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Les Croix de bois/La veille des armes

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V
LA VEILLE DES ARMES


Six heures, et la croûte qu’est pas encore là… Non, c’est tout de même cherré !

Sulphart ne peut plus tenir en place. Ayant sorti son quart et sa gamelle, il va se poster à l’entrée du boyau des Zouaves, par où arrivent les corvées. Ainsi perché sur ses deux jambes maigres aux molletières plaquées de boue séchée, on le croirait monté sur pilotis. Adossé à la tranchée, il regarde, il regarde furieusement.

— Tu parles de fumiers ces cuistots-là… Y a pas, moins t’en fous, moins t’en veux foutre. Et j’ai une dent !

Mais personne ne l’écoute, personne ne le plaint. Les uns lisent, les autres dorment dans leur terrier, le petit Belin coud les boutons de sa capote avec du fil téléphonique, Hamel chique. Il y en a même un qui, poussé par l’oisiveté, regarde au créneau. Cetteveulerie générale écœure Sulphart. Il hausse les épaules, se venge d’un coup de pied dans une gamelle qui traîne, et peut-être pour ne pas entendre ses boyaux gémir, il entreprend un âpre réquisitoire où ses camarades, les cuisiniers et le haut commandement sont comparés à des cochons de mœurs abominables et plus particulièrement à de la paille souillée par les bestiaux. Il trouve même le courage de ricaner.

— On les aura… Qui… On les aura, les lentilles aux cailloux et le macaroni à l’eau froide. Et pendant ce temps-là, les cuistots se tapent la tête avec les autres vaches.

Je connais Sulphart et ses opinions excessives : « les autres vaches » ne peuvent désigner que l’ensemble des individus qui ne prennent pas les tranchées, sans distinction de sexe, de costume, ni de grade. Ensuite, il se perd dans des projets de réformes d’ordre militaire où il est expressément convenu que « tous les mecs seront cuistots, chacun son tour », et qu’ils seront condamnés « à bouffer de leur tambouille au lieu de se les caler avec des frites, parce que, comme ça, ils mettront un peu plus de goût à préparer la cuistance des poilus ». Telles sont les paroles d’un juste.

Mais les autres, qui n’ont pas encore faim, n’ont pas le moindre mot d’approbation : Bréval écrit, Broucke ronfle, Vairon sifflote. Alors définitivement dégoûté, Sulphart se tait, sort son couteau et se met à découper en tartines la boue durcie qui alourdit ses godillots. À ce moment, un bruit familier lui fait relever la tête.

— Les v’là !… À la soupe, les gars !

Dans un brimbalement de bouteillons et de bidons, c’est en effet la corvée de soupe qui arrive. Bouffioux marche en tête, portant en sautoir un gros chapelet de boules de pain enfilées sur une corde, un plat de rata d’une main et, de l’autre, un bidon à essence qui tient ses cinq bons litres de vin.

Tous les cuistots suivent en file indienne, chargés de bouteillons qu’ils portent à deux, suspendus à une perche, de sacs à patates gonflés d’on ne sait quoi, de plats où la terre dégouline, de seaux de toile, de boules de pain mises en brochettes sur un gourdin, tout un attirail rudimentaire de négresses ravitaillant leur tribu.

Sulphart a tout de suite découvert le bidon que Bouffioux a en bandoulière.

— Bath, y a du cric…

Écrasés contre la paroi qui s’écaille ou rentrés dans nos trous, nous laissons passer la corvée, puis nous entourons notre cuistot et son aide, qui ont posé leur charge. Avidement on découvre les plats.

— Qu’est-ce qu’il y a à becqueter ?

Tout le monde à la fois interroge Bouffioux qui s’éponge.

— T’as les babilles ? Ce que j’en ai ?

— Ce que t’as pensé à m’apporter une bougie et un paquet de trèfle ?

Les deux hommes répondent posément, à petits mots, avec un drôle d’air que j’ai remarqué tout de suite.

