Nous faisions le gros dos sous la pluie. Ce village boueux et noir ne nous attendait pas, et tassés par paquets mouillés le long des maisons endormies, nous guettions le retour des fourriers qui nous cherchaient des cantonnements. Le nôtre, le grand Lambert, venait d’entrer dans cette ferme dont la fenêtre aux rideaux rouges ensanglantait la nuit d’une lueur d’assommoir et, de la rue, nous reconnaissions, sans distinguer les mots, sa voix cordiale qui cherchait à convaincre l’habitant. Le fermier, quelque paysan buté, répondait en braillant :
— Non, non, j’en coucherai point dans le cellier, que j’vous dis. Ils m’boiraient la feuillette qu’il me reste.
La compagnie qui descendait des tranchées s’était abattue au coup de sifflet, harassée, boueuse, trempée. Devant nous, d’autres défilaient encore, avec un piétinement pressé d’enterrement attardé trottinant versBagneux. Après les mitrailleurs et leurs mulets crottés, entrevus dans un brouillard de fatigue et de pluie, passèrent les caissons cahotants du train de combat, la voiture à viande, l’ambulance aux roues ferrées, et, à la queue du régiment, les voitures de compagnie, cavalcade burlesque de limonières, de pataches et de tapeculs ramassés au hasard des marches et des contremarches, de Charleroi à Reims, antiques guimbardes aux essieux grinçants, tapissières débordant de sacs et de fusils, carrioles vêtues de bâches ruisselantes, breaks de famille et camions de brasseurs, puis, fermant la colonne, le phaéton du vaguemestre, tiré par un percheron de labour que les brancards habillaient trop juste.
Les hommes ne regardaient rien, exténués, dormant à moitié. Les roues les frôlaient et ils ne retiraient même pas leurs pieds. Ils s’étaient laissés tomber où ils étaient, sans regarder, la boue ne pouvant plus les salir, et, accroupis contre le mur pour s’abriter sous le rebord des toits, ils se réchauffaient l’un l’autre comme des bêtes, ne trouvant plus le courage de grogner. Quelques-uns, restés debout, les bras croisés sur le fusil, parlaient de paille fraîche, de vin pas cher, de repos sans exercice, tout un chimérique bonheur, et les camarades assis sur leurs sacs écoutaient sans répondre, trop hébétés pour rien désirer d’autre que le droit de dormir.
Par moments, un officier passait et, d’un coup subit de sa lampe électrique, éclairait crûment les corps effondrés.
— Les agents de liaison… Où est la liaison ? C’est insensé !
Un fourrier cria, tout courant.
— Ça va, mon capitaine. J’ai déjà trouvé un bon cantonnement pour les chevaux.
La pluie tombait toujours, fine, froide et molle. Là-haut, entre les berges blafardes des maisons, la nuit coulait, comme une eau noire.
Toute la maison braille, de la cour au grenier. Dans la cuisine, d’où s’envole une âcre fumée de bois vert, on se bat pour des quarts de jus. Dans l’escalier, on grimpe, on dégringole, on chante.
Mais ici, au jardin, tout est tranquille. J’ai pris, pour m’asseoir, le seau que j’ai retourné et, adossé à la muraille, installé comme sur un fauteuil, je rêvasse. C’est le petit matin. Il n’y a pas longtemps que le jour a fini sa toilette : l’herbe est encore toute mouillée. Et le ciel sort des brassées de nuages blancs qu’il met à sécher, comme du linge.
L’œil indolent, encore lourd de sommeil, je regarde le jardin en friche, avec ses arbustes dépouillés, ses plants d’herbe folle et sa pompe grinçante où des camarades se nettoient. Je paresse entre veille et somme.
On a bien dormi. Pour la première fois depuis quinze jours, on a pu se déchausser, retirer le ceinturon, la baïonnette, tout ce sale équipement qui vous meurtrit les reins. Je me suis réveillé comme je m’étais couché : saucissonné dans ma couverture, la tête dans un placard, avec le plancher pour matelas et un sacde haricots en guise d’oreiller. J’ai dû faire un beau rêve : il m’en restait, au réveil, des bribes dans l’esprit, comme un duvet d’édredon.
