Les Creux de maisons/Troisième partie/6

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CHAPITRE VI

LA POULE


C’était un soir d’avril ; la nuit était tombée depuis un moment déjà. Séverin, sa journée faite, revenait aux Pelleteries. Il se hâtait parce qu’il était inquiet de sa fille.

Elle touchait à sa fin, la pauvre Bas-Bleu. Quand son père la levait pour qu’on pût faire le lit, elle ne pesait pas plus sur ses bras qu’un petit enfant. Elle ne prenait presque plus de nourriture ; on avait droit chez le boucher à un peu de viande, mais, de cette viande-là, elle n’en voulait pas. Des voisines charitables fricassaient de temps en temps pour elle un poulet bien tendre ; elle en mangeait un petit morceau avec appétit, puis il fallait enlever le reste qui lui répugnait.

La veille au soir, comme son père s’efforçait de lui faire prendre un peu de lait, elle avait dit de sa voix courte et sifflante :

— Papa, laisse-moi… je ne peux pas avaler ce lait… je voudrais manger de la soupe à la poule…

— Ma fille, si tu voulais, nous irions chercher de la viande chez le boucher ; ta soupe serait plus nourrissante.

— Non ! je ne veux pas de soupe au bœuf ; elle sent le suif. Mais si j’avais de la soupe à la poule, je crois que j’en mangerais.

— Eh bien ! ce n’est pas difficile ; je vais aller tout de suite quérir une poule chez la Pitaude ; tu mangeras ta soupe demain.

— Oh non ! pas ce soir…, pas demain…, tu as bien le temps. Quand j’en aurai, je n’en voudrai peut-être plus… Je suis agaçante, dis, papa !

C’était à cause de ce désir de Bas-Bleu que Séverin se trouvait en retard.

Après le repas du soir chez les Bordager, il était passé dans toutes les maisons du village pour trouver une poule. Mais le moment était mal choisi, car les volailles venaient d’être renfermées comme cela se faisait aux Arrolettes à certaines époques de l’année. Toutes les femmes avaient parlé à Séverin comme l’avait déjà fait la Bordagère et Louise, la belle-sœur. Chacune avait dit :

— Je ne tiens point à vendre mes poules qui vont commencer à pondre, mais pour une malade on fait tout ; seulement tu tombes mal ; mes poules viennent d’être renfermées ; elles ne sont point grasses pour la saison ; ce ne sont guère que des carcasses. Si tu veux, je t’en donnerai une tout de même.

Et Séverin avait répondu partout :

— Non ! j’en veux une grasse… je vous remercie… j’enverrai les drôles dans les métairies du Haut-Village.

Il en voulait une grasse… Il ne regardait pas à la dépense maintenant que sa grande fille allait mourir.

Il se hâtait dans la nuit vite épaissie. Comme il avait plu toute la semaine, les chemins de traverse étaient mauvais ; il était obligé de suivre la route, ce qui le retardait bien de dix minutes. Cette route était la route du bourg, celle qui passait devant le logis des Magnon. Séverin ne s’était jamais retrouvé en face du propriétaire du Pâtis ; celui-ci l’évitait prudemment et ses fils eux-mêmes étaient soudain pressés de rentrer quand ils apercevaient à la brune la haute silhouette du valet des Bordager. Séverin s’amusait de cette poltronnerie ; il était bien loin de songer à faire un mauvais coup.

Quand il arriva devant la villa, des chiens aboyèrent prés de la grille ; il entendit des voix et des bruits de vaisselle.

— On soupe là, pensa-t-il ; le gros Magnon est plus tranquille derrière ses volets qu’il ne le serait à cette heure à vingt pas devant moi.

Tout à coup, Séverin aperçut au beau milieu de la route une sorte de boule sombre. Ce devait être un petit chien couché en rond ou peut-être une bûche. Il avança son sabot ; à sa vive surprise, une poule se leva effrayée et alla s’accroupir un peu plus loin, sur la route encore.

C’était sans doute une poule de redevance que des fermiers avaient apportée dans la journée et qui, le soir venu, s’était fourvoyée.

Quand Séverin fut de nouveau près d’elle, elle se leva encore et, tout ahurie, alla se blottir au pied d’un échalier, la tête passée entre deux barreaux. Il la suivit, se baissa, avança la main ; la poule se sentant prise, battit des ailes et gloussa ; alors, pour la faire taire, il lui saisit le cou et vivement serra, tordit, écrasa. Puis, soulevant la bête dont les pattes joueront dans le vide, il la glissa sur sa poitrine et repartit, vite.

De la main droite, tout en marchant, il tâta sous sa blouse : c’était une poule superbe, grasse et ronde comme une caille. Bonne idée qu’il avait eue de suivre la grand’route.

