Les Creux de maisons/Troisième partie/7

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CHAPITRE VII

LES CLOCHES


Bas-Bleu mourut au commencement de mai. Le dimanche qui suivit l’enterrement, Séverin étant de garde aux Arrolettes détacha les vaches sur les neuf heures et les conduisit vers la lande aux Abreuvoirs. C’était à cinq cents pas du village, un mauvais pacage situé au flanc d’un coteau très raide ; il n’y poussait que du genêt, de la bruyère et, au printemps, un peu d’herbe dans les bas ; les Abreuvoirs étaient des fossés toujours remplis d’une eau noire et froide où s’enfonçaient les images pâles des peupliers de bordure.

Il y avait une charrière du côté de la route ; Séverin alla s’y asseoir les genoux au menton, face au soleil et à ses bêtes.

Les cloches, au bourg, carillonnaient dans l’air jeune ; leur voix passait avec le vent frais, semeur de vie ; et cette musique du dimanche et cette musique du printemps venaient avec une douceur de caresse sur la campagne verte pleine d’éclosions mystérieuses. Séverin songea à un autre bruit de cloches, morne celui-là, à une pluie de notes tombant, lourdes, comme des pierres de démolition. Et il dit en lui-même avec une sorte de colère contre les cloches de ce jour qui étaient joyeuses :

— C’est cela ! cabotez, vous autres ! cabotez donc ! Des larmes filtrèrent entre ses paupières qu’il avait fermées à cause de la lumière crue :

Ding ! don ! cabotez donc !
Pour la fille et le garçon !

Pourquoi ce refrain de son enfance, à présent, lui revenait-il ?

Ding ! don ! cabotez donc !

La Pâturelle chantait cela jadis pour l’amuser ; en même temps elle tapait sur la crémaillère avec la pelle à feu.

Et le rythme était le même des notes secouées là-bas dans le bleu et de celles secouées en lui par le souvenir. C’était un rythme lent et monotone qui berçait.

Ding ! don ! Ding ! don !… Peu à peu Séverin perdit sa pensée comme quelqu’un qui va s’assoupir…

Un ronflement grandissant le fit sursauter ; une automobile arrivait à grande allure ; quand elle fut devant la charrière elle s’arrêta et le monsieur qui était au volant interpella Séverin.

— Hé ! l’homme ! fit-il, cette route mène-t-elle à Bressuire ?

— Oui monsieur, si l’on veut.

— Est-elle bonne sur tout le parcours ?

Séverin fit un geste vague qui ne signifiait pas grand’chose.

Comme la voiture recommençait à ronfler, il entendit une voix fraîche qui devait être la voix d’une femme toute jeune, rieuse et très étourdie. Cette voix disait au monsieur qui avait parlé :

— Te voilà bien renseigné ! il est fou, ce vieux !

Vieux ! il n’était pas vieux ; il avait quarante-huit ans. Elle avait dit cela, cette petite dame, à cause de la posture qui lui faisait le dos rond.

Quand il était debout il était droit comme un jeune et sa force était encore grande. Il tenait de son défunt père une résistance incroyable au mal et à la peine. Bien qu’il eût eu parfois ses misères comme les autres, il ne s’était jamais plaint ; il n’avait jamais un seul jour abandonné le travail ; et cela n’avait pas empêché les siens de souffrir de la faim.

Non, son corps n’était pas vieux ; c’était son âme qui était vieille et bien malade.

Auguste, le matin, lui avait dit par amitié :

— Allons, Séverin, prends courage ! ton plus mauvais temps est passé !

C’est vrai qu’il avait des chances maintenant de vivre plus à l’aise. Les républicains, qui l’amignonnaient depuis qu’il n’était pas fou de messe, lui avaient expliqué tout ce que ceux de leur idée avaient fait et comptaient faire pour les pauvres. Jusqu’à présent, les bonnes lois avaient surtout profité aux pauvres des villes, mais ceux des champs allaient avoir leur tour. Il était même question de leur donner des retraites comme aux gendarmes et aux employés.