Les caporaux, rassemblés dans la buanderie, se partagent des effets de laine pour leurs escouades. Depuis qu’il fait moins froid, il en arrive des ballots toutes les semaines. Il était temps…
Le long de la haie, Sulphart brosse les molletières de Gilbert, tout en sifflant. Il a trouvé, chez de bonnes gens, une salle où nous ferons notre popote, et, déjà, il pense au déjeuner. Manger sur une table, dans des assiettes, cela me paraît presque trop beau, et je n’ose pas tout à fait y croire, de peur d’être déçu.
« C’est la bonne vie », répète Sulphart. Autour de lui, ils sont six ou sept qui nettoient leurs capotes crottées. Ils grattent d’abord la boue avec leur couteau ou un tesson de bouteille, et, quand elle est convertie en poussière, ils battent leurs frusques comme un tapis, à grands coups de bâton. C’est ce que nous appelons se brosser…
— Tu parles d’une garce de boue… Et ça tient bon, c’est de la craie…
Avec la charmante impudeur des soldats, deux copains, le torse nu, cherchent leurs poux. Vairon tient sa flanelle à bout de bras, comme un peintre regarde une toile et, le nez froncé, l’œil fixe, il inspecte son linge. Puis, quand il a découvert la bête, il joint rapidement les pouces, et « clac ! » il l’écrase. Broucke, au contraire, examine sa chemise pli par pli, le nez dessus et chasse posément. Quand il en débusque un gros, il pousse un cri.
— Cor un qui n’maquera plus mi.
Vairon, dont les ongles claquent, compte à haute voix :
— Trente-deux… trente-trois.
— Vingt-sept… vingt-huit, réplique tranquillement le gars du Nord.
Tout en grattant les molletières, Sulphart les suit des yeux en connaisseur. Il a déjà son favori.
— Tu verras que ça sera Vairon qu’en aura le plus. Il a le sang plus chaud… C’est des gros ?
— « Des à la croix de fer », renseigne vaniteusement le camarade.
— C’est encore rien, ceux-là, fait Sulphart de son air important. On en a eu des rouges, des poux d’arbis. C’est les plus féroces, ceux-là, ça vous bouffe le sang. Et puis ça donne des maladies. Tandis que les autres, ça retirerait plutôt les mauvaises humeurs.
— Y a rien de meilleur pour la santé, ajoute un camarade instruit qui retire sa chemise pour commencer sa battue. Ça vous suce le mal…
— J’ai eu mon petit frère, c’est les poux et la gourme qui l’ont empêché d’avoir la méningite.
— Ça ne m’étonne pas, reprend l’autre, qui commence l’inspection de sa ceinture.
Mais dès le premier regard il se sent découragé. Son linge fourmille de vermine, on voit grouiller une file noire dans chaque pli. Un moment, il semble hésiter, puis, se décidant, il met tout en boule, sa chemise, son caleçon, sa ceinture, et jette le ballot par-dessus le mur.
— Tant pis, j’en toucherai du neuf. Ça me fera toujours ça de moins à laver.
Fouillard, que j’entendais depuis un moment crier dans sa tanière, vient de se montrer sur la porte, ses bras nus noirs de suie et luisants de graisse ; de ses souliers délacés à ses cheveux en broussaille, on ne trouverait pas, même en cherchant bien, un endroit à salir. Sa peau, son linge, son pantalon, tout est gras, maculé, et quand, d’un geste familier, il se passe les paumes sur les reins, pour les essuyer, on se demande lequel va tacher l’autre, de son fond de culotte ou de ses mains. Il nous dévisage un instant avec sévérité, fouille le jardin d’un regard méfiant, et crie :
— Quel est le salaud qui m’a calotté mon seau ?
Mon premier mouvement a été de me lever, pour lui restituer l’objet. Mais non, je suis vraiment trop bien. Je me trouve encore mieux assis, depuis qu’on veut me le prendre. Le bien-être me paralyse.
— J’peux pourtant pas aller chercher de la flotte dans mes godasses ! braille le cuistot.
Oh ! non, cela ne serait pas à conseiller. Pourtant je serre hypocritement les genoux pour cacher mon siège, et je regarde innocemment Fouillard déchaîné qui hurle sa fureur impuissante :
— Tas de vaches !… Puis après tout, j’m’en colle. J’vous laisse tomber avec votre cuistance, s’il y en a un qui veut la place, il n’a qu’à aller se faire inscrire au burlingue.
