Les Croix de bois/Le moulin sans ailes

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VI
LE MOULIN SANS AILES


J’ai retrouvé la ferme telle que nous l’avions laissée dimanche, avant l’attaque. On croirait que les quatre compagnies viennent à peine de franchir l’herbage, montant aux tranchées, et le gros chien qui gambade semble courir après un traînard. Rien n’a bougé.

C’est là, par ce chemin de boue gercée, que nous sommes partis. Combien sont revenus ? Oh ! non, ne comptons pas…

Je rentre dans la grande salle, tout embaumée de soupe, et m’assieds près de la fenêtre, sur ma chaise. Voici mon bol, mes sabots, mon petit flacon d’encre. Cela semble si bon de retrouver ces choses à soi, ces riens amis qu’on aurait pu ne jamais revoir.

Mon bonheur m’attendait ; la vie continue, avec de nouveaux délais d’espoir. Une sorte d’âpre joie sourd en mon cœur. Je vois le soleil, moi, j’entends l’eau qui chante, moi ; et mon cœur est tranquille, lui qui a tant battu.

Comme l’homme est dur, malgré ses cris de pitié, comme la douleur des autres lui semble légère, quand la sienne n’y est pas mêlée ! Je regarde les choses d’un œil distrait. Le tas de fumier, humide et luisant, est appuyé au mur, si bien que de la salle, on voit le petit coq noir à hauteur de la fenêtre, dans une légère vapeur bleue. Sur les pierres grises de l’étable, des balles perdues ont laissé comme des cicatrices blanches. Au milieu du courtil, le puits à la margelle usée, et ses trois murs verdis… Comment, cela n’est pas fini, là-bas ? On dirait que le canon reprend. Qui nous a relevés ? Le 148. Pauvres gars !…

L’eau du ru passe en cascadant, devant la ferme. Elle traverse la mare sans y tracer son passage et s’échappe en sautant de pierre en pierre, jusqu’à la roue pourrie du moulin, sur laquelle un gros chat feint de dormir.

Les volées froufroutantes de pigeons vont et viennent, caressant les murs de leurs ombres rapides ; les oies promènent leur troupe grave, marchant, criant et se taisant ensemble. Deux petits veaux, l’un taché de noir, l’autre de roux, jouent avec des grâces pataudes de jeunes chiens et le grand épagneul, tout jappant, s’amuse à faire peur aux poules. Ils n’entendent rien. Seul, l’âne qui mange lentement son foin, très digne sous sa tunique de boue séchée, écoute d’une oreille. Parfois, de la paille aux dents, il s’arrête de mâcher, lève sa longue tête rêveuse et écoute le canon qui tonne.

Quel brouhaha, dimanche, dans la cour, quand on a distribué le « cric » – un quart pour deux ! – et donné les cigares, de beaux cigares à deux sous,avec la bague ! Ma foi, nous avions bien mangé.

— Si les Boches m’font l’autopsie, ils ne me trouveront pas le buffet vide, avait dit le grand Vairon, les joues violettes et le ceinturon débouclé.

C’est là, dans cette grange au toit hérissé de chaume, que nous avions entassé nos sacs. Ils y sont encore, presque tous, l’ossuaire d’un bataillon. C’est un tragique fouillis d’outils rouillés, d’équipements, de havresacs éventrés, de cartouchières, de musettes. Du linge traîne, déjà boueux. Une boule de pain pas entamée, un goulot qui dépasse, des paquets de lettres, des cartes en couleurs, si niaises et qui feraient pleurer… Malgré soi, on lit les noms, sans se baisser : je les connais tous…

Ça, c’est la veste de Vairon. Il l’avait laissée craignant d’avoir trop chaud. On a tout fouillé, on s’est partagé le chocolat et les boîtes de singe, et on a noué dans un mouchoir les papiers, les pauvres bricoles qu’on envoie aux familles : héritages de soldats. Une photo a glissé dans l’ornière : une maman en robe des dimanches, son gros bébé sur les genoux. Des chemises encore pliées, des paquets de pansement, une pipe. Et, perdu sur ce tas misérable, un coussin de soie, un beau coussin rose, amené là on ne sait comment, par on ne sait qui.

Bon sang, mais cela tonne dur…

C’est comme un gros convoi qui roule, un orage assourdi qui gronde et se rapproche. Puis la fusillade commence à pétiller, tout un brusque fracas d’attaque.

Le chien inquiet rentre le premier, l’échine basse. Puis les volailles apeurées, puis les deux petits veaux, soudain surpris de se voir seuls dans le courtil. L’ânen’a pas bougé. Songeur, il reste devant sa botte. Parfois il dresse ses oreilles, renverse la tête comme s’il allait braire ; puis dédaignant ce tonnerre qu’il connaît, il s’incline sagement, tire une gueulée de foin et, la tête basse, il mange…



Je n’aime pas les gens de ce village. Les marchands ne nous estiment même pas pour l’argent qu’ils nous volent. Ils nous regardent avec une sorte de dégoût ou de crainte, et quand on entre dans leur boutique en s’écrasant, ses billets de cent sous à la main pour être plus tôt servis, ils crient plus fort que si les Prussiens venaient les piller.

Quand les Allemands occupaient le pays, nous ont dit les paysannes, ils étaient moins fiers. Ils n’avaient pas voulu se sauver, à cause des marchandises. Mais lorsque les derniers Français furent passés – des chasseurs à pied qui firent le coup de feu pendant toute une après-midi, embusqués dans le cimetière – la panique les prit. Ils cachaient tout : leurs liqueurs, leurs conserves, leurs gros sous, et les femmes geignaient pendant que les vieux creusaient des trous dans le jardin pour y enfouir le magot.

L’institutrice – une petite femme volontaire, aux joues pâles, que les gens n’aiment pas parce qu’elle se coiffe en bandeaux – avait fermé les fenêtres de l’école et mis son drapeau en berne. Mais le gros Thomas, l’épicier marchand de vins du Lion d’Or, avait aussitôt couru chez elle, suivi de quelquesmégères, pour l’obliger à retirer son drapeau « qui allait faire mettre le pays à feu et à sang ».

La petite lui avait tenu tête un moment.

— Vous n’êtes pas le maire, vous n’êtes rien. Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.

— Ordre ou pas ordre, vous ferez comme tout le monde, s’étranglait l’épicier, qui se voyait déjà fusillé à son comptoir. C’est moi qui l’ordonne.

— Au nom de qui ?

— J’m’en fous, au nom du roi de Prusse si vous voulez !

Bégayant, apoplectique, les yeux prêts à rouler, le mercanti cognait furieusement le bureau de l’institutrice de son poing massif. Elle avait dû céder.

Terrorisés, les uns cachés dans leur maison, les autres groupés muets sur le bord de la route, les paysans avaient regardé passer les premiers bataillons bavarois qui braillaient joyeusement : « Paris ! Paris ! » comme s’ils avaient dû, le lendemain, le mettre à sac. C’était une automobile qui était arrivée d’abord, pleine de soldats armés. Les gamins gambadaient autour, en faisant des grimaces.

— Allez-vous arrêter, maudits garnements ! leur criait une vieille, la doyenne du pays ; ils vont croire que vous vous moquez d’eux.

Et elle faisait de si grands saluts que les longs rubans noirs de son bonnet des dimanches traînaient par terre.

Les Allemands riaient, et jetaient aux enfants des poignées de bonbons, qu’ils avaient volés dans Reims. Pendant cinq jours, le pays avait été plein de Bavarois et de Prussiens. Ils avaient emmené trois otages qu’onn’avait plus revus ; le plus vieux, disait-on, avait été fusillé à une lieue de là, sur le bord de la route, sans raison, pour servir d’exemple.

— Et ils payaient recta, ces cochons-là, racontait le gros Thomas. Les officiers réglaient avec des bons, mais les hommes nous donnaient de l’argent, et de l’argent français, même.

Cet argent-là – celui de nos prisonniers, de nos blessés, de nos morts – l’épicier en avait pris plein ses tiroirs, et ç’avait été pour sa boutique le commencement de la prospérité, qui continuait avec nous.

