortaient de rares cheveux sans couleur et baisait longuement les petites tempes bleues ; puis elle pleurait en emmaillotant l’enfant. À trente mois, Désiré marchait à peine, traînait son petit derrière de marmiteux d’une chaise à l’autre, les jambes tordues et roulant sur ses hanches.

Séverin alla un peu à l’école. Son père aurait voulu le faire bien instruire afin qu’il eût de la défense plus tard ; mais, pour cela, il fallait payer l’écolage et les Pâtureau étaient bien pauvres.

Le Boiteux s’arrangea avec le régent : moyennant quelques lapins attrapés en temps de neige, Séverinput fréquenter la classe pendant plusieurs mois. Il apprit assez vite à lire la lettre moulée et même l’écriture ; mais la vie étant devenue plus difficile, l’école fut abandonnée.

Il fallut prendre le bissac et mendier. Séverin faisait ses tournées en compagnie de plusieurs autres petits du village. Pieds nus, le ventre vide, ils s’en allaient, dès le matin, par les sentiers de traverse qui conduisent d’une ferme à l’autre. Ils s’arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils toussaient timidement d’abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s’asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d’une voix traînante :

— Charité ! charité, s’il vous plaît !

À la fin, de l’intérieur, une voix criait :

— Qu’est ça ?

— Les cherche-pain ! Charité, s’il vous plaît I

— Combien ? disait la voix.

Ils se comptaient :

— Trois ! quatre ! cinq !

Parfois, ils frappaient en vain : la porte ne s’ouvrait pas, et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours. D’autres venaient qui attendaient aussi.

Il leur arrivait de galopiner le long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu pour rapporter, le soir, le nombre de morceaux de pain exigés. La course souvent était longue, car les petits bordiers ne donnaient guère, étant eux-mêmes très malheureux. Il ne fallait compter que sur les grosses fermes : là, tout le monde donnait, par bonté ou par gloriole Quant au marquis du château, il faisait distribuer du pain deux ou trois fois l’an à la porte de l’église ; mais il ne voulait pas que s’ouvrit, pour les petits pouilleux du pays, la grille de son parc ; il avait des valets étrangers au pays et des chiens très méchants : les cherche-pain passaient au large.

Séverin, d’abord, ne mendia qu’une fois par semaine ; mais la misère s’acharna sur la pauvre maisonnée. Il fallut recueillir la grand’mère Pâtureau qui, jusque-là, avait vécu seule, tant bien que mal, grâce à des aumônes et à quelques menus travaux. La vieille femme était devenue tout à fait percluse, incapable de faire virer le fuseau. Alors Séverin fit deux tournées au lieu d’une et des tournées de plus en plus longues, les moins accueillantes des fermières se lassant de donner à un cherche-pain qui revenait si souvent.

Avant que sa grand’mère fût à la maison, quand, aux bonnes portes, il recevait du pain blanc de pur froment, il le mangeait après avoir prélevé la part de Désiré. Cela dut cesser ; et il était difficile de tromper la vieille, qui, elle aussi, avait fait des tournées. Elle était devenue gourmande, buvait le lait de Désiré et jalousait Séverin à qui les ménagères devaient donner, prétendait-elle, de bonnes tartines et des fruits. Elle avait décidé son fils à faire partir le petit tout seul, prétextant qu’il attraperait ainsi de plus gros morceaux ; Séverin faisait alors de longs détours pour rejoindre ses camarades, car il avait peur des chiens et des chemineaux. Il y en avait pourtant, de ces vagabonds, qui n’étaient pas méchants : Séverin en connaissait un, un très vieux bonhomme tout blanc de cheveux, qui l’avait invité à venir se chauffer à son feu de bois mort et qui lui avait donné des châtaignes avec une lichette de beurre.

Malgré cela, en général, il évitait les coureurs de routes.

L’année de la guerre fut affreuse dans tous les creux-de-maisons. Chez les Pâtureau, la variole enleva Désiré vers le mois de janvier ; trois mois plus tard, la Pâturelle mourut de sa mauvaise toux. Alors comme Séverin avait neuf ans, un fermier le prit à son service pour lui faire garder les bêtes dans de grands pâtis mal clos. Il s’engageait à lui donner, en plus de sa nourriture, un pantalon, une blouse et une paire de sabots.