Nous devons faire un bel ensemble, les quatre sections en carré, en ligne sur deux rangs.
Pas deux tenues qui se ressemblent. Sauf les derniersvenus, nous avons été équipés de bric et de broc, dans le désarroi du premier mois de guerre, et depuis, on s’est arrangé comme on a pu. Il y a des capotes de toutes les teintes, de toutes les formes, de tous les âges. Celles des grands sont trop petites, et celles des petits trop longues. La martingale de Fouillard lui bat minablement les fesses, et sur le large coffre du père Hamel, la capote trop étroite fait des plis circulaires, tous les boutons prêts à péter. Moi, c’est Sulphart que je préfère.
Il est vêtu d’une capote ancien modèle, bleu foncé, avec une grande poche rapportée, d’un joli bleu hussard. Il a cousu son paquet de pansement sur son téton gauche et renforcé ses molletières grises d’une bande de gros cuir, découpée dans des jambières réglementaires. Comme tout bon soldat d’active, il a voulu se distinguer en cassant la visière de son képi, à la Bat’d’Af, et il a encore enjolivé ce couvre-chef, plus aplati qu’une galette, d’une jugulaire tressée du meilleur effet.
Ses larges godillots craquelés et racornis, qu’on dirait taillés à la serpe dans du vieux bois, portent encore à leurs talons tournés un peu de la boue glorieuse des tranchées, et son pantalon rouge apparaît aux cuisses, par une large déchirure dans sa cotte de toile bleue. On le croirait dessiné pour l’Illustration.
D’autres, qui ont déjà touché les nouvelles capotes bleu horizon, font les farauds. On dirait qu’ils vont faire la guerre en habit des dimanches. Les camarades les regardent avec une ironie forcée.
— T’occupe pas, toujours les mêmes qui se démerdent…
— En douce tu comprends, le fourrier n’en a refilé qu’aux mecs qui lui lavent la gueule.
Et Sulphart, qui regarde ces petits élégants avec des yeux captivés, songe déjà aux heureuses transformations qu’il fera subir à la sienne.
— J’taillerai deux grandes poches raglan de chaque côté et j’m’arrangerai un col aiglon… Tu verras si je serai rider.
Le capitaine Cruchet, qui a l’oreille fine, se retourne, lèvres pincées.
— Silence ! Qui a parlé ?… Vous êtes au garde-à-vous. Faites attention à vos hommes, Morache.
Ricordeau, qui attend son galon de sergent, fronce les sourcils en nous regardant, pour faire croire qu’il a de l’autorité. Sulphart ne bronche pas, mais derrière lui Gilbert se ratatine, ayant peur qu’on ne découvre son chandail qui dépasse. Tout le monde se tait. Satisfait, le capitaine continue sa revue. À mesure qu’il approche, les corps se redressent, comme sous un déclic, les bras gauches tombent bien raides et les yeux pas rassurés regardent intelligemment dans le vague, à une distance que la théorie évalue à quinze pas. Maigre, haut sur jambes, sa longue figure encadrée de courts favoris noirs, le capitaine Cruchet a un air naturellement sévère qui impressionne. Les sourcils soucieux, il avance sans hâte, dévisageant chaque homme comme s’il le rencontrait pour la première fois.
— Décoiffez-vous.
Le camarade, tout rouge, retire gauchement son képi.
— Tt ! Tt ! Tt ! Tt ! C’est trop long, c’est sale.Il faudra me faire couper ces cheveux-là… Prenez son nom, Morache.
Comme il nous tourne le dos, plusieurs copains se décoiffent furtivement, et, s’étant craché dans les mains, collent de leur mieux leurs cheveux rétifs. Malheureusement, le capitaine ne s’intéresse pas qu’aux cheveux. Il remarque tout : le bouton qui manque, le point de rouille au fusil, le brodequin mal graissé, la tache de boue sur la cartouchière ; et, la voix glaciale, il demande :
— Où vous êtes-vous sali comme ça ?
Quelle drôle de question !…
Ayant gourmandé Bréval, dont la cartouchière tient avec des ficelles, il s’arrête devant Sulphart. L’autre s’est raidi, talons joints, le regard fixe. Le capitaine l’examine un bon moment, puis :
— Il est joli, celui-là, raille-t-il.