Le jour de l’attaque, comme il ne restait pas un seul soldat dans le village, il avait pu enfin prendre un peu de repos. Il aurait voulu aller à la pêche, mais les sentinelles, au bout du Chemin des Vaches, l’avaient arrêté. Il était rentré chez lui en rage, brandissant sa gaule au risque de casser ses bocaux. Puis, pour passer le temps, grimpé dans son grenier, il avait suivi le combat à la jumelle, pendant que sa femme faisait des crêpes.

Quand il nous avait vus, à midi juste, sortir de nos tranchées, et nous élancer au pas de charge vers la ligne ennemie, jetés dans les champs nus comme des graines au vent, il avait éprouvé quelque chose qui était peut-être un sentiment.

— Viens vite voir, avait-il braillé à sa bourgeoise. Dépêche, il ne va plus en rester.

— Je peux pas laisser le lait, avait-elle répondu d’en bas, il va se sauver.

Et seul, Thomas avait tout vu.

Le village, cependant, a eu un frisson d’émotion ce jour-là, en voyant revenir les premiers brancardset la longue file des blessés clopinants, qui traînaient leurs pattes sanglantes. Sur le pas de sa porte, la mère Bouquet, larmoyante, cherchait à reconnaître ses clients, dans le défilé. En plein champ l’institutrice avait installé une sorte de relais, où elle attendait les blessés avec un broc de citronnade.

Le curé – un vieux brave homme qui nous aime bien – ne s’est pas couché de la nuit ; au petit jour, il donnait encore l’absolution à des mourants.

On en a enterré six fosses pleines, et les derniers ont dû attendre, mis en tas dans un coin, que les territoriaux eussent fini de creuser le trou. On n’a pas trouvé de fleurs pour parer leurs tombes, que quelques giroflées transies, et c’est ce qui a donné l’idée aux Thomas d’ouvrir un rayon de couronnes.

— On gagne encore plus là-dessus que sur la conserve, a avoué le gros homme.

Il y en a tout un choix, sur une étagère, alignées comme des liqueurs de marque. On en trouve de toutes simples, en immortelles jaunes, qui sentent la pharmacie, et de grandes en perles, où s’entrelacent des fleurs noires à tiges violettes.

— C’est pour la clientèle aisée, celles-là, me dit Demachy qui les examine complaisamment, en monsieur sérieux qui réfléchit avant d’acheter.

Et il ajoute gentiment :

— C’est une comme cela que je t’offrirai.


La soupe mangée, les boutiques se remplissent et les rues s’animent. Le village prend un air de dimanche. Tout le monde est dehors : de vieilles grand’mères qui trottinent, des bidons en bandoulière,des gosses qui piaillent en jouant à la marelle avec les débris du calvaire abattu par un 305, des paysans qui ne vont plus aux champs, et des soldats, des soldats…

On se bat à la porte des épiceries, sans trop savoir ce qu’on y achètera. Au passage, on se donne des tuyaux.

— Hé ! ils n’ont plus de pinard au Comptoir français.

— La maîtresse d’école a reçu des saucisses.

— Y en a aussi chez le charron, mais faut se grouiller.

Tout le monde est marchand, ici ; chaque maison est une boutique, chaque ferme un cabaret, et toutes les fenêtres sont enguirlandées d’amadou au mètre, en guise d’enseigne. Le charcutier vend des peignes et M. le maire du tord-boyaux.

Devant le Comptoir français, trente soldats se bousculent et braillent. Rien que des bidons vides.

— Tas de vaches, crie un des hommes, en fendant le groupe pour s’en aller. Comment que j’serai heureux l’jour où une marmite défoncera leur crèche !

— Y a que les cognes qui sont bien reçus ici, approuve un autre. Ils sautent la patronne, tu comprends, comme ça elle est parée pour les contraventions et eux ont la croûte…

La porte du boulanger est verrouillée, les volets mis. Une douzaine de naïfs font pourtant la queue dans l’espoir insensé d’avoir un peu de pain chaud. Un arrêté du maire interdit d’en vendre à d’autres qu’aux civils, et la porte ne s’ouvre pas.

Nous l’avons vu en gerbes, pourtant, en meulesblondes, le beau pain des civils, après la Marne. Ah ! c’est bon, le pain chaud…

Dans les maisons, on entend chanter. Sur la place, on discute, on rigole.

La guerre est finie pour nous, finie pour cinq jours. L’attaque, les morts, c’est oublié ; on s’en souvient juste pour parler entre copains, se dire avec une joie sourde : « On s’en est tiré, hein ! » Dans cinq jours, c’est vrai, il faudra remonter aux tranchées, au Redan ou à gauche du ruisseau, mais personne n’y pense. Il n’y a que le présent, le jour même qui compte – le seul qu’on soit certain de vivre. Sans y prêter attention, comme l’oreille s’habitue à un tic tac d’horloge, on entend le canon. Quand ce sont les 75 de la gare qui tirent, on dirait que leur miaulement traverse la place.

— Tu vas voir qu’à force de jouer au co…, ils vont finir par gagner, dit Lemoine qui n’aime pas les artilleurs. Les Boches nous foutent la paix, il faut qu’ils les emm… Total : ils bombardent le patelin et c’est nous qui serons encore verts.

Les Allemands bombardent souvent, et la mairie, toute neuve, avec son clocheton d’ardoise, leur sert de cible. Des maisons, crevées jusqu’à la cave, laissent voir leur pauvre cœur mis à nu et leur toiture sans tuiles s’ouvre sur le ciel, comme une porte à claire-voie. De grands trous chaotiques sont creusés où se trouvaient des granges ; au fond de la cuvette, l’obus a pilé des pierres, des solives et des débris calcinés d’on ne sait quoi. Avec toutes ces ruines, les territoriaux font, sans trop se presser, des petits tas, et les gamins viennent y chercher des lattes de plafond, pour sefaire des sabres. Car les gosses aussi jouent à la guerre.

En sortant de chez Thomas, nous allons chez la mère Bouquet, dont la boutique peinte en noir attriste la place aux ormes dépouillés. Il faut faire la queue pour entrer, se battre pour être servi. Dans la salle d’épicerie aux casiers vides, c’est une cohue d’hommes qui beuglent. La mère Bouquet, une femme énorme, se défend à son comptoir contre vingt mains avides.

— Il n’y a plus de sardines… Trente-deux sous le camembert… Si vous n’en voulez pas, laissez-le, on a la vente… N’allez-vous pas tripoter tout comme ça, tas de dégoûtants !

Ceux qui s’écrasent contre le comptoir se font suppliants, et ceux de derrière crient par-dessus les têtes.

— Madame Bouquet, la boîte d’haricots qu’est là-haut, s’il vous plaît… Moi, je suis un bon client…

— Du pâté, madame Bouquet… Hé ! par ici… ça fait une demi-heure que j’attends.

L’épicière se démène, crie et ne sert personne, ne pensant qu’à écarter les mains qui se tendent, de peur qu’on ne lui vole quelque chose.

— Y a plus rien, j’vous dis… Allez-vous-en… Lucie ! Viens fermer la porte… Ils vont tout casser, les saligauds !

Mais Lucie, la fille de la patronne, ne bouge pas : elle n’aime pas les saligauds. Un sautoir en argent sur son corsage empesé, ses cheveux fades ondulés aux papillotes, elle siège, hautaine, dans la petite salle du fond, aussi fière sur son tabouret, entre le portrait du général Joffre et le tableau des pièces à refuser, qu’une grue débutante dans son taxi.

Tout le régiment connaît Lucie, tous les hommesla désirent, et quand elle traverse le débit bondé, portant les verres, ils la guignent d’un air goulu et disent crûment leur goût. Les plus hardis tendent la main en se cachant, et palpent, au passage. Elle ne daigne même pas s’en apercevoir et passe au milieu d’eux avec l’air offensé d’une princesse en exil, condamnée à faire des ménages. On peut dire d’elle ce qu’on veut, c’est une fille qui garde son rang. Elle ne sourit qu’aux soldats « bien » et ne rougit que pour les officiers.

