Les Croix de bois/Au café de la Marine

La bibliothèque libre.


VII
AU CAFÉ DE LA MARINE


On avait dit à Demachy : « Tu les retrouveras au Café de la Marine, près du pont de pierre. »

Le grand pont aux piles ébréchées ne se franchissait plus que la nuit. Le jour, il suffisait qu’un cycliste s’y montrât pour déchaîner une salve qui fouettait furieusement l’eau ou arrachait un pan de parapet. Arrivé à la fin de l’après-midi, Demachy passa la rivière en amont, sur le pont de bateaux.

Dans l’eau verdâtre, qui frissonnait à peine, les hauts peupliers plongeaient jusqu’à leur cime, comme s’ils avaient encore cherché du ciel dans l’eau tranquille. Une grosse péniche dormait près de la berge, couchée sur le côté. Ses planches arrachées laissaient voir la cale vide, entre ses énormes côtes de bois, et l’on se demandait comment cette carcasse de baleine était venue s’échouer si loin.

La rivière froufroutait, en se brisant sur les bateaux du pont. C’étaient de ces petites barques, vertes ou noires, de pêcheurs, qu’on mène d’une rame indolente,les beaux dimanches d’été. À l’avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : « Lucienne Brémont. Roucy. » Un éclat d’obus l’avait blessée au côté.

Tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées, regardaient l’eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaine inondée, où les képis rouges flottaient, comme d’étranges nénuphars.

Avec la crue, les croix devaient s’en aller, au fil de l’eau grise, pour accoster on ne sait où, près d’un enfant qui épellerait sur la planche rongée : « … infanterie… pour la France… » et s’en ferait un sabre de bois. On eût dit que ces morts fuyaient leurs tombes oubliées, et la file infinie des autres morts les regardait partir, leurs croix si rapprochées qu’elles semblaient se donner la main.

Dans le taillis touffu, les églantiers fleuris tendaient leurs bouquets blancs. Demachy en cueillit tout en marchant. Il approchait de la Tuilerie. Sur le toit éventré, le drapeau à croix rouge ne flottait plus : c’était une sorte de loque grise, déchiquetée, qui pendait le long de la hampe. Le mur de briques, percé de meurtrières en septembre, avait été crevé par les obus, la tourelle abattue, la façade criblée et, à présent, on pouvait entrer dans l’ambulance par dix brèches. C’est pourtant là qu’on soignait les blessés, depuis que l’eau avait envahi les caves. Et comme on n’osait rien allumer, la nuit, dans cette ferme repérée, on les pansait dans l’ombre, à tâtons, les doigts cherchant les plaies.

Ceux qu’on ne sauvait pas avaient leur lit fait àla porte : les trous étaient creusés, ils n’avaient qu’à sortir. Le cimetière aussi avait appris à faire la guerre ; il ne laissait plus ses morts aller à la débandade, il les rassemblait en compagnie devant la Tuilerie. Il fallait se pencher, soulever une couronne de fleurs, une cocarde tricolore faite de trois haillons pour retrouver un numéro de régiment, un nom. Le couteau d’un camarade avait bien gravé ces choses sur une plaque de ceinturon, mais la rouille les rongeait vite, comme si la mort avait voulu tuer jusqu’à leur souvenir.

Demachy s’arrêta aux premières tombes. Des cadavres avaient été amenés depuis la veille, et attendaient leur fosse, couchés entre les croix. L’un était enveloppé dans une toile de tente, linceul rigide que le sang durcissait encore. Les autres étaient restés comme ils s’étaient battus, la capote terreuse, le pantalon boueux, et sans rien pour cacher leurs visages bouffis ou cireux, leurs pauvres faces violacées, qu’on eût dit barbouillées avec la lie de vin. La tête d’un sergent, pourtant, était voilée. On l’avait enfoncée dans une musette, comme dans une cagoule, et l’on devinait l’horrible blessure, sous ce suaire de sang caillé. Il portait une alliance au doigt. Le bras d’un petit chasseur s’était détendu et semblait barrer l’allée, les ongles enfoncés dans la terre molle. S’étaient-ils traînés depuis les tranchées, pour venir mourir là ?

Parmi les croix blanches et noires, Demachy chercha celle de Nourry, qui avait été tué au Bois des Sources, huit jours auparavant. Le petit Belin l’avait faite avec une grande planche de caisse fendue en deux, et Gilbert la reconnut de derrière, en lisant : « Champag… » Au pied, quelqu’un avait enfoncé une douille d’obusoù jaunissait un bouquet de muguets. Demachy le jeta pour y mettre ses églantines.