Sulphart n’a pas bougé, pas même baissé les yeux. Les voisins le regardent de biais, avec des sourires en coulisse.
— Vous vous trouvez plus séduisant avec votre visière cassée, comme une casquette de voyou, ttt… ttt… C’est pour plaire aux filles ? Elles auraient du goût.
La joie des camarades fuse en petits rires serviles. Sulphart ne bronche toujours pas, la main gauche bien ouverte, la tête une idée renversée.
— Et ces cheveux ! Ma parole, il ne les a pas fait couper depuis le début de la campagne… Un pantalon déchiré, ttt…, ttt… de la boue aux souliers… Mauvaise tenue, très mauvaise tenue. Vous prendrez son nom, Morache : quatre jours de prison… Et qu’on lui coupe les cheveux, ttt… ttt… bien ras.
Sulphart est resté impassible. Il n’a pas sourcillé, pas frémi. Ah ! ces vainqueurs de la Marne…
On croyait la revue terminée et des impatiences nous fourmillaient dans les genoux, quand le capitaine a commandé :
— Sac à terre !
J’en étais sûr ! C’est la revue des vivres de réserve, à présent. À genoux devant le barda débouclé, il faut tout démonter, tout défaire, tout sortir, pour retrouver la tablette de potage salé écrasée sous les chemises, ou le cube de café qui s’émiette dans les chaussettes, et salit le linge.
À genoux on vide son armoire en rageant.
— Y croit qu’on va les bouffer ses biscuits, grogne Vairon.
On étale tout son bien : les cartouches, le sachet de sucre, la boîte de singe. Le sac qu’on avait eu tant de mal à monter doit être vidé jusqu’au fond. Des camarades à quatre pattes comptent et recomptent leurs cartouches d’un air inquiet.
— Bon Dieu, il m’en manque un paquet… T’en as pas un en rab ?
Tout notre bien tient dans ce petit tas de hardes et de conserves, que le capitaine dérange du bout de sa canne, pour compter les trousses de cartouches. Il fait rapidement le tour, puis, se plaçant face à notre section, il demande :
— Quelqu’un veut-il être cuisinier ? Celui de la cinquième escouade est relevé. Qui veut le remplacer ?
Aussitôt, d’un seul mouvement, tout le monde a regardé Bouffioux. Deux cents bonnes têtes épanouiesle dévisagent, rigolant d’avance. Le marchand de chevaux est devenu tout rouge, mais il a crié quand même :
— Présent !
— Vous savez faire la cuisine ? lui a demandé Cruchet.
— J’ai été cuisinier dans le civil, mon capitaine.
Alors, la compagnie tout entière a éclaté de rire. Broucke étouffait, plié en deux. Les sergents au garde-à-vous ne pouvaient pas se retenir et Cruchet, mécontent, a dû commander : « Rompez vos rangs ! »
Quand je redescendis dans la cuisine où des lames de parquet brûlaient en flammes joyeuses, l’ancien cuistot, noir comme un Savoyard, passait ses pouvoirs à Bouffioux devant l’escouade assemblée. La cérémonie fut toute simple. Fouillard, qui remuait le rata avec un bout d’échalas, tendit l’objet à son remplaçant.
— Tiens, v’là la cuiller. T’as plus qu’à servir… Pour ce soir, c’est toi qui feras la croustance… Seulement, moi, j’boufferai avec du saucisson, parce que t’as autant une gueule à être cuistot comme moi à être sacristain.
Un hurlement chargé de rires approuva le cuisinier. Bouffioux, posément, retira sa capote.
— T’en fais pas pour la croûte, répondit-il doucement.
Sulphart, qui le regardait avec sympathie, lui bourra les côtes.
— Hé, nez de bœuf, on dit que t’as la tremblotepour monter aux tranchées. Tu serais pas né un jour de grand vent, des fois ?
Bouffioux commençait tranquillement à remuer son rata.
— T’en fais pas pour le vent non plus… Moi, pourvu que mes cheveux frisent et que mon ventre ne fasse pas de plis, je m’en fais jamais…
C’est ainsi que les sauvages doivent faire leur cuisine, j’imagine.