Un soldat « bien », c’est celui qui achète du lait condensé, des petits gâteaux, du chocolat extra et du vin bouché. Ce sont à ses yeux des denrées nobles dont l’acquisition dénote l’éducation accomplie et les goûts « comme il faut » d’un fils de famille. Demachy ayant acheté de l’eau de Cologne et du champagne, est estimé presque à l’égal d’un sous-lieutenant et Lucie l’appelle « Monsieur ».

— Quatre petits verres, mademoiselle, commande Lemoine. Quelque chose de doux.

— Du marc, par exemple, ajoute Sulphart à titre d’indication.

La fille minaude, en regardant Gilbert :

— Vous n’êtes pas raisonnables. Vous savez bien que c’est défendu… Je vais vous servir quand même, mais faudra vous dépêcher de boire que je remporte les verres.

Sulphart, obéissant, vide le sien d’un trait et passe dans l’autre salle, où il va faire nos achats pour le dîner. Tout de suite, il commence à brailler :

— J’l’avais retenu, l’boudin. Pas vrai, madame Bouquet ?… Et le gruyère, « mon gruyère »…

À l’entendre, il aurait tout retenu depuis la veille, depuis huit jours, depuis tout le temps.

— Il est à moi, l’boudin, gueule de raie… demande-z-y voir.

À une table près de nous, des copains boivent du vin rouge, litre sur litre. Avant, on le payait vingt-quatre sous. Mais une note du colonel a interdit de vendre le vin ordinaire plus de quatre-vingts centimes. Alors, la mère Bouquet a fait cacheter le goulot de ses litres, et maintenant, nous le payons trente sous : c’est devenu du vin bouché.

Vieublé, un soldat de notre compagnie, fait le service en bras de chemise. Dans tous les villages où nous allons au repos, il trouve un débitant pour l’embaucher. Il sert dans la salle, descend à la cave, lave les verres, ramasse des pourboires, chaparde, et tous les soirs va se coucher saoul. Avec le cuisinier du colonel, c’est l’homme le plus envié du régiment.

Il s’approche de notre table avec un sourire satisfait de patron dont les affaires prospèrent.

— Eh bien, les gars, vous avez aussi coupé à la marche ?… Moi, je m’suis fait porter pâle, l’toubib me r’connaît toujours. Y m’fout une purge et c’est marre… Y a bien Morache qu’a essayé de me poirer au tournant, mais comment que j’en ai joué !…

— Oui, je l’ai vu qui faisait le pet derrière les saules. Il trouve que c’est pas assez des bourres.

— Et on a nommé ça sous-lieutenant ! s’indigne Vieublé, son torchon sous le bras. C’est toujours pas pour ce qu’il a fait le jour de l’attaque.

— Tu peux être sûr que si le colon l’avait vucomme on l’a vu, il n’aurait pas été nommé… Tu sais qu’il a foutu quatre jours à Broucke, sans même qu’on sache pourquoi.

— Aie pas peur, prédit Sulphart qui revient chargé comme une corvée, tout ça se paiera en gros et en détail.

— C’est du bien de mineur, ça rapporte, opine sentencieusement Lemoine.

— On se retrouvera après la guerre.

C’est toujours la même chanson : cela se réglera après la guerre. De fixer leurs revanches à cette date incertaine, cela les venge déjà plus qu’à moitié.

À la caserne, pendant leur temps d’active, quand l’adjudant les nommait de piquet d’incendie ou que le sergent leur faisait faire demi-tour à la grille, ils s’en allaient, rageant à blanc, et grommelant de mystérieuses menaces.

— Que la guerre arrive, on se marrera… On les retrouvera, les mecs…

La guerre a éclaté ; ils ont en effet retrouvé l’adjudant et le sergent, qu’ils ont vite emmenés à la cantine en les appelant « ma vieille ». Puis, ils en ont détesté d’autres – ou bien les mêmes. Et maintenant qu’on se bat, ce n’est plus à la guerre qu’ils remettent leurs desseins de vengeance, c’est à la paix…

— Qu’on redevienne civils, tu verras…

Et Demachy qui sait bien qu’il ne verra rien, sourit d’un air sceptique, en jouant avec le fond de son verre, où roule une goutte de lumière.

Venant de l’épicerie ou de la rue, d’autres s’attablent bruyamment.

— Hé ! vieux, un litron de rouge.

Un gros caporal essaye vainement de fléchir Mlle  Lucie, méprisante et revêche.

— Deux petits verres seulement, mam’zelle, on boira vite. N’importe quoi, pourvu que ça soit du solide, du « tiens-toi bien ».

— Fichez-moi la paix, on ne vend que du vin ici, c’est pas pour les soûlots.

Les coudes sur la table ou à cheval sur des tabourets, les buveurs discutent, dans un tumulte de voix, de godillots traînés, de cris, de verres qu’on choque.

— Paraît que le …e qui nous a relevés à Berry s’est fait poirer une tranchée.

— Ça ne m’étonne pas de ces enfoirés-là.

— Des bons à lappe qu’ont même pas été foutus de creuser de bons gourbis… C’est pas de la blague, y a que nous qui grattent.

Une dispute éclate soudain entre Vieublé et des mitrailleurs qui veulent lui carotter un litre. Un petit rougeaud aux yeux sans cils défend ses sous et sa réputation d’une voix pâteuse :

— Faut pas crâner, tu sais. C’est pas parce qu’on n’est pas des Parisiens qu’on est des voleurs. On l’est peut-être pas plus que toi. Et j’y ai été avant toi, à Paname, moi qui te cause.

— Tais-toi, réplique Vieublé sans se fâcher. T’as jamais eu l’honneur d’y traîner tes grolles, à Paname, bouseux. Je la connais, ta capitale : y a que des cochons sur le boulevard.

— Quoi qu’il dit ce feignant-là !

— Il dit que t’as jamais débarqué à Paris, plein vase, même avec ton biau costume des dimanches et le canard dans le panier. D’abord, t’aurais pas pu,avec la machine à refouler les croquants. Tu la connais seulement pas, c’te machine, bellure. C’est juste en face de la gare : quand un péquand débarque, v’lan ! Y a un grand coup de piston, et le mec est refoutu dans son train. Ça t’en bouche un coin, Saturnin…

Sa voix de faubourg, aux mots qui traînent, me rappelle étrangement celle de Vairon. Je crois encore l’entendre rouspéter, le matin de l’attaque, parce qu’on lui donnait à porter une grande planche qu’il devait jeter au-dessus de la tranchée allemande pour servir de passerelle. Pauvre gars ! Broucke nous a dit qu’il était repassé près de lui, en se repliant, et qu’il remuait encore. À présent, depuis quatre jours, c’est sûrement fini. Et pourtant…

— Allons, sois pas méchant, Ferdinand, fait Vieublé la main tendue. Lâche tes trente bourgues, et ne pleure pas : tu la reverras, ton étable.

À la table qui prolonge la nôtre, des soldats de la compagnie causent du moulin et des Monpoix, les fermiers, en nous regardant de côté, comme s’ils parlaient pour nous. Tout leur paraît suspect dans la bicoque : les pigeons qui volent à heure fixe, la fumée, le chien blanc qui gambade dans le pré, en vue des Allemands et surtout le vieux qui, chaque soir, sort tout seul pour fumer sa pipe.

— Plus de dix fois, je te dis, il a fait marcher son briquet.

— Mais il y en a qui s’en foutent, tu comprends, pourvu qu’ils se tapent bien la cloche, insinue un petit maigrichon au nez retroussé.

Sulphart, qui sert d’arbitre dans le conflit des mitrailleurs, n’est pas là pour leur répondre et Dema-chy ne les entend pas. Le menton dans les paumes, il rêvasse, les yeux perdus.

— À quoi penses-tu, Gilbert ? Le cafard ?

— Non, souvenirs…

Et il parle tout bas, de loin, comme si le passé le gardait.

— L’an dernier, jour pour jour, j’arrivais à Agay. C’était le matin. Je me souviens, que près de la gare, on brûlait un beau tas vert d’eucalyptus ou de pin dont l’âcre fumée piquait l’air d’un parfum sauvage. Elle me disait que cela la faisait tousser. Elle portait une robe bleue, bleu pervenche…

Puis il se força un peu pour rire :

— Maintenant, c’est moi qui suis en bleu. C’est la guerre…

Nos voisins parlent plus fort, avec de mauvais rires et des brocards qui sont pour nous. Un soir qu’ils rejoignaient leur gourbi, une gamelle de riz dans le ventre, sans même un quart de vin, ils ont dû nous entendre rire, dans la maison bien chaude, et cela les a rendus jaloux. Comme ils voient que je suis décidé à ne pas répondre, ils insistent.

