Les Creux de maisons/Troisième partie/5

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CHAPITRE V

BAS-BLEU


Bien qu’elle fût chétive et n’eût que treize ans, Bas-Bleu tenait le ménage de son père. Elle faisait les laveries, raccommodait les hardes, trempait la soupe, peignait et débarbouillait les petits. Elle avait beaucoup de peine à faire les lits, surtout celui où elle couchait avec ses sœurs. Elle était obligée de grimper sur une chaise pour arranger la couverture.

Entre tous ses cadets, Georges était son préféré. Elle avait pour lui des soins de jeune mère puérile : elle lui préparait de la soupe à part et lui faisait manger du sucre en cachette. Les autres, parfois, étaient jaloux ; elle les grondait souvent et même les corrigeait ; mais elle le faisait avec tant de naturel qu’ils lui obéissaient mieux qu’à la Bernoude.

Georgette, seule, se rebiffait sous les taloches. Cette Georgette ne ressemblait pas beaucoup à sa sœur ; courte et grosse, jolie néanmoins avec sa tignasse cendrée et ses yeux tachés d’or, elle était la mieux plantée de la famille. En revanche, elle avait toujours eu sa bonne part de sournoiserie ; depuis quatre ans qu’elle allait à l’école, elle en avait appris de toutes les couleurs en compagnie de deux autres fillettes du village, deux mauvaises pièces d’une douzaine d’années ; elle savait plus de choses que sa sœur aînée et celle-ci eût prévenu le père si elle eût osé.

Quant aux bessons, ils devenaient plus raisonnables. Ils avaient mendié un bout de temps ; mais comme il n’y avait plus guère de cherche-pain dans la commune, Séverin avait eu honte et avait gardé ses enfants chez lui. Seulement la dette s’était accrue chez le boulanger.

Séverin se disait :

— Voilà mes bessons qui sont bientôt en force de travailler ; dans deux ans je les gagerai ; cela fera cinquante écus de plus et deux bouches de moins à nourrir ; nous serons sauvés.

En attendant la maison était vide ; pas de meubles, pas de hardes. Malgré toute son application, Bas-Bleu ne parvenait pas à remettre à neuf les nippes trop vieilles et l’on n’eût pas donné dix sous de la défroque des petits.

Mais ce qui inquiétait surtout Séverin, c’était la santé de Bas-Bleu. Elle toussait depuis longtemps ; très grande pour son âge, elle avait les épaules étroites et pointues ; sous sa peau trop claire, on voyait courir les veines bleues. Chaque automne elle avait un gros rhume qui lui donnait la fièvre.

Le médecin, consulté deux fois, avait dit qu’il fallait du repos, une habitation sèche et claire et surtout une nourriture fortifiante. C’étaient là des paroles inutiles. Séverin chercha ailleurs : il espérait trouver un remède qui guérirait sa fille d’un coup. Un jour, la Gustine le réconforta.

— C’est l’âge, dit-elle, c’est l’âge, vois-tu, qui la travaille. Il faut que cela passe ; dans deux ou trois ans, elle sera forte.

Lui parti, elle ajouta :

— Elle sera forte ou morte, ça dépend.

Pendant l’été de sa quatorzième année, Bas-Bleu résista à peu près au mal, mais, à la Toussaint, une bronchite la coucha. La Bernoude ayant justement ses douleurs, ce fut Georgette qui eut la charge de soigner sa sœur ; heureusement, les voisines lui vinrent un peu en aide. Au bout de trois semaines, Bas-Bleu put se lever, mais elle resta sans force. Elle toussait de plus en plus et s’essoufflait au moindre effort.

Enfin, vers Pâques, comme elle achevait ses quinze ans, elle cracha tant de sang, un dimanche matin, que Séverin vit bien que son enfant allait mourir de cette mauvaise toux.

Cette année-là fut terrible. Dès le printemps, Séverin avait gagé les bessons comme toucheurs de bœufs ; mais Constant tomba d’un cerisier et se cassa une jambe, si bien que, pendant un mois, il y eut deux malades dans le pauvre creux-de-maison. Il est vrai que Bas-Bleu se levait encore et même cousait un peu.

La grand’mère venait de temps en temps, mais la maison était si humide qu’elle retombait tout de suite percluse et qu’il lui fallait bien vite s’en retourner chez son gars.

Le dimanche, Séverin ne prenait plus le temps d’aller à la grand’messe ; quand il n’était pas de garde chez son patron, il passait toute sa journée à faire le ménage. Il balayait, lavait, brossait, cousait, faisait les lits,

Bas-Bleu couchant seule sur l’ordre formel du médecin, Séverin s’était installé un grabat au grenier avec une vieille paillasse et des débris de couverture donnés par les Bordager. Les deux bessons couchaient chez leurs patrons ; quant aux trois petits, ils échangeaient leurs poux dans le second lit de la maison. Car ils avaient des poux continuellement ; c’était en vain que chaque dimanche le père leur frictionnait la tête jusqu’à les faire pleurer avec ses mains dures ; les poux revenaient on ne sait d’où. Un jour, la demoiselle qui faisait la classe à Marthe, renvoya la petite pour cause de malpropreté.

La Gustine, apitoyée, débarbouilla l’enfant et lui drogua la tête avec de la graine de pied d’alouette macérée dans du vinaigre. Séverin ne sut pas cette histoire.

Mais il ne pouvait manquer de s’apercevoir, du dénuement de plus en plus triste de la maison. Plus de chaux aux murs, plus d’images sur la cheminée, plus de laine dans les couvertures, plus d’assiettes au vaisselier… De la poussière partout, et des taches, et des toiles d’araignées.

Un jour que Pitaud avait fait pour les Pâtureau un charroi de complaisance, Séverin voulut lui offrir une tasse de café. Mais au moment de verser ce café dans une tasse jaune et ébréchée, il se trouva qu’il n’y avait rien pour le passer. Georgette dut remuer tout le fouillis de guenilles qui remplissait le buffet pour découvrir un linge à peu près propre.

Pitaud, trop honnête pour laisser voir son dégoût, se montra courageux devant sa bolée ; mais Séverin crut remarquer qu’il l’avalait vite tout de même.

Chaque jour les choses empiraient. Rien d’ailleurs à espérer pour le moment. On commençait à dire dans le pays que Pâtureau était républicain ; or, le bureau de bienfaisance ne faisait que le strict nécessaire pour les républicains ; la Bernoude elle-même n’était pas encore secourue. Les Magnon s’étaient vengés sournoisement.

Pourtant Séverin depuis longtemps ne braconnait plus. Il n’en avait ni le goût ni le temps. Il ne courait plus le dimanche ; il avait seulement conservé l’habitude de ramasser les choses qui se perdaient.

Maintenant, pour faire plaisir à Bas-Bleu, pour lui rapporter quelque friandise, à elle qui ne pouvait plus guère manger que des fruits, il demandait ; il n’hésitait plus, il était devenu hardi ; et même, parfois, lorsque, dans les haies écartées appartenant à des gens durs qui ne donnaient jamais rien, il trouvait de belles cerises ou des poires bien jaunes, dame, tant pis ! il en raflait quelques-unes et peut-être après n’eût-il pas fait bon les lui reprendre.