À genoux devant son chaudron, Bouffioux, un peu saoul, les yeux larmoyants, sa grosse face luisante de sueur et balafrée de suie, souffle à perdre haleine sur un petit bûcher mouillé qui fume sans vouloir flamber. Près de lui, tenant le couvercle comme un bouclier, Vairon remue le rata avec l’échalas, tandis que Broucke, dépenaillé, demi-nu, découpe du « frigo » bien rouge avec une hachette à bois, en hurlant des refrains flamands. On dirait qu’il dépèce un explorateur. Précautionneusement il jette les tranches glacées sur un sac à patates, boueux comme un paillasson.
Tout autour du foyer, des camarades se pressent, les mains dans les poches, l’air prodigieusement intéressés, avec un bout de sourire au coin des lèvres. On dirait qu’ils pincent la bouche pour ne pas laisser fuser leur joie ; de leurs yeux brillants à leurs joues gonflées, on les sent tout prêts à péter de rire.
À genoux, Bouffioux souffle toujours, s’arrêtant pour tousser et cracher de la suie.
— Vas-y mec, l’encourage Vairon, ça commence à bouillonner.
Et ayant prévenu les copains, d’un coup d’œil complice, il ajoute, très sérieux :
— Veux-tu mon idée, gosse de gosse ? Eh bien, ton fricot serait meilleur si t’ajoutais un peu de riz… Ça te lierait ta sauce.
L’autre lève sa face aux yeux pleurards, l’air ahuri.
— Quoi, du riz ?…
Ainsi écroulé sur les genoux, tout en larmes, hirsute et barbouillé, on dirait qu’il demande pardon à ses bourreaux au moment d’être rôti vif.
— Nature, du riz, approuve perfidement Fouillard qui veut faire bénéficier Bouffioux de son expérience. Ça te fera quéque chose de plus doux, de plus présentable.
Les camarades se bourrent les côtes, étouffant de joie.
— Allons-y pour du riz, consent Bouffioux qui se relève péniblement.
Et il va en prendre plein ses deux mains, une écuellée qu’il jette dans la marmite. Caché derrière le cabot d’ordinaire, l’un des cuisiniers rit dans son mouchoir, n’en pouvant plus.
— Ah ! j’me marre… Qu’est-ce qu’ils vont bouffer les gars de la cinquième !…
— Du bois, ch’timi, commande Vairon, le feu reprend. Pas de branches, surtout, ça fume de trop.
Sans changer d’arme, Broucke prend une moitié de porte, posée contre le mur, et la fend d’un bon coup.
— Va falloir cor inlever d’marches à l’z’escayer,dit-il, v’lo qu’y a déjà plus d’bo… Ch’est cor cha qui brûle el mieux.
En effet, sur ce bois bien sec qui flambe clair, la soupe se met à chanter.
— Ça y est ! Ça chauffe ! bredouille le marchand de chevaux. Je serai à l’heure !
Tout un cercle de faces épanouies le contemple : leur joie devient de la béatitude.
— Tu sais pas, Bouffioux, suggère alors astucieusement le caporal d’ordinaire, à ta place, j’verserais deux bons litres de vin la n’dedans et je ferais bouillir un petit quart d’heure.
Un rire fuse : Fouillard ne peut plus se retenir. Mais les autres approuvent de la tête sérieux comme un concile.
— T’es pas louf que je vas y foutre du vin, proteste pourtant Bouffioux qui retrouve une lueur de raison dans les fumées du tord-boyaux. Vous m’avez déjà fait mettre du lait.
— Qu’est-ce que ça prouve ? D’abord du lait, t’en as pas mis lerche, et puis les légumes ont tout bu. J’te dis que tu as tort.
— Sûr, que ça serait meilleur, opine hypocritement Vairon.
— Mais j’en ai pas, d’pinard. J’peux pourtant pas prendre celui de l’escouade.
Le caporal d’ordinaire, sentant faiblir le cuistot désemparé, a un beau geste :
— Tiens, j’t’en refile deux litres, moi… Broucke, prends dans le coin. Il y en a six seaux pleins et trois bouteillons.
Prompt, le ch’timi saisit le premier seau venu, –je reconnais le seau de toile dans lequel, ce matin j’ai fait ma toilette, — et en vide quatre bons quarts, au jugé.
— Ce sera fameux, affirme Vairon, qui fait déjà claquer sa langue d’un air de gourmandise.
— Tu crois ? demande Bouffioux vaguement inquiet.