— J’te dis qu’ils s’envoient la fille, moi. On peut toujours, en douce, avec ses sous… Ah ! je voudrais bien faire la guerre comme ça.

Gilbert tourne à peine la tête et les regarde. Il sourit drôlement – un peu amer, un peu narquois – et me dit, sans baisser la voix :

— Tu les entends ?

Puis il hausse les épaules, songe un instant, et :

— Après la guerre, reprend-il son sourire déçu au coin des lèvres, nous ne pourrons plus nous montrer,même avec une jambe de bois. Si on paraît avoir de l’argent, on ne se sera pas battu. Avec un faux col et des gants, on ne croira jamais que tu as été dans les tranchées, et le muletier du train de combat, le laveur de camions automobiles, le cuistot du colonel, le mécanicien en sursis, tout cela t’injuriera dans la rue et te demandera où tu te cachais pendant la guerre. Moi, cela m’est égal. Pour être sûr de ne pas me faire écharper, dès que je verrai que cela tourne mal, je m’achèterai des espadrilles, une casquette de trente-neuf sous, et je ferai ma toilette avec du cambouis… Ça et une cuite, on est à peu près sûr de s’en tirer : les ivrognes sont les seuls qu’on épargne, pendant les révolutions.

Les débits devant fermer à une heure, nous payons Lucie, qui nous rend autant de sourires que de gros sous, et sortons. Sulphart veut nous entraîner au café Culdot, où, assure-t-il, on trouve de l’absinthe, en venant de la part du fourrier de la troisième. Par habitude, Lemoine dit que ça n’est pas vrai. Nous partons en flânant. Le village est maintenant presque désert. Il est interdit de quitter les cantonnements avant cinq heures et les quelques traînards qui musardent rasent les murs et tendent le cou, à chaque coin, de rue, craignant de se jeter dans les gendarmes.

— Ça serait pas le coup de se faire poirer, dit Sulphart l’œil méfiant. Être pris à se baguenauder pendant que les autres se font les pieds, ça ch…

— Y a pas de danger, rassure Lemoine optimiste ; – il l’est toujours quand il a bu son compte.

— Pas de danger ! L’ouvre pas, tiens, tu causeras mieux.

Prisonniers dans leurs granges, les hommes désœuvrés se sont assis aux lucarnes, jambes pendantes. Ils savourent une bonne oisiveté en regardant passer les compagnies qui vont à l’exercice pour apprendre à présenter les armes en décomposant.

Sur le Chemin des Vaches, où passe le Decauville, des territoriaux grisonnants qui vont à la corvée jouent au chemin de fer. L’un d’eux, un vieux, assis sur un wagonnet, se laisse entraîner sur la pente en faisant : « Pin ! Pin ! » et les autres courent derrière, criaillant comme des gosses.

Pour traverser la place, il faut raser les murs, se défiler derrière les piles de rondins, utiliser le terrain.

— Vise, nous dit Lemoine, le gars Broucke qui nous fait bonjour.

Le ch’timi est enfermé dans le sous-sol de la mairie, dont on a fait une prison. La tête passée entre les barreaux du soupirail, il prend l’air et sans rien dire, de peur de nous faire repérer, il nous sourit.

— Passer son repos en taule quand on n’a rien fait, c’est tout de même ressautant, grogne Sulphart. Y a pas à chiquer contre, on est moins que rien. Si jamais Morache nous disait : « Vous allez me baiser le gras des reins », on n’aurait rien à répondre, rien à foutre, qu’à l’aider à se déculotter. Sans charre, y a de l’abus… Puisqu’on est en République on devrait tous être égal.

Gilbert qui n’est pas démocrate, hausse les épaules et fait sa petite moue de guenon déçue.

— L’égalité, c’est un mot, l’égalité… Qu’est-ce que c’est, l’égalité ?

Sulphart réfléchit un instant. Puis il répond sans vouloir rire :

— L’égalité, c’est de pouvoir dire m… à tout le monde.

Au bout du village nous nous arrêtons un instant pour bavarder avec Bernadette, qui garde ses bêtes. Elle plaît beaucoup à Gilbert, avec ses longs yeux minces de chevrette, ses joues criblées de son et son cou frêle de Parisienne. Il lui dit des bêtises, qui la font éclater d’un gros rire, et je crois qu’il la voit en cachette. Trop niaise pour être perverse, cela doit l’amuser, tous ces hommes échauffés qui la poursuivent, la relançant jusque dans l’écurie. Peut-être, cependant, en a-t-elle remarqué un dans la bande.

Elle pense à nous, lorsque le régiment est aux tranchées. Et quand le canon tonne dur, elle compte candidement chaque coup… « Un peu… Beaucoup… Passionnément… » comme si elle effeuillait la marguerite.



— Dépêchez-vous, monsieur Sulphart, vous allez m’aider à plumer le canard.

Une bonne haleine chaude nous accueille en entrant dans la cuisine. La table ronde, toute blanche sous la lampe, semble nous attendre pour lire. Mes chaussons sont là, près du poêle, le gros chat roux couché dessus. On croirait rentrer chez soi, un jour de pluie.

Les joues encore brûlantes de la marche au vent vif des champs, nous soufflons, tout heureux.

— On est mieux ici que dans la tranchée, hein,gamins, nous dit la mère Monpoix, qui tourne dans son saladier la pâte crémeuse des beignets.

C’est vrai, on est bien au moulin. Cela fait deux mois que nous y venons au repos : six jours en ligne, trois jours à la ferme.

Au début, nous avons dormi dans les granges, sous la remise, au grenier et jusque dans l’escalier. Mais depuis, sans nous soucier des Allemands qui du clocher de L… devaient nous voir piocher, nous nous sommes creusé des gourbis dans l’herbage. De loin, tous ces tumulus font songer à des tombes fraîches qui attendraient leur croix. Il ne reste plus, des fragiles paillotes construites en septembre, que quelques huttes malgaches, dont les pluies ont pourri le bois et crevé la toiture de roseaux. Pourtant le cantonnement s’appelle toujours le village nègre. Ceux que je visitais, enfant, pour vingt sous, n’étaient pas plus amusants, et je crois, quand je nous regarde, retrouver les mêmes sauvages – un peu moins noirs tout de même – qui préparent leur couscous dans des gamelles de fer-blanc.

Nous sommes une dizaine de camarades, sergents et soldats, qui vivons à la ferme en popote. On y retrouve Lambert, le fourrier, Bourland, de la liaison du colonel, Demachy, Godin qui était sergent et que Barbaroux, le major, a fait casser pour une bêtise. Ricordeau et parfois l’adjudant Berthier quand il s’ennuie à sa popote.

Malgré les gourbis creusés dans l’herbage, malgré la fumée qui leur montre que la maison est habitée, jamais les Allemands ne tirent par ici. Ils marmitent tout, détruisent le village, toit par toit, mais jamaisun obus sur la ferme. On dirait que quelque chose de miraculeux la préserve.

— Ce sont les arbres qui cachent, explique Monpoix.

La ferme, c’est notre maison. On ne la quitte jamais tout à fait, même étant aux tranchées on y laisse son bonheur en partant.

Les bergers provençaux, lorsqu’ils conduisent le troupeau dans la montagne, voient toujours de là-haut la ferme blanche, les étables, les pâtis verts, et croient vivre quand même dans le mas au bonnet de tuiles tuyautées. Nous, de la tranchée, nous vivons encore à la ferme : nous voyons descendre et monter la spirale blanche des pigeons, se dénouer la fumée légère, d’un bleu tout pareil à celui des peupliers et, au matin, quand rentrent les derniers guetteurs, on entend le coq qui nous crie bonjour.

— C’est des signaux, tout ça, répète obstinément Fouillard qui sait que cela nous ennuie.