Il y eut de bons moments pour le petit berger ; il connut la douceur accueillante des matins d’été et la grave camaraderie des bœufs. Il y eut aussi des jours terribles, des jours traîtres pleins de brume. Les bêtes disparaissaient au bout du pâtis et s’en allaient causer du dommage dans les champs voisins. Les arbres étaient mauvais comme le reste ; Séverin cherchait en vain l’abri des haies. Il grelottait dans les bas-fonds entre les touffes de jonc. Pour se réchauffer, il sautait à cloche-pied, et comme sa panetière lui battait le dos, il s’en débarrassait en mangeant vite son grignon de pain bis et son fromage mou.

Il n’avait jamais que du fromage mou dans sa panetière, car la ménagère était chiche ; forcée de nourrir à peu près les grands valets, elle se rattrapait sur le petit, sachant bien que, de ce côté, elle n’aurait pas de plainte. D’ailleurs, c’était l’habitude que les petits domestiques mangeassent mal ; personne n’y faisait attention.

Séverin ne se plaignait qu’à un autre berger qu’il croisait parfois sur sa route et qui, lui aussi, avait toujours du fromage, mais sec. Ils se criaient de loin :

— Séverin, Séverinet ! as-tu le ragoût ?

— Gustin, Gustinet ! as-tu le jambon ?

Et ils riaient en faisant tournoyer comme une fronde leur panetière crasseuse.

Le soir, Séverin avait une écuellée de soupe ; il la mangeait au coin du feu où il s’amusait à taper sur la tête des chats avec sa grosse cuillère. On lui donnait après sa soupe une pomme ou des châtaignes.

Quand il eut une douzaine d’années, il commença à faire besogne d’homme et à s’asseoir à la table avec les autres. Il n’y fut guère mieux d’abord ; le grand valet qui coupait le pain lui passait les morceaux moisis, et quand on mangeait du lard, il avait sa grosse part de couenne. On ne se gênait pas non plus pour lui taper sur les doigts quand il était surpris à couper des bouchées trop larges et trop minces qui raclaient le plat comme de petites pelles. Surtout il était vexé qu’on l’appelât « Pâtireau » ou « Pâtira », comme on appelle les pauvres, maigres et transis, les jeunes infirmes, les bossus, les béquillards, les veaux à diarrhées, les canetons mal fermés, tous les êtres geignants et malitornes voués à une misère sans éclaircie et qui pourtant n’en finissent pas de mourir.

Mais les années passèrent ; à seize ans, il avait les os durs et le geste vif ; on commença à le respecter.

Il arriva, vers cette époque, qu’un coup de mine coucha le Boiteux sur le rocher gris et bleu qu’il creusait ; il fut tué net. La grand’mère, quelques mois avant, était morte de ses douleurs : Victorine et Séverin restaient seuls.

Les deux enfants eurent beaucoup de chagrin ; ils aimaient leur père, malgré sa brusquerie ; surtout ils étaient effrayés d’être orphelins. Le soir de l’enterrement, quand Séverin fut dans l’écurie où était son lit, il pleura longtemps. Vers minuit, la fatigue l’emportant, il s’endormit d’un sommeil de plomb ; mais à trois heures, le patron le réveilla, car on était en septembre, et il n’y avait pas de temps à perdre pour les semailles.

Deux ans plus tard, le jeune homme changea de ferme, sous prétexte de gagner plus d’argent. À la vérité, il n’aimait pas cette maison où on lui avait fait une enfance rude et sans amitié. Il entra comme farinier chez Bernou, le meunier de la Petite-Rue ; il y resta deux ans, puis partit au service.

Il passa quatre années au régiment, quatre années pendant lesquelles il travailla modérément et mangea à sa faim. Il s’y ennuya d’abord ; on l’avait désigné malgré lui pour être clairon et le tambour-major l’avait un peu bousculé.

Ce tambour-major était une brute très simple. Pas méchant au fond, facile à carotter, il se rehaussait devant les recrues par des propos d’une obscénité compliquée auprès desquels les plaisanteries de la chambrée semblaient ingénues comme l’eau des rochers. Cette éloquence répugnante inquiétait d’abord les jeunes gens venus tout droit des campagnes profondes ; ils souriaient lâchement sans bien comprendre. Puis, peu à peu, ils n’y prenaient plus garde, acceptaient sans sourciller d’étonnantes insultes, attentifs seulement à ce qu’elles ne fussent pas accompagnées d’une promesse de punition.