Pourtant, à mesure qu’il approchait de la maison, une inquiétude grandissait en lui. Que dire à Bas-Bleu et que dire surtout à la Bernoude qui était aux Pelleteries en ce moment ?

C’était une poule volée en somme… volée ! Allons donc ! Il essaya de se rappeler les paroles que Lucien Chauvin avait dites le jour du marché avec Bordager.

Et puis, allait-il se casser la tête avec toutes ces idées ! Il avait assez d’autres soucis. Bah ! on verrait bien.

Il était arrivé ; il poussa la porte. Les enfants étaient couchés ; un lumignon de suif flambait sur la cheminée ; un petit feu clignotait et, penchée au-dessus, la grand’mère frottait entre ses doigts des guenilles crottées.

Séverin s’approcha doucement du lit de la malade, mais celle-ci qui ne dormait pas leva un peu la tête.

— Bonsoir ! fit-il, tu ne dors pas encore ?

— Non, je ne peux pas ; bonsoir, papa ! approche, que je t’embrasse.

Il se pencha et elle l’embrassa à plusieurs reprises sur sa barbe dure. Elle avait toujours adoré son père et toujours elle lui avait donné ces marques d’amitié auxquelles on s’attarde rarement dans les familles nombreuses et pauvres où l’on est pressé ; mais depuis qu’elle allait tout à fait mal, elle était devenue encore bien plus caressane.

— As-tu été plus forte aujourd’hui ? demanda Séverin ; as-tu mangé ? Vois donc ce que je t’apporte. Il sortit la poule de dessous sa blouse et la mit sur le lit. Un sourire éclaira le visage blanc de la malade.

— Ah ! c’est ma poule ! tu as pensé à moi, merci, père. Comme elle est lourde ! je ne peux pas la soulever ! quelles belles plumes ! grand’mère, viens voir !

La Bernoude se leva et vint près du lit.

— Où l’as-tu prise, mon gars ? demanda-t-elle à Séverin ; chez Guste ?

— Non, pas chez Guste.

— Tu ne l’as pas prise aux Arrolettes ?

— Si, je l’ai prise aux Arrolettes.

La vieille ayant soulevé la bête s’exclama à son tour

— Eh bien ! je pense qu’elle est lourde ! Elle tâta sous la plume et s’approcha de la lumière pour mieux voir.

— Mais ! fit-elle tout à coup, ce n’est pas une poule ! cela m’étonnait bien ! c’est un coq…, ou plutôt… c’est un chapon.

Séverin s’avança vivement.

— Un chapon !

— Oui, un chapon ! regarde la crête coupée… où as-tu pris ça ? Dans le pays, il n’y a que la métayère de Malitrou qui chaponne, et encore elle porte ses chapons au maître, à M. Magnon… Où as-tu pris ça, mon bon gars ?

— Où j’ai pris ça ?

Il se mit à rire d’un drôle d’air. Elle répéta :

— Oui, d’où ça vient-il ? pas des Arrolettes, bien sûr… Es-tu donc allé jusqu’à Malitrou ?

— Peut-être bien…

Comme la Bernoude examinait la tête du chapon et le cou blessé, il finit par dire :

— Cette bête, voyez-vous, c’est le Magnon qui me l’a donnée.

— Allons ! qu’est-ce que tu racontes ?

— Oui… voilà… C’est-à-dire…

Maintenant qu’il faut avouer cette chose énorme, il balbutie, le cœur étreint par une angoisse sur laquelle il n’avait pas compté.

Soudain, il se décide et vite lâche les mots :

— C’est-à-dire que j’ai trouvé cette bête devant le logis ; elle est venue se fourrer sous mes sabots ; je l’ai tuée sans le faire exprès ; alors quoi ! je ne pouvais pas la laisser sur la route ; je l’ai emportée.

La grand’mère recule un peu pour le regarder et elle voit qu’il dit vrai. Ses yeux s’ouvrent très grands, comme si elle découvrait une chose horrible ; puis s’étant assurée que les petits dorment, elle se dresse contre lui et d’une voix qui monte comme un souffle :

— Alors, c’est vrai, dit-elle ; tu as volé, malheureux !

Séverin, à son tour, recule ; un grand froid l’anéantit ; il ne peut plus supporter le regard de ces yeux si francs qui le condamnent ; il se laisse tomber sur une chaise, dans l’ombre, près du lit de Bas-Bleu.

Après une minute d’effarement il essaye de se défendre, de rattraper ses idées en déroute.

— Voyons ! en voilà des histoires ! Justement il n’y avait pas de poule aux Arrolettes, et pourtant ça presse… alors je trouve ce chapon sur la route ; il était égaré, perdu ; les chiens l’auraient mangé… je l’ai ramassé, pardi ! le mal n’est pas grand…

— Tais-toi ! fait la vieille femme.