Des signaux, ils croient en voir toutes les nuits, là et ailleurs. Parfois une patrouille part en courant, vers la lumière, et bat les champs. On tourne des heures, on s’égare, on rôde autour de fermes endormies, ou bien on va terrifier une femme qui montait coucher ses petits, une bougie à la main.

Quand on parle de cela à la ferme, Monpoix grogne :

— C’est tout espions, dans ce pays, gamin… Ah ! les brigands !

Le matin, très tôt, avant d’aller aux champs, il vient bavarder avec nous, dans la cuisine obscure où nous prenons le chocolat. Une grande flambée lèche laplaque d’âtre, aux trois fleurs de lis à demi rongées, et, piquant les tartines à la pointe d’une baïonnette, on se fait griller du pain.

Cela lui plaît, notre jeunesse bruyante de soldats. Et puis il aime à parler de nos travaux, de tout ce qu’on creuse, là-bas, dans ces champs.

— De bonnes tranchées, au moins ?… Vous ne les laisserez plus passer, ces bandits de Prussiens… Et ce poste d’écoute, où que vous le mettrez, à c’t’heure ?

Il connaît le secteur comme nous, boyau par boyau, sans y être jamais allé. Malgré ses airs bourrus, il doit nous aimer. Les cuisiniers m’ont dit que, le matin de l’attaque, il était plus agité que nous. Je leur ai demandé :

— Il connaissait l’heure de l’attaque ?

— Oui, comme tout le monde… Il nous l’avait demandée souvent.

La mère Monpoix, elle, n’entend rien « à toute notre guerre », mais la fille tient du père : une mémoire dure et fidèle de paysanne. Un jour qu’on parlait de batteries lourdes allemandes, démasquées dans le Bois Noir, elle avait dit :

— Ah oui, sur la cote 91.

Surpris, je l’avais regardée. Rien ne ternissait son regard naïf. Elle avait dû dire cela tout simplement, un chiffre retenu…

Les Monpoix sortent à peine. On leur a bien permis de rester à la ferme, mais il leur est interdit de circuler du côté des lignes. Pour se dérouiller les jambes, le père faisait autrefois le tour du village nègre, mais il s’est disputé avec les soldats, à propos de deux brancards tout neufs qu’ils ont pris pour faire le cham-branle d’une porte de gourbi, et, injurié par eux, il n’ose plus se montrer dans le cantonnement.

Depuis, il va faire son tour du côté des batteries. Il siffle Féroce, son grand chien, et on les voit de très loin aller et venir, le maître noir et le chien blanc, jusqu’à la crête : il ne va jamais plus loin. Si les Allemands se mettent à tirer, il ne se presse pas de rentrer : il n’a pas peur.

Parfois, au milieu de la journée, si une lubie lui vient, il monte se coucher, sans rien dire à personne. On l’entend qui marche dans le grenier, qui déplace des caisses, ouvre et ferme les lucarnes. Cela fait rire sa femme.

— Qu’est-ce qu’il peut faire ? Il ne peut pas tenir en place, ce maudit-là…

Je ne sais pourquoi, je me sens gêné pendant ces absences que rien n’explique.

Ce que nous donnons aux Monpoix pour la popote les aide à vivre, car ils n’ont pas d’argent. Ils vendent du lait, des œufs, un peu de volaille. Mais jusqu’à présent, ils n’ont pas voulu vendre de pigeons, même au colonel.

— C’est que ça ne se prend pas comme ça, pas vrai, gamins, nous dit Monpoix. Allez donc les attraper, ces bestioles-là ! On ne veut pas non plus y monter la nuit : les Prussiens verraient la lumière. Et puis on s’habitue à ses bêtes, aussi.

Dès qu’il fait beau, la ronde infatigable des pigeons fait au moulin une couronne blanche, d’où quelques fleurs s’envolent. Un jour, de la tranchée, on en a tiré un qui volait très bas au-dessus des lignes. A-t-il eu peur ? Il s’est sauvé du côté des Boches.

Mais nous ne verrons plus longtemps les pigeons de la ferme : le colonel a parlé de les faire tuer tous.

Les Monpoix ne s’indignent pas de ces tracasseries. Ils ne semblent même pas s’apercevoir de la défiance qui les entoure et n’en parlent jamais. C’est ce qui m’étonne le plus.

Si on leur refuse un laissez-passer de quelques heures, le père grogne un peu, c’est tout. La fille fait parfois une allusion, de sa voix qui traîne, mais sans montrer la moindre émotion, comme elle parlerait d’un ennui naturel qu’il faut subir avec les autres, parce que c’est la guerre.

Drôle de fille, falote, douce, maladive, qui parle d’une voix pâle comme ses joues. Je sens bien que nous l’amusons, mais elle ne rit jamais aux éclats comme sa mère. Elle a toujours cet air réfléchi, et, quand nous parlons sérieusement au lieu de brailler, elle s’arrête de travailler pour nous écouter, quel que soit le sujet. Elle n’oublie rien de ce qu’elle entend, – notre vie à tous, nos familles, nos affaires – et de son côté elle ne recevrait pas une lettre de son frère le chasseur à pied, dont elle est si fière, sans nous la lire.

Nos travaux de soldats aussi l’intéressent. Elle connaît, depuis qu’elle entend parler, les détours tortueux des boyaux, dans les bois où naguère elle allait aux murons, et l’emplacement des batteries, qu’on croirait installées devant la ferme, tant les murs tremblent quand elles tirent. Elle ne questionne jamais ; elle nous écoute sans placer un mot, et l’on pourrait supposer qu’elle pense à autre chose, quand on observe ses yeux vagues.

Je me souviens qu’un matin, devant Morache qui prenait alors son petit déjeuner à la ferme, elle parlait à Demachy de notre corvée de la nuit précédente. Nous avions creusé un emplacement à la lisière du bois et charrié des rondins, pour un abri de mitrailleuse. Gilbert lui expliquait l’endroit sous les sapins, près du ruisseau.

— Bavard, dangereux bavard ! avait lancé l’adjudant de sa voix criarde.

Gilbert, je me rappelle, était devenu tout pâle ; mais elle avait seulement regardé Morache d’un air à peine étonné, sans rien répondre. Elle n’a jamais reparlé de l’incident.

Emma est encore plus prévenante que sa mère. J’ai toujours, quand je descends des tranchées, de l’eau chaude pour laver mes cuisses à vif. Elle connaît les goûts de tout le monde, fait la soupe aux choux comme l’aime Gilbert et prépare le café très fort, pour nous plaire, préférant n’en pas boire. Le jour où le bataillon redescend, nos chaussons sont devant le feu depuis le déjeuner, et quand un blessé passe, tout raide, sur un wagonnet, elle court vite jusqu’au chemin, pour voir si ce n’est pas un de ses soldats. Dès qu’un de nous parle, elle s’approche. Je l’observe qui écoute Berthier. Il explique à Gilbert comment il envisagerait une nouvelle attaque, en précisant chaque détail. Son bol à la main, elle se tient debout, près de la lampe, et l’on dirait que son menton taché de lumière a trempé dans le lait. Écoute-t-elle seulement ?

Elle tourne la tête, m’aperçoit, et se rapproche aussitôt de sa mère, les yeux baissés, sans qu’on entende ses chaussons sur les carreaux.

Monpoix est assoupi dans un coin. C’est une heure chaude et tranquille de bon repos. On est bien. Je m’étire paresseusement, comme un chien qui se chauffe et je m’assieds contre le lit, un bras sur le dossier, un bras sur le matelas. On se sent à l’abri de tout, dans ces aîtres familiers, mieux que dans une sape profonde. Il suffit de tirer les gros rideaux et d’allumer la lampe pour se sentir chez soi et ne plus rien craindre. Par prudence, on met encore une toile de tente devant la fenêtre. La nuit n’aura rien de notre chaleur, pas un fil de notre lumière.

On est chez soi, loin du danger, loin de la guerre. Les énormes rondins des gourbis craignent l’obus et s’arc-boutent ; ici, c’est un joli mur tendu de papier rose, qui nous protège. On a confiance. Mieux que par tous les parapets on se sent défendu par cette lumière qui vous semble si belle après la lueur jaune et dansante des bougies, on se sent défendu par le feu qui ronfle, par la marmite qui fume, par tout cet humble bonheur – et même par cette odeur provocante d’oignons, tout pareils à de petits fruits blancs, dans une assiette.