— C’est du paquet de pansement, renseigne Bouffioux, on n’a pas touché d’autre viande. J’ai fait duriz au chocolat, il doit être pépère… Le bidon de pinard est à ras… C’est le copain qui a les lettres.

Mais il dit tout cela d’une voix pas naturelle, avec un air préoccupé que Vairon à son tour finit par remarquer :

— Vous en faites une drôle de gueule, leur dit-il gentiment… Qu’est-ce qu’il y a de cassé ?

Bouffioux hoche la tête, et sa grosse face, si reluisante que je l’ai longtemps soupçonné de se laver avec un morceau de lard, réussit presque à paraître soucieuse.

— On ne peut pas être content, répond-il comme à regret… Vous attaquez après-demain.

Un bref silence tomba sur nous : juste le temps que le cœur fasse toc toc. Plusieurs ont brusquement pâli ; d’imperceptibles petits tics : un nez qui se fripe, une paupière qui saute. Les cuisiniers nous dévisagent, en hochant la tête. On les regarde, voulant douter. Puis, d’un même mouvement, on se serre autour d’eux et des demandes se bousculent :

— T’en es sûr ? Mais on devait être relevés demain ! Pas possible, c’est un bobard… qui c’est qui t’a dit ça ?

Bouffioux, fort des vérités qu’il apporte, se tourne simplement vers son second :

— Ce que c’est pas vrai ?

L’autre confirme, d’une voix affligée :

— Vous pensez bien qu’on n’irait pas vous bourrer la caisse avec un machin comme ça. C’est tout ce qu’il y a de vrai et de sûr.

Broucke s’est réveillé tout seul et est sorti de son gourbi. Sulphart a reposé la gamelle où il allait fairechauffer la boîte de cassoulet de Gilbert, et Bréval a replié la lettre qu’il lisait. Avec un peu d’angoisse dans la poitrine on écoute.

— Y a les bicots qui sont à Fismes, explique Bouffioux, le patelin en est plein, toute la division marocaine… Les infirmiers divisionnaires sont arrivés à Jonchery, on les a amenés en camions… Il paraît que le deuxième corps arriverait de Lorraine… Et puis de l’artillerie, alors, des pièces maous, il faut voir ça…

Toute une armée surgit de leurs paroles décousues : des cavaliers, des nègres, des aviateurs, des zouaves, du génie. Il paraît même que la légion en serait, mais cela Bouffioux ne le jurerait pas : c’est le cycliste du trésorier qui l’a entendu dire au téléphone. Enfin, on a tout prévu : les brancardiers pour nous ramasser et les aumôniers pour la messe des morts.

Je suis resté une minute interloqué, mon sourire oublié sur mes lèvres comme un drapeau du 14 juillet qu’on n’aurait pas pensé à décrocher. « Non, il faut encore aller faire les fous dans la plaine ? Eh bien ! vrai… » Et mon sourire s’est décroché tout seul.

Les camarades non plus ne rient pas : rien qu’en tournant la tête, ils pourraient voir, par le créneau, ceux de la dernière attaque, restés couchés dans l’herbe haute. Aucun ne sort un médaillon de sa poche pour l’embrasser furtivement, aucun non plus ne s’écrie, comme dans les contes : « Enfin ! On va sortir des trous ! » Comme mot historique, Sulphart dit simplement : « Ah ! les tantes… » et sans savoir lui-même à qui s’adresse le compliment.

Muets, nous écoutons les hommes de soupe qui parlent d’abondance, l’un relayant l’autre. Ils rangentles troupes, ils installent l’artillerie, ils assurent le ravitaillement, ils étudient l’arrivée des réserves… Ils parlent, ils parlent…

Ils donnent même tant de précisions qu’un léger doute commence à me gagner. J’en ai tellement entendu de ces tuyaux de cuisine que les cuistots recueillent à l’arrière avec une crédulité de Peau-Rouge et nous montent le soir aux tranchées, en même temps que le jus et les bouteillons de riz.