Séverin, taciturne et d’humeur haute, eut au début un peu d’effarement ; il eut aussi de sourdes révoltes à cause des corvées pleuvant sans rime ni raison ; il finit pourtant par s’habituer. Comme il était plein de bonne volonté, il passa clairon en pied à la fin de la première année. À dater de ce jour, il vécut de lentes journées au corps de garde, s’amusant de l’allure des civils qui passaient devant la grille, tutoyant les filles maigres et plâtrées qui venaient le soir relancer les sous-officiers. Il allait aux cuisines chercher la soupe des hommes de service, et ne manquait point de crier en soulevant le couvercle des gamelles :

— La crève ! c’est la crève, alors !

Les camarades sortaient de leur somnolence et faisaient chorus, vouant à la réprobation des honnêtes gens le métier, les fricoteurs et le gouvernement.

— La crève, n. de D… ! la crève, alors ! Accents farouches que démentaient le sourire des faces rougeaudes et la sonorité des poitrines ; indignation réglementaire qui ne coupait l’appétit à personne.

À cette heure, Séverin se réjouissait de ces souvenirs ; il se rappelait Micot, un gros Breton grêlé qui avait été quatre ans élève-tambour et que le tambour-major n’avait jamais appelé autrement qu’Andouille. Il le revoyait carré, placide, tapant sur une petite planchette, où il recommençait pendant des heures, des semaines, des années, le même roulement, toujours le même roulement.

— Andouille ! criait le chef, serre le ra de trois ; serre le ra de trois, sacrée andouille !

Le gros tapin, sans s’émouvoir, corrigeait sa planchette avec la même persévérance enchantée. Micot ne put jamais serrer le ra de trois qui commence la dix-septième, et partit apprenti-tambour, andouille comme au premier jour.

Séverin riait tout seul en pensant à Micot. Que faisait-il en ce moment, le gros Breton ? Il devait fouler les landes natales et se hâter, lui aussi, vers un village où toutes les cloches cabotaient pour la grand’messe.

Lorsque Séverin arriva à Clazay, les gens étaient sortis de l’église. Sur la place, les hommes, fatigués d’immobilité, s’étiraient et plaisantaient. Beaucoup ne le reconnurent pas. Il s’avança, saluant à droite et à gauche, et s’enquit de son ancien patron : personne ne l’avait vu, il n’était sûrement pas à la messe. Alors Séverin, gêné par les yeux fixés sur lui, désappointé aussi sans trop savoir pourquoi, se joignit à un groupe de jeunes gens et entra à l’auberge. Il fit sensation, mais moins qu’il ne l’avait espéré ; d’autres hommes entraient qui, après un bref salut, se mettaient à jouer aux tables voisines sans plus s’occuper de lui. Comme l’aubergiste était en même temps marchand, les femmes des métairies venaient pour de la vaisselle et de l’épicerie. Leurs filles, sérieuses et raides sous la lourde coiffe, entraient aussi et coulaient vers le galant attablé un regard rapide et sournois. Quelques unes plaisantaient avec les hommes et montraient gaiement la franche hardiesse de leurs yeux luisants. Bien qu’elles le regardassent beaucoup, elles ne s’adressaient pas à Séverin, qui était devenu étranger durant cette longue absence.

Lu’, parlait peu, s’effaçait. Ayant commencé une partie, il ne s’occupa plus que de ses cartes. Une épaisse buée encrassait les carreaux de la fenêtre en face de lui ; au dehors, la pluie tombait. Il s’attarda dans cette auberge à jouer et à manger des fouaces très dures qui lui rappelaient un peu les biscuits du régiment.

Enfin, vers quatre heures, il partit. Malgré le vin qu’il avait bu, il était triste et fatigué. Il songeait avec une sorte de jalousie que les amis quittés à Bressuire étaient déjà dans leurs métairies, au milieu des frères et des sœurs qui fêtaient leur retour. Son retour, à lui, personne n’y faisait attention. Jamais dans sa vie d’homme il n’avait souffert de son isolement avec autant de violence. Il se recorda de nouveau la bonté de sa mère, la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre. Morte, la mère si douce, mort, le petit Désiré si triste d’être au monde, mort aussi le père, si dur au mal et si ingénieux pour les siens. Il n’avait plus que Victorine, et Victorine non plus n’était plus là pour lui faire accueil : elle lui avait fait marquer sur sa dernière lettre qu’elle suivait ses patrons en Vendée. Il ne la reverrait pas avant la Toussaint.