Un vrai dîner de famille, de ces dîners d’hiver, plus intimes, plus cordiaux que les autres, où le bonheur frileux vient se blottir près du feu.

Sommes-nous des soldats ? À peine, on l’oublie. Il y a bien la vareuse de Berthier, une ou deux vestes bleues, mais les autres sont en chandail, en gilet, sansrien de militaire. Demachy s’est même fait envoyer un gros pyjama à brandebourgs de soie, ce qui l’a définitivement perdu dans l’esprit du village nègre et désigné à la malveillance tenace de Morache.

Insoucieux, solides, nos vingt-cinq ans éclatent de rire. La vie est un grand champ, devant nous, où l’on va courir.

Mourir ! Allons donc ! Lui mourra peut-être, et le voisin et encore d’autres, mais soi, on ne peut pas mourir, soi… Cela ne peut pas se perdre d’un coup, cette jeunesse, cette joie, cette force dont on déborde. On en a vu mourir dix, on en verra toucher cent, mais que son tour puisse venir, d’être un tas bleu dans les champs, on n’y croit pas. Malgré la mort qui nous suit et prend quand elle veut ceux qu’elle veut, une confiance insensée nous reste. Ce n’est pas vrai, on ne meurt pas ! Est-ce qu’on peut mourir, quand on rit sous la lampe, penchés sur le plat d’où monte un parfum vert de pimprenelle et d’échalote ?

D’ailleurs, nous ne parlons jamais de la guerre : c’est défendu pendant les repas. Il est également interdit de parler argot et de s’entretenir du service. Pour toute infraction, il faut verser deux sous d’amende à la cagnotte : c’est notre jeu de tous les jours. Ricordeau, notre nouveau sergent, y mange ses dix-huit sous de solde. Il parle prudemment, pourtant, car nous l’avons rendu méfiant, mais Sulphart trouve toujours des ruses nouvelles pour amener la conversation sur le terrain glissant et, tout à coup, le mot malheureux échappe : la corvée de la veille, l’attaque du seize, le poste d’écoute…

— Deux sous ! Deux sous ! crions-nous.

Si par malheur Ricordeau veut se défendre, c’est pour mieux se perdre :

— Je ne marche pas, proteste-t-il, ne voulant pas payer l’amende.

Aussitôt, tout le monde hurle de plus belle :

— C’est de l’argot ! Deux sous de plus !…

De quoi parlons-nous ? De tout, pêle-mêle. On parle de son métier, de ses amours, de ses affaires, avec de la gaieté partout. La vie de chacun se disperse en bribes d’anecdotes et, sans vouloir mentir, on brode un peu : il y a si peu de choses dans notre passé naissant de jeunes gens !

Les moins gais n’ont jamais de souvenirs tristes à raconter ; on n’en devine dans l’existence d’aucun. Ils ont connu des deuils, pourtant, des misères. Oui, mais c’est passé… De sa vie, l’homme ne garde que les souvenirs heureux ; les autres, le temps les efface, et il n’est pas de douleur que l’oubli ne cicatrise, pas de deuil dont on ne se console.

Le passé s’embellit ; vus de loin, les êtres semblent meilleurs. Avec quel amour, quelle tendresse, on parle des femmes, des maîtresses, des fiancées ! Elles sont toutes franches, fidèles, joyeuses, et l’on croirait, à nous entendre ces soirs-là, qu’il n’y a que du bonheur dans la vie.

Parfois, quelque chose claque sur le mur, comme un coup de fouet. C’est une balle perdue.

— Entrez, crie Demachy.

Si quelqu’un parle du Fritz qui l’a tirée, toute la tablée s’agite : « Deux sous ! deux sous ! » Et l’on rit.

— Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux, dit Berthier, toujours grave.

— Oui, il a fallu connaître la misère, approuve Gilbert. Avant, nous ne savions pas, nous étions des ingrats…

Maintenant, nous savourons la moindre joie, ainsi qu’un dessert dont on est privé. Le bonheur est partout : c’est le gourbi où il ne pleut pas, une soupe bien chaude, la litière de paille sale où l’on se couche, l’histoire drôle qu’un copain raconte, une nuit sans corvée… Le bonheur ? mais cela tient dans les deux pages d’une lettre de chez soi, dans un fond de quart de rhum. Pareil aux enfants pauvres, qui se construisent des palais avec des bouts de planche, le soldat fait du bonheur avec tout ce qui traîne.

Un pavé, rien qu’un pavé, où se poser dans un ruisseau de boue, c’est encore du bonheur. Mais il faut avoir traversé la boue, pour le savoir.


J’essaie de pénétrer l’avenir, de voir plus loin que la guerre, dans ce lointain brumeux et doré comme une aube d’été. Irons-nous jusque-là ? Et que nous donnera-t-il ? Serons-nous jamais lavés de cette longue souffrance ; oublierons-nous jamais cette misère, cette fange, ce sang, cet esclavage ? Oh ! oui, j’en suis certain, nous oublierons, et il ne restera rien dans notre mémoire, que quelques images de bataille, que la peur n’enlaidira plus, quelques blagues, quelques soirées comme celle-ci. Et je leur dis :

— Vous verrez… Des années passeront. Puis nous nous retrouverons un jour, nous parlerons des copains, des tranchées, des attaques, de nos misères et de nos rigolades, et nous dirons en riant : « C’était le bon temps… »

Alors ils protestent tous, même Berthier, bruyamment :

— Hou ! Assez !

— Si tu t’y plais, rempile.

— Le bon temps, les relèves dans la boue ! tu vas fort.

— Et la corvée de tôle ondulée, la nuit où il pleuvait, tu l’as oubliée ? Tu gueulais pourtant assez.

— Est-ce que c’était le bon temps, le seize à midi moins deux ?

Je ris, heureux de les entendre crier :

— Vous verrez !

La mère Monpoix, qui s’amuse autant que nous, tournant le coin de son tablier bleu, m’approuve dans le brouhaha !

— Certainement, vous regretterez la ferme.

— On y reviendra, la maman !

Bourland s’est levé pour aller prendre son violon. Il l’a fabriqué lui-même avec une boîte à cigares et des cordes qu’il a fait venir de Paris et c’est à ce joujou, à cet instrument de cirque, que nous devons nos meilleures soirées.

Il l’accorde — deux plaintes — et aussitôt on se tait. Musique, notre amie à tous…

C’est l’adagio de la Pathétique qu’il joue. Tout s’apaise… Musique ardente et tendre comme nos cœurs. Y a-t-il rien de pathétique dans ce long frisson ? Non… C’est comme un beau rêve déchirant. Et puis, qu’importe ce qu’il joue… La Mort d’Aase, un aria de Bach, je ne sais plus. La pensée ne suit pas. Autant de trames ténues où brodent nos songes.

Nous écoutons, l’esprit et les regards en allés. Voiciles voix chères d’autrefois qui reviennent. Qu’elles sont douces, entendues de si loin ! On rêve. C’est un dimanche chez Colonne, l’atelier où le piano égrenait les gouttes du Jardin sous la pluie, la mélodie que chantait une amie…

Berthier, la bouche un peu déclose et les mains jointes, écoute comme on prie. De Gilbert, je ne vois rien, que son front droit d’enfant têtu au-dessus des doigts mêlés qui cachent ses yeux. Sulphart a pris un air sérieux, les traits tendus, comme s’il fallait comprendre. Puis, je ferme les paupières pour ne plus rien voir.

N’être plus rien qu’une âme charmée et qui s’endort. Tout s’abolit. Loin, la guerre… Loin, le présent… Les jurons, les râles, le canon, tous les bruits de notre pauvre vie de bêtes, cela ne pouvait pas endurcir notre âme et flétrir sa tendresse infinie. Elle renaît, jardin d’août sous l’ondée. Et dix soldats, ce n’est plus qu’un même cœur qu’on berce, dix soldats…

— La Méditation de Thaïs, Bourland !

— Non ! la Valse des Ombres.