Le matin, à la distribution des vivres, ils échangent leurs nouvelles, issues de sources mystérieuses : ce que le cycliste du trésorier a compris de travers, ce qu’un téléphoniste a cru entendre dire, ce qu’un planton de la brigade a rapporté au voiturier du colonel. On assemble tout cela, on commente, on suppose, on déduit et on invente un peu, pour que cela fasse mieux. C’est fini, le rapport des cuisines est au point. Et le soir, la tranchée apprend que le régiment part au Maroc, que le kronprinz est mort, que Joffre a tué Sarrail d’un coup de sabre, que nous sommes envoyés au repos à Paris, que le pape a imposé la paix ou que l’observateur de la saucisse a été fusillé parce qu’il était feld-maréchal dans l’armée allemande. On est impitoyable avec celui-là : on le fusille au moins une fois par mois.

Personne ne doute, surtout quand le messager vous apprend, la veille d’un coup dur, qu’on restera « peinards » en soutien d’artillerie. Le lendemain on est généralement dans les fils de fer à se battre comme des Sioux, mais on a autre chose à faire qu’à blâmer l’imposture des cuisiniers, et la fois suivante, on les croira quand même. Depuis la guerre, la vérité sortdes marmites ; tant mieux pour elle, d’ailleurs : elle y a moins froid que dans son puits.

Tous ces racontars, toutes ces balivernes me reviennent à mesure en mémoire, et cela, peu à peu, me rend méfiant. J’écoute encore un instant Bouffioux, qui discute à présent l’attaque au point de vue purement stratégique et poliment, ne voulant pas le vexer, je lui demande :

— Dis donc, vieux, tu en es sûr, au moins ? Ça ne serait pas un tuyau de cuisine ?

Le maquignon tout suant s’est arrêté brusquement de discourir, une moitié de mot sur les lèvres, l’air stupéfait. J’ai dû le froisser. Il reste deux secondes bouche bée, trop indigné pour répondre. Puis il devient tout rouge, il va éclater…

Mais non, il se ressaisit. Il prend simplement une lippe méprisante, se penche, ramasse son plat et déclare avec une dignité d’apôtre outragé.

— Ça va bien, je suis un c…, tout ce que je vous ai dit c’est du bourrage de crâne. Seulement vous verrez, après-demain.

Il veut écarter les camarades pour s’en aller, mais les autres se serrent les coudes et, pour le retenir, lâchement ils me donnent tort.

— L’écoute pas… Dis-nous voir… C’est vrai que le troisième bataillon restera en réserve ?… Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?… D’où qu’on sortira ?… Ce qu’on attaquera aussi le Bois Carré ?

Ils le retiennent à deux mains, comme des pauvres cramponnés à la robe de saint Vincent de Paul. Par pure bonté d’âme, Bouffioux consent tout de même à livrer ses derniers tuyaux, et, professant le pardondes injures, il renseigne les camarades en laissant tout bonnement « tomber l’autre noix ». C’est moi, l’autre noix.

Sans me vexer je m’écarte et je me jette à quatre pattes, comme si j’allais demander pardon. Mais non, je respecterai mon uniforme. Je me glisse dans mon trou la tête la première, et je cherche à tâtons une boîte de conserves dans ma musette. Je sors mon réchaud à alcool solidifié, ma gamelle remplie d’eau sale que j’ai précieusement conservée depuis hier matin et, installé sur un sac à terre, je prépare mon bain-marie.

Penché sur la flamme bleue, je me donne un air absorbé, pour tromper mon monde, mais j’écoute hypocritement le marchand de chevaux qui parle toujours. Pour me mortifier, il retrouve des détails oubliés, des précisions nouvelles dont une seule suffirait à me confondre. Comme un refrain, il répète :

— C’est peut-être des bobards, ça aussi…

Tant d’assurance finit par me troubler. Si c’était vrai, pourtant ? ils n’ont pas l’air de plaisanter. La tête penchée, je les observe sournoisement par-dessus ma gamelle où l’eau commence à chantonner. Toute l’escouade est groupée autour d’eux, agitée. Seul, Demachy reste calme et les écoute criailler avec son sourire de tous les jours, narquois, un peu amer, un sourire d’enfant gâté à qui rien ne plaît plus.