Les yeux fermés, il songeait à Nourry, le dernier jour. Blessé au ventre, il avait râlé dans le gourbi toute la nuit, les brancardiers n’arrivant pas, et, tournant parfois vers nous sa maigre tête au nez pincé, il murmurait :

— Hein, je vous empêche de dormir, mes pauvres gars.

Il était mort au petit jour. La fusillade nocturne s’était tue, les canons ne tiraient pas encore. Un pinson chantait dans le bois. Et, dans cette paix, on avait mieux compris cette mort.

Pour lui donner une vraie tombe, l’escouade avait voulu le ramener à l’arrière. Quatre hommes étaient partis pour la soupe au lieu de deux, portant alternativement le grand corps enroulé dans sa couverture brune, et Demachy les avait suivis, la croix de bois blanc sous le bras, tenant les bouteillons de l’autre main.

Depuis la mort de Nourry il était arrivé deux lettres à son nom. On aurait pu les retourner avec le brutal avis de décès, dans le coin : « Le destinataire n’a pu être atteint. » Demachy avait cru mieux faire de les prendre. Il les sortit de sa cartouchière, les déchira sans les ouvrir, et sur cette tombe réglementaire de soldat, carrée comme un lit de caserne, il effeuilla les pétales de lettres, pour qu’il pût au moins dormir sous des mots de chez lui.

Ce camarade lui était plus cher, maintenant qu’il n’était plus. Il regrettait de n’avoir pas mieux aimé ce grand garçon timide et doux, de n’avoir pas étémeilleur. Il portait ainsi en lui le nom de quelques camarades, laissés dans les petits cimetières de Champagne ou de l’Aisne, ou bien entre les lignes, sur la terre à personne, et il leur parlait, les écoutait se plaindre, ces pauvres hommes que, vivants, il n’avait pas toujours aimés, parce qu’ils étaient parfois grossiers, le geste et l’esprit lourds. Il n’en oubliait aucun et aimait se pencher sur leur souvenir, alors qu’il ne restait déjà plus d’eux qu’un nom banal dans la mémoire oublieuse de leurs copains d’escouade.

Ainsi arrêté sur une tombe, il retrouvait, intacte, son âme d’autrefois, son âme d’avant-guerre, douloureuse et passionnée, qui dormait, usée par la fatigue, la vie misérable, les appétits quotidiens, le frottement des autres. Elle se réveillait ainsi, aux heures de solitude – le temps de souffrir…

— Hé ! vieux, lui cria un brancardier qui le vit s’en aller, ne traîne pas dans le pays. Ils sont mauvais, c’t’après-midi, ils n’arrêtent pas de marmiter.

Il repartit sans hâte, en suivant l’eau, pas pressé d’arriver. Il aurait aimé rester seul, ce soir-là.

Les premières maisons, dont les jardins en friche continuaient les champs, étaient presque habitables, tout juste écornées, par les 210, leurs tuiles envolées devant l’obus comme des nichées de pigeons rouges. Mais, le raidillon monté, c’était le massacre.

On voyait l’église d’abord ; une ruine de clocher sans faîte et une haute muraille démantelée, dont les fenêtres en ogive ouvraient sur le ciel. La petite porte du presbytère, bien droite, gardait ces ruines et, au-dessus de la sonnette, une plaque bleue conseillait innocemment : « Tirez fort. »

L’artillerie peut s’acharner sur un pays, il restera toujours quelque chose : un pan de mur avec son papier à fleurs et deux photographies au cadre noir en pendant ; une porte de chambre fraîchement peinte qui coquette au milieu des moellons pilés, une cheminée de marbre restée là-haut, en équilibre sur trois lames de parquet.

Avec ces débris, Demachy imaginait le pays vivant. Ce n’était ni un village, ni un bourg de campagne : un petit coin de plaisance, plutôt, une villégiature paisible où les boutiquiers de la ville devaient se retirer, à la soixantaine, pour bouturer des roses et pêcher à la ligne. Pas de fermes, des villas qu’on reconnaissait malgré tout aux trois marches de grès d’un perron, à un bout de façade rose, dont les éclats avaient griffé la peinture.

Il suivait en trébuchant la grande rue bordée de boutiques dévastées et de vestiges de maisons. Sous les ruines, montant des escaliers des caves, on entendait des voix, des rires, le hennissement d’un cheval, le grincement d’un violon.

Derrière les pans de mur, des cuistots accroupis essayaient de faire du feu sans fumée et tournaient simplement la tête, en curieux, quand un obus s’annonçait en froissant l’air. On peut bien risquer quelque chose, quand on veut des frites.

— Le Café de la Marine ? leur cria Demachy.

— Plus bas, à gauche.