Sous la pluie fine, Séverin marchait lentement, un peu courbé, comme aux jours de son enfance, quand il rapportait au creux-de-maison le bissac de pain mendié. Une lueur jaunâtre tombée du soleil éteint traînait sur la route. Les prés bas, ayant gardé l’eau des averses précédentes, luisaient vaguement comme des miroirs sales ; et les maisons isolées, les chaumières toutes menues, accroupies sous les arbres, semblaient subir la flétrissure de cette fin de jour avec la résignation de pauvresses négligées.

Arrivé en haut de la butte des Trois-Puits, près du village de Jolimont, Séverin aperçut le rideau de peupliers qui cachait le moulin des Bernou. Il sauta un échalier et prit un chemin de traverse conduisant à la Petite-Rue.

Bernou était justement sur le seuil ; dès qu’il aperçut Séverin, il cria, penché vers l’intérieur de la maison :

— Le voilà ! le voilà, le soldat !

Puis, sans hâte, il s’avança vers l’arrivant.

— Bonjour, garçon ! Comme te voilà fort ! On dirait un homme ! Quelles moustaches ! Venez donc voir, les femmes !

Les femmes embrassèrent tour à tour l’homme aux moustaches. Elles étaient trois : la grand’mère, une petite vieille rose et ratatinée ; la maman Bernou, qui commençait à grisonner, et une autre que Séverin hésita à reconnaître, ce qui les fit bien rire.

— Comment ! tu ne te souviens pas de Fine ?

Si, il se souvenait bien de tout le monde ; mais Fine n’était, à son départ, qu’une gamine, et il était surpris de retrouver une jolie meunière capable à elle seule de mener la maison et bien plus capable encore de faire tourner la tête aux gars du pays.

Auguste, le frère, était au bourg de Coutigny ; il arriva quelques minutes après. Lui aussi avait beaucoup forci. Il était content de revoir Séverin, oui, bien content. Il expliqua pourquoi. Il s’était querellé un jour avec le valet, un fainéant, disait-il, et le père, donnant raison à son fils, avait congédié l’autre. Mais, depuis, il avait fallu trimer pour deux.

— Maintenant que te voilà, ajouta-t-il, nous aurons de l’aise. Tu iras à la pochée pendant que je ferai la terre.

— Ça sera dur, dit Bernou, ça sera dur pour tes mains de bourgeois, maintenant qu’il va falloir travailler.

Séverin, distrait par la petite qui taillait pour la soupe de minces lamelles dans le chanteau de pain gris, répondit négligemment :

— Oui, va falloir travailler… mais je n’ai pas peur !

En mangeant, ils parlèrent des choses qui s’étaient passées au moulin durant ces quatre ans. Cela marchait doucement, tout doucement ; on louait trop cher ; le propriétaire, avocat à Poitiers, n’était pas mauvais, mais on avait affaire à un régisseur insolent et tracassier qui s’enrichissait pendant que les locataires faisaient des dettes ; l’eau avait manqué pendant deux étés et le moulin avait perdu des pratiques.

— Tu vois, disait Bernou, passé ces deux mois où l’ouvrage presse, nous ne pourrons pas te garder ; tu serais trop fort de prix pour nous. Nous nous entendrions bien pourtant ; Guste et toi, vous ne vous battriez pas, je pense.

Le garçon, en guise d’approbation, donna à Séverin une bourrade amicale. Mais Delphine riait sournoisement en pelant une pomme. Elle dit, avec un air de vouloir faire fondre un gros secret sous sa langue :

— Ils ne se battraient pas ? Cela dépend bien !

— Comment ! Cela dépend bien ! Et de quoi cela dépend-il ?

— De Marichette, donc !

Le Guste devint rouge comme une framboise.

— Tais-toi, canette ! dit le père.

Ils avaient fini de souper. Bernou cherchait sa pipe.

— As-tu du gros tabac, clairon ? fit-il ; as-tu songé à nous, au moins, avant de revenir ?

Séverin désigna du doigt sa musette qui séchait sur une chaise.

— Donne donc mes biens, Fifine.

La jeune fille éleva la musette au-dessus de la table et fouillant sans gêne, éparpilla deux ou trois mouchoirs, une pipe à tête de Turc, un cahier roulé et trois paquets de tabac.

— Et moi ! cria-t-elle, je n’ai rien, moi ?

Séverin, en vérité, avait bien pensé à elle ; il avait marchandé un petit crochet d’argent pour sa chaîne à ciseaux, mais il avait reculé devant la dépense. Il s’en voulait beaucoup à présent qu’il la trouvait si galante, et il regrettait l’achat de la pipe.