En me voyant commencer à manger, les camarades se rappellent que la soupe les attend.

— Ça va froidir, fait remarquer Broucke.

Et il remplit sa gamelle, grasse encore du rata précédent, des haricots restés collés au fond. Après lui,chacun se sert honnêtement. Puis en cercle, tendant le quart, nous entourons Bréval qui partage le vin. Pendant qu’il verse le rabiot goutte à goutte, Sulphart ausculte le bidon d’eau-de-vie. Il fait entendre un cri plaintif, de douleur et d’indignation.

— Ah ! il n’est même pas plein…

Et, brandissant le bidon comme un témoignage accablant, il beugle :

— Ça de cric pour douze hommes, la veille d’une attaque ! Faut pas demander qui c’est qui s’le tape à notre santé… Eh bien ! qu’ils en demandent des volontaires, ils peuvent toujours aller se faire coller.

— C’est le compte, lui répond fermement Bouffioux. Pas tout à fait le bidon par escouade.

— Eh ben, va voir au château, à la table des officemars, s’ils n’ont pas chacun leur plein demi-setier. Et après ça on se foutra des Boches ? Non, laissez-moi me marrer. Tiens, j’en veux pas de leur cric, ils peuvent se le foutre au…

Et il jette avec dégoût le bidon sur le bord du parapet, après s’être assuré que le bouchon tenait bien.

Les bouteillons sont vides, les plats saucés, Bouffioux et son aide reprennent leurs ustensiles, emportant quelques cartes écrites à la hâte.

— Au revoir, les gars, nous souhaite le gros cuistot… Ne vous en faites pas, allez, il y aura des balles filons à récolter… Ce que je souhaite à tout chacun, c’est la petite blessure coquette avec trois semaines d’hostau…

Ces vœux, que l’autre nous fait d’une voix bonasse, ont fait sursauter Fouillard. D’un œil mauvais, ilregarde le maquignon rougeaud, qui a hérité de sa place.

— Tu ne l’auras pas, toi, la blessure coquette, lui lance-t-il de sa voix usée de poitrinaire. Ça te va bien de parler d’attaque, toi qui t’es toujours planqué, foireux !

Bouffioux s’est retourné :

— Écoute-moi, l’autre… Mais s’il fallait que j’fasse l’attaque, j’aurais pas plus les foies que toi… On a fait la Retraite, dis donc.

— Oui, au cul d’un camion.

— Tiens, t’as des raisons de terreux, riposte l’autre pour en finir, j’aime mieux pas discuter.

Et, dédaigneux, il s’en va sur un dernier « Bonne chance, les gars », rejoindre la procession des cuistots, qui s’en retourne par le boyau des Zouaves. Un court instant, on n’entend plus qu’un bruit de bouches qui lapent, les têtes penchées sur les gamelles comme un cheval de fiacre plongé dans sa musette.

— Ça ne fait rien, il vous l’a bien mis, raille le père Hamel, qui se gave de riz au chocolat.

— Débloque pas, lui répond Fouillard, sa barbe rare grasse de soupe. Moi j’l’avais dans l’idée qu’on allait attaquer.

— Eh bien, si on attaque, on le verra, s’écrie Gilbert. Toutes les balles ne tuent pas.

Accroupi dans son trou comme dans une échoppe le petit Belin l’approuve :

— Quoi, ils ne bouffent pas le linge, les Boches. Pas la peine de s’en faire d’avance.

Toute la tranchée connaît à présent la nouvelle ; l’assiette à la main, on bavarde, et des bruits courentd’escouade en escouade. Il paraît que les pionniers vont venir cette nuit, pour préparer les escaliers d’attaque… On doit installer des canons de 37 et des lance-bombes… La première compagnie va faire une grosse patrouille.