Gilbert, qui a une jolie voix, chante les romances, mezza voce, et tous les camarades reprennent au refrain. Alors, c’est Paris qui revient, le beau Paris d’automne dont les trottoirs pluvieux luisent sous les réverbères. On les chante toutes, l’une après l’autre, tous les succès du dernier hiver, et, de refrain en refrain, les voix grossissent. Renversés sur nos chaises, nous crions, insoucieux, gonflés de trop de joie. Le violon de Bourland ne s’entend plus, perdu dans ce chœur assourdissant : on braille…

— Écoutez !

Un brusque silence tombe. Bourland s’est arrêté, l’archet levé. Les visages surpris se froncent… On écoute, inquiet. Qu’est-ce que c’est ?

Le même poing cogne à la porte, et une voix vient de la nuit :

— Un blessé.

On ouvre vite ; les paupières clignotantes, il entre. Il est blême, avec de grands yeux cernés qui lui mangent les joues. Son bras gauche est tenu en écharpe par un grand mouchoir sale où s’élargit une tache rouge, et, ayant glissé jusqu’à sa main inerte, le sang s’égoutte sur son passage.

— Non, pas de rhum. J’aime mieux du vin.

La main de Monpoix tremble en le servant. Muets, gênés, nous entourons le copain. Il s’est assis lourdement, énergie fauchée. Plus un bruit, que le glouglou du vin dans sa gorge sèche.

Le chien s’est réveillé. Il se lève, flaire la piste et, goutte à goutte, il lèche le sang encore tiède, sur les carreaux.



Six jours encore de tranchée – six jours de pluie – et nous voici revenus à la ferme. J’écris. Assis tout contre le poêle, tassé, le dos rond, Monpoix a laissé sa pipe s’éteindre. On n’entend que la soupe qui chantonne et sa respiration oppressée qui siffle.

Je le trouve changé, depuis l’attaque. Il ne plaisante plus avec nous comme autrefois. Il reste des heures sans rien dire, acagnardé sur sa chaise basse, et quand nous parlons entre nous, il tourne à peine la tête pournous écouter, timidement, comme s’il craignait qu’on ne le rabroue.

Sa femme dit qu’il est malade. Pourtant il ne se plaint pas. Il a bougonné qu’il ne voulait pas voir le major, et il se soigne à sa façon, avec de pleins bols de tisane.

Que peut-il avoir ? J’y pense souvent. Sans doute, ses traits tirés, la fièvre dont il frissonne chaque soir, montrent qu’il est malade, mais cette raison ne me suffit pas. Il me semble qu’il doit y avoir autre chose sous cet accablement ; ce n’est pas seulement un malaise qui peut le voûter ainsi et le tenir des jours entiers devant son feu, taciturne. Il ne paraît pas souffrir. Il réfléchit, c’est tout.

— C’est un homme qui se mine, a diagnostiqué Maroux, qui autrefois sortait avec lui, pour lui raconter ses histoires de chasse.

On dirait en effet qu’un chagrin le tourmente. Les nouvelles de son fils sont toujours bonnes, pourtant. À quoi peut-il penser, pendant ces longues siestes ? Il ne sort plus, même à la nuit, pour fumer sa pipe. L’autre soir pourtant, il s’est levé, a pris sa blague, et s’est dirigé vers la porte du courtil, d’un pas traînant. Il a ouvert et s’est arrêté sur le seuil, regardant le champ noir où se hélaient des hommes. Est-ce le vent froid, est-ce l’ombre, je l’ai vu frissonner. Brutalement, il a refermé la porte et est revenu s’asseoir à sa place, devant le poêle. Il n’a pas fumé, ce soir-là.

Quel souci cache-t-il donc ? On ne l’ennuie pas plus qu’avant l’attaque au contraire. On lui a même proposé plusieurs fois des laissez-passer dont il n’a pas voulu.

Rien ne l’intéresse plus, pas même les gambades de Féroce.

— Pourquoi n’allez-vous pas faire un petit tour avec le chien, monsieur Monpoix ?

— Je n’ai pas le goût à sortir, gamin.

Plusieurs fois, Berthier a dit :

— Nous vous cassons la tête, à brailler ainsi. Nous mangerons dans la cuisine.

La mère Monpoix et Emma ont protesté : ne plus nous entendre rire, chanter, nous chamailler, ah non ! Et le vieux a dit comme elles :

— Restez, au contraire. De vous entendre causer, ça me change les idées.

Cependant, il ne nous parle guère. Plus jamais il ne nous questionne comme autrefois sur les nouvelles tranchées, nos corvées, nos patrouilles, tout ce qui l’intéressait tant. Au contraire, lorsque nous en parlons, il a toujours une raison pour s’écarter, ou bien il baisse la tête et ferme à demi les yeux, comme s’il cherchait à s’assoupir. Je ne suis pas le seul à avoir observé cela.

— Ce pauvre homme, on dirait que ça lui fait quelque chose quand on parle de l’attaque, m’a dit Gilbert apitoyé.

C’est vrai. Pas une fois il ne nous a parlé de l’affaire du seize, jamais il ne s’est approché pour en écouter le récit. Lorsqu’on en parle, il ne tourne même pas les yeux. Seulement, on dirait que son dos se voûte encore plus, et que sa tête s’incline… Je ne vois que son dos, son large dos rond, mais j’y devine cachée je ne sais quelle attention farouche. On jurerait qu’il sommeille, et il écoute, pourtant, je suis sûr qu’il écoute.

L’autre soir, Berthier racontait au sergent vaguemestre notre repli par le boyau en V, quand il avait fallu reculer. Quelques hommes et lui couvraient le mouvement, tirant sur les capotes qui coupaient par les champs et jetant en travers du boyau des chevaux de frise, des rondins, tout ce qui traînait. Dans les lignes droites, il faisait courir ses hommes, craignant le feu d’enfilade, et comme ils regardaient derrière eux, ils se prenaient les pieds dans des cadavres et s’abattaient en jurant. Heureusement on avait déjà emporté les blessés, car maintenant il était trop tard. Jusqu’à la première ligne, ils n’en avaient rencontré qu’un. Il était assis sur le parapet, jambes ballantes, comme au bord d’un fossé, – ne craignant plus les balles – et il criait d’une longue plainte obstinée : « Je ne vois plus clair… Ne me laissez pas… je ne vois plus clair… » Un large filet rouge coulait de sa tempe et lui barrait la joue.

Il les avait entendus passer en galopant et, ayant deviné sans doute qu’on se repliait, il avait couru derrière eux, penché d’abord, presque à quatre pattes, puis tout droit, trébuchant, tâtant la nuit de ses mains effarées. Sa supplication les avait poursuivis un instant : « Ne me laissez pas, les copains, je vous jure de ne pas crier !… » Puis, un pas dans le vide du boyau, et d’un bloc, les mains tendues, l’aveugle était tombé dans son tombeau. Comme ils tournaient le redan, ils avaient entendu le coup sec d’un mauser. Le coup de grâce, sans doute.

Par hasard, je regardais Monpoix pendant que Berthier parlait. Il avait à demi levé la tête pour écouter, et il ouvrait des yeux étranges, de grands yeux fixesdont les paupières ne battaient pas. Mais il m’avait vu et aussitôt il avait rebaissé la tête et repris son somme.

Ce n’est rien, ce regard surpris, et cependant depuis ce soir-là, d’étranges idées me viennent. Malgré moi, d’instinct, j’observe le vieux.

À quoi peut-il penser pendant des journées entières ? Je crois le savoir à présent. Ce n’est rien, pas même une supposition, rien qu’une inquiétude vague, une angoisse irraisonnée qui se cristallise. Mais cela s’impose à mon esprit, avec des petits faits qui se raccordent, des coïncidences banales. J’épie ses moindres gestes, à présent, comme si je devais découvrir quelque chose.

Parfois, je résiste à cette obscure suggestion. Voyons, c’est stupide : pourquoi vouloir prêter une âme de roman à ce paysan malade ? Il souffre comme souffriraient ses bêtes qui, ne sachant pas se plaindre, se couchent le mufle au mur et dorment sur leur mal. Il n’y a point là de psychologie à faire.

Et cependant… Le doute hésitant se précise, c’est comme un pressentiment que la raison ne peut écarter.