— Probable, approuvent tous les autres avec ensemble. T’as rien mis de mauvais dedans… De la viande, des patates, du lait pour adoucir, des poireaux, du vin, du lard d’Amérique, pour graisser un peu, du riz, pour lier la sauce, des biscuits. C’est du bon, tout ça.
Bouffioux, soucieux malgré tout, soulève le couvercle et flaire le mélange.
— J’sais pas si c’est une idée, mais ça sent drôle.
— Pourquoi que ça sentirait drôle ? proteste Sulphart qui veut s’en mêler.
Et écartant les autres, il vient humer à son tour le fumet de notre dîner.
— Ça donne faim, affirme-t-il avec un aplomb scandaleux. Tu goûtes pas ?
Vairon, sans se faire prier, puise dans le chaudron avec son quart, et en sort une sorte de pâte épaisse et violâtre dont la seule vue lève le cœur. Il goûte lentement, à petites gorgées de gourmet.
— C’est fameux, fait-il. Sans charre, c’est pépère ; seulement — et il semble chercher un moment — on dirait tout de même qu’il manque…
— Quoi, éclate Bouffioux, tu vas pas dire qu’il manque encore quelque chose !
— J’ dis pas, seulement à mon idée, un petit peude chocolat râpé dans ce fricot-là, ça ne ferait rien de sale…
Tous les dos se courbent ; ils étranglent de rire, ils étouffent, ils n’en peuvent plus. Mais cette fois, le cuistot résiste. Il hausse les épaules en relevant son pantalon à deux mains, d’un geste de dandy.
— Du chocolat dans d’la soupe, ça s’serait jamais vu. Tu m’prends pour un c…
— Dans d’la soupe qu’il dit, l’enfifré ! s’exclame Sulphart. Ce que c’est de la soupe, d’abord ? Et puis moi, hein, j’m’en colle. Mais si t’étais si marle que ça, c’était pas la peine de venir me chercher avec Broucke pour t’aider à faire la croûte. Une autre fois, tu ne m’auras plus…
Toute la bande approuve Sulphart, et Fouillard flétrit en trois mots crus la noire ingratitude de son successeur :
— Il t’donne un bon conseil et tu l’envoies ch… T’as tout d’la vache.
— Mais non, braille Vairon, il sait tout mieux que tout le monde…
Un des cuistots haussa les épaules :
— Ils sont tous les mêmes. Ça ne sait rien foutre et ça ne veut écouter personne. Demande voir aux gars de mon escouade si je leur fais pas du riz au chocolat maous…
— Mais c’est pas du riz, se défend encore Bouffioux, plus mollement, c’est du rata.
— Ça ne fait rien, intervient le cabot. T’as tort de t’obstiner. Du chocolat, c’est toujours bon… Ce soir, je becqueterai à ton escouade, tiens, tu m’feras une part…
Cette fois encore le marchand de chevaux, abruti, se résigne avec une docilité de poivrot. Sortant son couteau, il râpe deux barres de chocolat dans son rata qui bout, tandis que derrière son dos Broucke mime une danse canaque, en brandissant sa hachette.
En bousculade, les autres sortent, étouffant de rire, pliés, bégayant, et laissent Bouffioux tout seul devant son chaudron.
Dans le jardin, au pied du mur brodé de joubarbes, des foyers fument : la cuisine de toutes les escouades. Ici de la soupe, là du rata. Celui de la deuxième prépare des frites.
— C’est pas nous qui aurons la veine d’en dégauchir un comme ça, regrette Vairon.
Un autre, planté perplexe devant son feu, tient dans sa large patte noire un gros morceau de bœuf conservé, enroulé dans sa gaze.
— Encore du paquet de pansement ! peste-t-il avec dégoût. Comment que tu veux faire cuire c’te saloperie-là, j’te le demande.
Et il considère longuement sa viande, l’air absorbé, comme Hamlet devait regarder le crâne de Yorick. Je cherche Sulphart. Sifflotant, il s’est planté au bout du clos, la pensée au vent, les regards perdus par-delà les bois dépouillés.
— À quoi penses-tu, Sulphart ?
Il garde son air rêveur.
— J’pense qu’à la mobilisation, en quittant l’usine, j’ai laissé mes outils et mes bleus chez l’bistrot d’en face en lui disant : « Mettez ça de côté, j’vous les reprendrai un de ces samedis, en rentrant d’Berlin… »