Il repartit en se pressant, car un gros noir venait de tomber tout près, dans les ruines, arrachant une gerbe de gravats et de fumée. Il espérait trouver l’enseigne encore vivante sur un bout de façade, maisautour du pont de pierre, que les Boches cherchaient, il ne restait qu’un bouleversement de gravats et de poutres broyées, autour d’un grand toit rouge intact que les obus n’avaient pas vu. Pourtant, par les trous des soupiraux, on entendait brailler. Il se pencha et demanda :

— Le Café de la Marine ?

— À côté… Il y a une cage à la porte.

D’un coup d’oeil circulaire il chercha, mais ne vit rien. Des schrapnells ayant éclaté au-dessus de l’église – deux coups cuivrés – il s’énerva : « Il n’y a pas de cage, bon Dieu ! »

Les éclats passèrent, en jurant, et rebondirent sur les tuiles, comme des grêlons. Il se redressa et aussitôt tendit l’oreille.

— Ah ! ils sont là…

Il venait de reconnaître la voix de Sulphart, qui devait s’expliquer amicalement avec Lemoine.

— Quoi ! vociférait-il, mais, pauvre croquant, tu marchais à quatre pattes que j’avais déjà des vernis.

Guidé par ces clameurs, Demachy chercha l’escalier et s’y jeta. En effet, à l’entrée, une grande volière était posée, et un maigre corbeau hérissé se tenait dans un coin, son long bec dans ses plumes, observant le désastre d’un œil rond.

C’était au sujet de l’oiseau qu’on se disputait, dans la cave du Café de la Marine, où notre section attendait la relève, n’ayant fait que trois jours en première ligne.

— Demande-z-y voir à Demachy, brailla Sulphart en apercevant son ami dont le regard tâtonnait dansle noir du souterrain, demande-z-y si les corbeaux ça ne vit pas des cent ans.

— J’en ai déniché plus que t’en as jamais vu, répliquait tranquillement Lemoine, assis sur une moitié de tonneau coupé en baquet. Tu ne sais pas ce que tu causes : le corbeau, il n’y a pas plus bête.

— N’empêche que ça vit vieux, et que celui-là il a vu plus de guerres que toi, peut-être la Révolution, et 70…

Étendu dans un coin, sur un hamac en grillage, Vieublé protesta.

— Ah ! ne nous en fais pas un plat avec 70. Tu parles d’une guerre à la noix. Ils se battaient une journée tous les mois et ils croyaient avoir tout bouffé. Et les gars qui se baladaient dans Paname avant d’aller se mettre ça à Buzenval, tu crois pas que c’était un filon ? Ça me fait marre, moi, des guerres comme ça.

— J’te parle pas de 70, insistait Sulphart têtu, je parle du corbeau.

— Hou !… Hououu !… Ta gueule !

Tout le monde se mit à hurler, pour le faire taire. Quelqu’un lui lança un quart de boule.

— Ça va, dit-il, d’un ton vexé. Je vais toujours lui donner à becqueter.

Et ayant pris un morceau de singe, un bout de fromage et le quart de boule qu’on lui avait jeté, il monta le dîner de son corbeau, qui n’en demandait pas tant.

Demachy, brusquement, se sentait heureux. Sulphart lui avait gardé une bonne place, sur un sommier, et il allait pouvoir lire, rêvasser, paresseusement étendu, comme sur un divan.

La grande cave regardait la rivière par deux longs soupiraux grillagés. Le matin, il y entrait, avec le petit jour, un brouillard glacé qui sentait l’eau.

On y voyait à peine, et, pour écrire, les hommes avaient allumé une bougie, fixée avec trois larmes de suif sur le coin d’un guéridon en acajou. Il y avait de tout dans cette cave : des chaises, des lits, des tables, des casiers à bouteilles qui nous servaient d’armoire, des matelas, et jusqu’à un rocking-chair, que Bouffioux lorgnait pour allumer son feu. Jamais, depuis qu’ils étaient en guerre, ceux de la compagnie n’avaient si bien dormi. Ils savouraient leur bonheur toute la journée, vautrés dans leur coin, marquant la literie de leurs godillots sales, et la tête moelleusement posée sur un oreiller de duvet.

Dans la cave du fond, on faisait un concert. Un caporal jouait de l’ocarina, et, accroupis autour de lui, les camarades reprenaient la romance au refrain avec des voix langoureuses. Juché sur un secrétaire Empire, le père Hamel marquait la mesure à coups de talon sur le panneau de palissandre.