Il doit sentir cette attention tenace qui le suit, et il n’aime pas que nous restions seuls. On dirait qu’il a peur que je ne lui parle. Je vais m’asseoir de l’autre côté du poêle, à cheval sur une chaise, le menton posé sur mes bras croisés, comme si j’allais bavarder avec lui. Il n’ouvre même pas les yeux. Pourtant, je suis certain qu’il me sait là et que cela le gêne. Je pourrais dire les mots qui l’effraient je les connais. Nos deux angoisses se devinent. Au bout d’un moment, je crois voir trembler ses grosses mains auxongles courts sur ses genoux de velours usé. Va-t-il enfin ouvrir les yeux, me regarder en face ?

Non. Peu à peu, sa respiration s’allonge, se fait régulière. Il s’est endormi… Alors, tout mon échafaudage de soupçons s’abat d’un coup et, comme ses mains tremblent toujours, frémissantes de fièvre, je voudrais le réveiller, honteux d’avoir été mentalement cruel, et lui parler comme autrefois, gaiement, en camarade.

Pourquoi me suis-je mis dans l’idée qu’il avait peur de passer près de la grange où les hardes des morts sont entassées ? L’autre jour, comme il était arrêté devant, je l’ai rejoint. Échappé des sacs éventrés, le linge traînait jusque sur le chemin.

— Tenez, lui ai-je dit, voilà le sac du grand Vairon. Ce sont les lettres de sa mère qui dépassent. Elle était à l’hôpital. Elle s’était crevée pour lui envoyer quelques sous, de bons tricots, la pauvre vieille… Deux tués d’un coup.

Il s’est retourné, tout blême.

— Il ne faut pas me raconter cela, gamin. Mon fils est soldat aussi.

Je n’ai su que dire, je l’ai laissé rentrer sans oser le suivre. Le soir, j’hésitais presque à pousser la porte de la salle où j’entendais sa voix essoufflée. Je suis entré avec Bourland. Le vieux demandait à Gilbert :

— C’est vrai que ce grand Vairon, il appelait encore le lendemain, blessé dans la plaine ?

Nous ayant vus, il s’est arrêté, les yeux vite détournés. Il n’a plus reparlé ce soir-là et est monté se coucher avant qu’on se soit mis à table. Je me remémore tout cela et je n’écris plus. Je regarde le vieux quirespire à coups haletants, les épaules secouées. Il a mauvaise mine, ce soir. Ses joues se devinent grises et creuses, sous sa barbe de huit jours. Je le trouve plus abattu encore qu’à notre dernier tour de repos. Toujours acagnardé sur sa chaise basse, il poursuit son mauvais songe.

Et dans le jour mourant qui frotte d’un éclat glacé le dos ciré des chaises, il me semble que je vais voir, penchées sur lui, toutes les ombres de nos morts, pour qui l’horloge égrène son rosaire.



On enterre Monpoix. Il est mort l’autre nuit, sans une plainte, sans agonie. Au jour, sa femme l’a trouvé froid dans le lit.

Sa bière portée à bras vient de partir à travers champs, deux robes noires derrière, quelques paysans et des soldats. Pouvant à peine marcher, je suis resté seul à la ferme. Je la sens autour de moi vaste et triste.

On n’entend plus rien, que le sautillement des pigeons dans le grenier. C’est inquiétant, ce grand silence qui sent la mort. Les deux escabeaux rapprochés semblent encore attendre son cercueil. Il est bien revenu une fois, déjà…

Sur le moment, cet incident en somme banal ne m’a pas frappé, mais, maintenant, resté seul, un malaise indéfini me gagne. Je ne devrais plus y penser.

Comme l’enterrement, ayant traversé l’herbage, atteignait le chemin, les Allemands nous ont aperçus et se sont mis à tirer. Le premier obus est tombé court, l’autre à cinquante pas, et le cortège aussitôt,s’est disloqué. Les quatre porteurs – je les vois encore – s’étaient arrêtés, interdits, puis, voyant les paysans courir, ils ont lourdement posé le brancard d’où la bière a culbuté, et ils ont sauté avec nous dans le fossé. Il était temps : le troisième obus a éclaté juste sur le talus, criblant le cercueil. En file, courbés, nous avons filé en nous poussant, et le mort est resté seul au milieu du sentier, sa bière renversée échappée du drap noir. La mère et la fille qui n’ont jamais peur, s’étaient sauvées en criant, et quand des camarades ont ramené la bière à la ferme, Emma s’est évanouie. Elle avait remarqué, la première, que la boîte était à demi déclouée, comme si le vieux avait fait un effort pour sortir et se sauver aussi.

Sa bière couchée sur les deux escabeaux, il est resté jusqu’à la brume dans sa ferme qu’il ne voulait pas quitter. Au jour tombant, les paysans sont revenus et les porteurs ont repris leur charge. Ils viennent à peine de partir ; dehors le chien hurle encore, tirant sur sa chaîne.

Ce retour tragique du vieux m’a frappé comme un intersigne. Jamais ils n’avaient bombardé si près de la ferme. Vont-ils la détruire, maintenant qu’il n’est plus là ? Un trouble inexplicable m’envahit. J’ai l’impression gênante d’avoir quelqu’un derrière moi, tout près.

Alors, une crainte vague à fleur de peau, je me lève et, sans me retourner, sans un regard à la chaise basse du vieux, je sors dans le courtil en sifflotant. Vite, je tire la porte sur moi…

La nuit est presque venue. Le puits de pierre a un air de tombeau. De l’autre côté du ru, une relèvepasse, troupe noire qui bourdonne. Lourdes silhouettes confondues, hérissées de pioches et de fusils : une bande de terrassiers en armes. Quelques traînards suivent, appuyés sur le gourdin. Des territoriaux sans doute.

Pas un coup de feu aux tranchées. Loin, sur Berry, le canon aux coups sourds. Les saules au front penché rêvent autour de l’étang ; dans l’ombre, les canards couchés ont des airs de cygnes. La nuit tient, tout entière, dans cette eau morte. Les arbres y découpent leur silhouette précise, branche par branche, et l’on y revoit le ciel d’étain, le grand ciel triste qui se mire.

Plus un bruit. Dans la campagne, une voix perdue, une perdrix qui radote. Ce vaste silence me calme… Tiens, pourquoi Féroce n’aboie-t-il plus ?

Brusquement, dans le pigeonnier, s’éveille un bruit léger de plumes, le bruit froufroutant qu’on entend lorsqu’on éveille un poulailler. Un pigeon, deux pigeons sortent et, d’un coup d’aile, vont se poser sur une branche… Pourquoi ? Qui les a dérangés ?

Une idée absurde me vient : Emma est rentrée, elle est montée là-haut, en se cachant, et elle fait quelque chose, elle continue ce que faisait le vieux… L’esprit alerté, le cœur battant, j’écoute. Quelque chose a craqué ; une lucarne qu’on ouvre ?

Tant pis, je veux savoir. J’entre dans la ferme par le fournil obscur. Mes mains tâtonnent. Je me cogne à une brouette, et mon cœur débuché bat, bat…

Je monte par l’escalier de bois. Dieu, qu’il crie !… Le grenier. Un peu de nuit bleue entre par les carreaux sales de la lucarne. Dans l’ombre, des formes tapies… Non, rien : des sacs.

Mes jambes tremblent. Je n’ai pas peur, pourtant. J’avance d’un pas étouffé et mes mains froides fouillent le noir, reconnaissent les choses. Mes yeux qui scrutent s’habituent. Je reconnais une capote qui sèche, bras pendants.

De l’autre côté de la cloison de planches, les pigeons s’agitent toujours. J’approche, et lentement, pour étouffer le cri aigu des gonds qui grincent, je pousse la porte… Le cou tendu, le poing serré, je regarde. Rien, rien…

La clarté lunaire qui filtre par les tuiles éclaire les pigeons, en boule sur les perchoirs. Un roucoule. Dehors, le vent siffle un air aigu, les lèvres pincées…

Alors, je referme la porte qui grince, et seul, tout seul, dans le grenier obscur, je regarde la triste défroque aux bras pendants, cette capote lasse où mourra un soldat.