La petite, du reste, n’attachait aucune importance à cet oubli. Elle s’empara du cahier.

— C’est bien ! dit-elle, puisque tu ne m’as rien apporté, je garderai ton cahier.

Elle l’ouvrit malgré Séverin ; un titre énorme flamboyait à la première page.

— Des chansons ! Nous allons nous amuser.

Il contenait, ce cahier, des chansons patriotiques, des complaintes, puis d’extravagantes ordures. Chaque soldat en avait un semblable à la caserne. Pendant les longs dimanches désœuvrés, les savants de la compagnie y écrivaient à tour de rôle et signaient au bas des pages au milieu d’un beau paraphe.

Delphine tourna quelques feuillets, puis brusquement fit la moue, et, très rouge, lança le cahier sur la table.

— Canette, dit Bernou, va avec ta mère faire le lit dans l’écurie.

La jeune fille sortit. Auguste, très éveillé, avait ramassé le cahier ; malgré sa curiosité, il dut le fermer car il lisait mal l’écriture. D’ailleurs, Séverin lui présentait la belle pipe à tête de Turc.

Ils fumèrent lentement ; la torpeur qui précède le sommeil pesait sur Séverin ; les cris de la chambrée, le brouhaha de l’appel lui manquaient sans qu’il s’en rendît bien compte.

— Nous devrions nous coucher, dit Bernou ; tu dors déjà, mon gars.

— C’est vrai, patron ; il me semble que j’ai la tête vide ; comme c’est tranquille, ici !

Delphine justement revenait avec la lanterne ; son frère se leva et ils conduisirent Séverin dans l’écurie où était dressé le lit du valet.

— Tu vois, dit Delphine en montrant le coffre, tu mettras tes hardes ici. Voici ta chaise et puis voici ton lit ; je l’ai brassé bien mou, et il en avait besoin : personne n’y couchait depuis le départ d’Étienne, l’autre amoureux de Marichette.

Évitant une bourrade de son frère, elle ajouta avec une volonté bien évidente de taquinerie :

— Non, non, ce n’est pas pour l’ouvrage que vous vous êtes fâchés ! C’est à cause de la Mariche, que je te dis ! Figure-toi, Séverin…

— Ne l’écoute pas ! cria Auguste ; elle est plus vicieuse qu’une bique ; et puis, elle fera bien de tenir sa langue, parce que je sais des choses, moi aussi, et je pourrais nommer ses amoureux.

Il avait pris la lanterne pour aller voir aux bœufs ; l’étable étant séparée de l’écurie par une petite grange, les deux autres restèrent dans l’obscurité.

Et tout de suite Séverin fut très gêné. Cette Delphine, si malicieuse et si fraîche, avait éveillé en lui un trouble charmant ; il lui en voulait, par exemple, d’avoir des amoureux. Il faisait très noir et il ne la voyait qu’à peine, bien qu’elle fût accotée au coffre tout près de lui. Elle ne parlait pas et lui aussi cherchait en vain des mots ; elle devait le trouver bien sot : et pourtant, quoi dire après ce silence déjà long ?

Il se pencha et il sentit qu’elle se reculait un peu ; alors, brusquement, sans trop savoir ce qu’il faisait, il la souleva de terre et il posa ses lèvres au hasard, dans le cou, sous les cheveux tièdes, et il appuya bien fort.

Elle eut un rire étouffé d’enfant chatouilleux ; puis elle se dégagea lestement, en fille habituée déjà aux hardiesses des galants,

Auguste revenait ; il posa sa lanterne sur le coffre ; on se souhaita le bonsoir, et le frère et la sœur sortirent de l’écurie.

Séverin, nerveux, n’était plus pressé de dormir. Machinalement, car sa pensée était absente, il plia ses habits comme à la caserne, et les plaça sur le coffre.

Puis il examina son logis. Rien n’y était changé. La toiture était toujours tapissée d’innombrables toiles d’araignées ; quelques-unes pendaient, lourdes comme des loques de baudets guenilleux. Des rats se poursuivaient et farfouillaient sous la paille avec de petits cris aigus ; un gros déboula d’un râtelier et se mit à se promener tranquillement sur le bord de la mangeoire.

Avant de souffler sa chandelle, le jeune homme eut un sourire en reconnaissant ses anciens compagnons de nuit : deux mulets, deux vieux mulets de gros trait, sales et vicieux comme des hommes.