De plus, les gages montaient. Beaucoup de valets avaient en effet quitté le Bocage. Et ceux qui étaient partis ainsi pour le pays de Charente ou pour la ville, n’étaient pas tous des paresseux comme le disaient les riches qui ne travaillent jamais et, après eux, les gens qui n’entendent rien aux choses de la campagne. Il y avait parmi ces émigrants des jeunes hommes courageux qui partaient à regret ; et ce qui les effrayait et ce qui les faisait fuir, ce n’était pas l’existence trop calme, les journées trop remplies de labeur obstiné, c’était bien plutôt la certitude de ne jamais profiter de leur peine, c’était la dureté inconsciente des gens qui possédaient la terre.

Les valets qui restaient n’étaient donc pas toujours les meilleurs et les fermiers avaient grand’peine à trouver des compagnons à la fois intelligents et vaillants de corps. Séverin ne manquerait jamais d’ouvrage ; il était tranquille de ce côté.

Enfin, les deux bessons commençaient à lui apporter leur petit gage ; il allait payer ses dettes. Bientôt avec les cinq enfants qui poussaient, il recevrait une belle somme à la Toussaint.

Mais le malheur pouvait passer encore… Il y avait aussi cette Georgette qui savait trop de choses et que les gamins suivaient déjà dans l’espérance de mauvais jeux. Quand les mères sont mortes, les filles sont un gros tracas.

« Ton plus mauvais temps est passé. » Ce qui était passé, c’était sa fierté et aussi un peu son courage. Il était las. Cela ne lui faisait rien d’être à peu près sûr de gagner sa vie. Ding ! don ! Ding ! don ! La chanson des vieux jours cabotait en son cœur ; toute sa pensée était en arrière, vers celles qu’il avait aimées et qui étaient mortes. Elles étaient trois et leurs images étaient en lui en même temps.

C’était d’abord la pauvre Pâturelle, morte de la toux au temps de la guerre. Il revoyait sa figure douce et triste et il se rappelait des choses puériles.

C’était ensuite la joie de sa jeunesse, la jolie meunière aux yeux d’eau, la bonne compagne plus brave que lui-même et plus gaie, la bonne compagne qu’un rêve de bonheur pour les siens avait tuée.

C’était enfin la dernière, la petite qui ressemblait aux deux autres et qui avait été plus malheureuse qu’elles.

Celle-ci, il la voyait pieds nus avec un bissac sur le dos. Il ne regrettait plus d’avoir volé pour elle ; il redisait tout bas son sobriquet de misère :

— Bas-Bleu, ma petite Bas-Bleu, tu n’iras plus aux portes ; tu n’auras plus jamais froid… Tu dois être heureuse maintenant… Bas-Bleu, je voudrais te rejoindre ; je voudrais être couché dans la terre tiède, là-bas au coin du cimetière, à côté de toi, à côté de ta mère et à côté de ma mère à moi que tu n’as pas connue et qui te ressemblait…

Il avait de la religion ; il n’ignorait pas qu’il est question dans les prières d’un paradis et d’une vie d’après. Mais ce sont des idées qu’on a parce qu’on a peur, ou parce qu’on aime, ou parce qu’on est plein d’orgueil ; dans le fond de son cœur il n’y croyait pas. Il savait comment les choses se dissolvent dans la terre et sa vision se précisant soudain, il eut un frisson d’horreur.

Il s’efforça de penser autrement, il lui vint des idées comme il en avait étant enfant. Il se disait :

— Peut-être tout de même qu’elles me voient.

Il y avait dans le fossé, devant lui, des fleurs pâles qui s’ouvraient comme les yeux limpides de sa défunte et d’autres plus sombres, violettes, presque noires qui étaient toutes pareilles aux yeux de son enfant.

Et quand il levait la tête, il lui semblait distinguer des formes humaines aux franges des nuages, des formes blanches gonflées de lumière qui s’étiraient et se perdaient comme les images fugitives des rêves.

À Coutigny, les cloches recommencèrent à sonner. Leur voix joyeuse passa encore sur les cimes émues. La terre était à son heure de grande beauté. Les peupliers chantaient. Leur chanson était un peu monotone, mais très douce et pour ainsi dire féminine. C’était une chanson bien différente de celle des chênes et plus différente encore de celle des châtaigniers à travers lesquels corne et siffle la musique du diable.

C’était aussi une chanson séculaire, car les anciens du pays avaient toujours vu des peupliers dans ce bas-fond. Ils étaient très serrés les uns contre les autres ; quand le vent les prenait de face ils ployaient tous à la fois, ils tremblaient, ils arrolaient de la tête au pied.

C’est à cause de cela que l’endroit s’appelait les Arrolettes.

FIN