— Peut-être bien qu’il était aux Magnon ; si c’est vrai, tant mieux ! des gens si riches et si mauvais ! des gens qui vous ont empêchée jusqu’à cette année d’avoir votre rente de la commune…

— Tais-toi !

— Et puis, on est si malheureux !

— Tais-toi ! tais-toi !

— Ces derniers temps ont été si durs… Oh mère ! si vous saviez !

Il ajoute mollement, sentant bien que pour une ancienne endurcie dans l’honnêteté ce sont là de pauvres paroles :

— Quand on a des enfants qui meurent de faim, on a bien le droit de prendre ce que les autres ont de trop.

La Bernoude, indignée, lève sa canne ; elle frapperait !

— Tais-toi, Pâtureau ! tu parles mal ! Quand on est dans la misère, on demande, il n’y a pas de honte à cela. Ah ! tu n’avais pas trouvé de poule aux Arrolettes ? Eh bien ! fallait aller ailleurs. Demain matin, à l’aubette, j’irai en chercher une, moi, et je la trouverai puisqu’il le faut, devrais-je faire de mon pied tout le tour de la paroisse et me jeter à genoux dans toutes les maisons ! Et l’idée ne me viendra point de voler, non ! Quant à ce chapon, personne ici n’y touchera, ou bien je m’en irai… Le voilà ton chapon, mon gars !

Elle lance la bête qui retombe aux pieds de Séverin avec un bruit mat.

L’indignation redresse sa pauvre taille cassée ; jamais de sa vie elle n’a connu un trouble pareil ; elle va de long en large, s’arrêtant chaque fois qu’elle passe devant Séverin pour le honnir.

— Malheureux ! voilà où tu en es ! cela te regarde ; tu es bien en âge ; mais tu as des enfants qui sont un peu miens aussi ; je ne veux pas que tu leur fasses de pareilles leçons. Jamais personne n’a failli dans ma famille ni dans celle de mon pauvre homme. Ah ! n’agis pas de cette façon, ou je ne te reconnais plus pour mon gendre…

C’est l’honneur de toute une lignée qui remonte à ses lèvres et qui fait trembler sa voix, si calme à l’habitude.

Elle finit par se rasseoir prés de la cheminée.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! si la défunte voyait ça ! ma pauvre Fine ! ma pauvre Fine !

Elle gémit maintenant et pleure et la malade pleure aussi, consternée par cette scène à voix basse. Séverin se baisse vivement, ramasse le chapon et s’en va dans la nuit…

Quand il revint une heure plus tard, la chandelle flambait encore et la grand’mére était assise à la même place. Il referma doucement la porte et, furtif, sans une parole, il laissa ses sabots pour monter au grenier où il couchait.

Mais une voix suppliante se fit entendre.

— Papa ! papa ! disait Bas-Bleu ; viens ici ! Il hésita une seconde, puis il reprit ses sabots et s’approcha du lit. La malade s’était redressée sur un coude ; elle le prit par le cou et l’attira vers elle.

— D’où viens-tu ? dit-elle tout bas ; tu viens sans doute de retourner le chapon ?

Il répondit tout bas aussi :

— Oui.

Elle l’attira plus près encore :

— Père, si j’avais su, je n’aurais pas demandé de soupe à la poule ; maintenant je n’en veux plus. Écoute, il ne faut pas se faire de chagrin ; les drôles n’ont rien entendu. Et moi je te remercie, oh ! je te remercie beaucoup ! tu m’aimes bien, toi, père !… Séverin, étranglé, ne put pas répondre ; il baisa les yeux de sa fille, les grands yeux qui mangeaient la pauvre figure blanche ; puis il se laissa choir encore une fois sur une chaise à côté du lit.

Il vit à ce moment que la Bernoude se levait et s’approchait de lui. Quand elle fut tout près, elle lui mit une main sur l’épaule et se pencha pour l’embrasser. Elle pleurait encore ; mais comme elle avait eu le temps de songer aux paroles si dures qu’elle avait dites à son gendre, ce fut avec un accent d’infinie pitié qu’elle murmura :

— T’es bien malheureux, mon pauv’gars ! t’es bien malheureux !

Alors il pleura. De sa poitrine profonde, des sanglots montèrent comme de grosses bulles et crevèrent. Et il pleura comme il n’avait jamais pleuré de sa vie ; il pleura toute la nuit, sur les siens, sur ceux qui étaient morts, sur celle qui allait mourir, et sur sa droiture qui l’était morte aussi, et sur son orgueil dont la misère avait eu raison, et sur toute sa pauvre vie effondrée.