On se rendait des visites de cave à cave. Toutes étaient bien meublées. Il ne devait plus rien rester dans les maisons, ni même sous les pierres : peu à peu on avait tout enlevé. Ce qu’on n’avait pas descendu dans les caves, on l’avait emporté dans le bois où l’on prenait les tranchées. Le soir, les corvées arrivaient, en bandes d’ombres, et s’en retournaient chargées de tables, de fauteuils, de sommiers. Meuble par meuble, le village déménageait, et l’on rencontrait dans le Bois des Sources d’étranges gourbis dont la porte était celle d’un bahut Renaissance, avec d’affreuxpetits Bretons bien sculptés qui jouaient du biniou. Dans notre guitoune, nous avions trouvé un fauteuil en osier, et un édredon rouge. Le sous-lieutenant Berthier possédait un canapé et une grande glace fendue au milieu, sur laquelle un guerrier crédule avait gravé : « Trois mois et la classe. »

Sur le bord de la route, il y avait même un piano que les hommes, découragés, avaient abandonné à mi-chemin du bois, et le soir, en attendant les voitures de distribution, les cuistots, en sourdine jouaient un petit air d’un seul doigt.

Les premières lignes n’étaient pas terribles, dans ce secteur sylvestre. Quelques obus indifférents, de loin en loin – c’est ainsi qu’avait été tué Nourry – une balle à risquer quand on allait cueillir du muguet entre deux boyaux, c’était tout. On se promenait librement dans le bois et les cuistots y faisaient leur tambouille, cent mètres à l’arrière, suffisamment cachés par les taillis. Pour la première fois, aux tranchées, on avait mangé chaud et bu du café qui fumait dans les quarts.

Les Allemands, au début, avaient lancé des torpilles, d’énormes « tuyaux de poêle » qui broyaient tout. Aussitôt on avait fait venir une section de bombardiers, pour leur répondre. Ceux-ci avaient creusé la terre pendant près d’un mois, nuit et jour, charrié des rondins, et fait un abri aux étais solides qui ne craignait rien. Puis, ils avaient amené leur canon.

C’était une riche pièce de musée, une sorte de tout petit mortier en bronze qui portait, gravé sur son ventre de crapaud, ses date et lieu de naissance : « 1848, République française, Toulouse. » On lechargeait au jugé : un gramme de poudre par mètre. Nous étions à 180 mètres de l’ennemi, à peu près ; on en mettait quatre cuillerées, et, pour faire bonne mesure, le sergent bombardier ajoutait une pincée de rabiot. Cela faisait un bruit épouvantable et le mortier, ayant tiré, sautait d’effroi. On voyait le boulet décrire en tournoyant une immense parabole et il tombait où il voulait, dans le bois, acclamé par les Boches qui, je crois bien, criaient bravo. Cela éclatait parfois. Après un court séjour, les bombardiers avaient touché un autre canon – un vrai – et s’en étaient allés l’essayer ailleurs, nous laissant avec leur beau gourbi une arme baroque et inoffensive, une espèce de grande fronde ou de baliste faite avec des caoutchoucs de pneumatique et des leviers de bois. Avec cet instrument on pouvait lancer des grenades : le premier qui avait essayé en était mort.

Depuis, les sections en ligne s’en servaient pour envoyer les projectiles les plus imprévus : des godillots, des bouteilles vides, des bottes de tranchée aux semelles de bois et, en général, tous les objets qui traînaient, à condition que leur poids fût satisfaisant.

Sulphart était d’une jolie force, à ce jeu-là. Il avait passé ses trois jours à bombarder la sape qui se trouvait à quarante mètres de nos lignes. Il avait jeté tout ce qu’il avait pu : des chaussettes bourrées de cailloux, de boîtes de singe, des briques, des culots d’obus. La veille, au moment de partir, il leur avait lancé le coup d’adieu : un gros pot à moutarde plein de terre, qui dut tomber en plein dans la tranchée, car on entendit crier. On avait acclamé Sulphart, hué les Boches, et de leur sape l’un d’eux – peut-être leblessé – avait répondu en mauvais français, nous traitant de vaches et de cocus.

Depuis, Sulphart manifestait une joie insolente. Il avait braillé, pendant toute la relève, raconté son fait d’armes à tout le régiment, interpellé les officiers, ameuté les cuisiniers à la sortie des boyaux, sa face radieuse pétant d’orgueil.

— Il l’a reçu en pleine gueule, que je vous dis, j’en suis sûr ; à preuve qu’il m’a appelé cocu, et en français… C’était sûrement un officier.

Il avait couru dans toutes les caves pour narrer son histoire, et, pour un quart de vin, il en faisait en public un récit détaillé et adroitement enjolivé. À l’entrée de la cave où il gavait patiemment son oiseau vorace, on l’entendait raconter son histoire pour la centième fois, à des bleus gobeurs qui l’admiraient.

— Oui, mon gars, clamait-il, le général l’a reçu en pleine gueule. Même qu’il m’a appelé cocu en français.

Et comme il savait, malgré tout, rendre hommage à ses ennemis, il ajoutait, avec une intonation de respect :

— Y a pas, ils sont tout de même instruits ces mecs-là !