Tout cela commence à m’ébranler, et pourtant, partageant mon fromage avec Gilbert, j’essaie de le convaincre que nous n’attaquerons pas. Sulphart beugle, la bouche encore pleine. Il ne pense plus à l’attaque, mais seulement aux injustices qui l’entourent. Tout en nettoyant son assiette avec une poignée d’herbe, il flétrit l’infamie du Grand Quartier Général qui favorise indignement « les gonziers du troisième bataillon qu’en foutent jamais une ramée », et ne donnent même pas aux combattants l’eau-de-vie à laquelle ils ont droit. Il pousse ses cris sous le nez de Bréval, seul gradé à présent, pourtant innocent de ce déni de justice et, pour le faire taire, il faut que le sergent Berthier se dérange.

On se répand dans la tranchée, comme le village dans sa rue, après la soupe du soir. On parle, on discute, on s’énerve. Quelqu’un m’appelle :

— Jacques !

C’est Bourland, l’un des cyclistes du colonel.

— Eh bien ?

— C’est vrai ; on attaque… Je suis allé toucher deux mille cigares au ravitaillement.

J’ai dressé brusquement la tête. Quoi !… des cigares, des cigares à bague ? Cette fois, je suis convaincu, nous attaquons sûrement.

Hamel, dont l’esprit est cependant fermé aux déductions subtiles, ne s’y est pas trompé non plus.

— Il avait tout de même raison, l’autre vendu, soupire-t-il.

Puis, comme le sage ne doit considérer que le bon côté des pires choses, il ajoute :

— Comme tu ne fumes pas, tu me donneras le tien, hein ? Je le retiens.

Distraitement, avec une sorte de gêne au cœur, je me rapproche des camarades.

Vairon, monté sur la banquette de tir, regarde par le créneau le grand champ désolé, crevé de trous d’obus comme autant d’accrocs, où s’est brisée la dernière attaque. On peut compter les morts, dispersés dans l’herbe jaune. Ils sont tombés comme ils chargeaient, front en avant ; certains, abattus sur les genoux, semblent encore prêts à bondir. Beaucoup portent le pantalon rouge du début. On en voit un, adossé à une petite meule, qui, de ses mains crispées, tient sa capote ouverte comme pour nous montrer le trou qui l’a tué. Vairon les regarde longuement, rêveur, sans bouger et il murmure :

— Alors, il va falloir aller renforcer les copains d’en face…



Comme je dois prendre la veille le deuxième, je rentre dans le gourbi pour me reposer un peu ; Bréval y est déjà, il écrit. Allongé sur sa toile de tente, les mains sous la nuque, Gilbert rêve. Je prépare mon coin, ma musette pour oreiller, et je m’allonge. On n’entend plus rien que nos respirations égales et, dans les rondins du plafond, le cui-cui pointu des rats.

Bientôt chassés par le froid qui tombe sur la tranchéeavec le soir, les camarades rentrent. Une autre bougie s’allume, un quillon de baïonnette pour bougeoir, et, accroupis en rond autour de la lumière, ils se mettent à jouer à la banque. Mais la partie s’arrête vite : le cœur n’y est pas, ce soir.

— J’m’en gourais qu’on allait attaquer, dit, le premier, Lemoine.

Leur fièvre d’un instant est tombée ; ils parlent maintenant de l’attaque avec résignation – presque de l’indifférence.

— Quoi ! On l’enlèvera cor bien, l’bois, s’écrie Broucke, qui ne dort pas encore. On a fait pire…

Bréval a cacheté sa lettre. À la bougie, je vois son maigre menton qui tremble.

— Si, seulement, après ça, on nous renvoyait chez nous, soupire-t-il.

Chez nous ! Rentrer !… Toutes les faces s’éclairent subitement, les bouches rient comme celles des gosses à qui l’on parle de Noël.

— Dis donc, Lemoine, demande Sulphart, assis sur le créneau de bois blanc qui lui sert d’escabeau, une supposition qu’on te dirait : « Vous allez rentrer chez vous, seulement, il faudra faire la route à reculons, avec un gros rondin sur le dos en plus du sac complet et sans godasses. » Tu marcherais ?

— Sûrement que je marcherais, accepte Lemoine, sans hésiter… Et toi, si on te disait : « La guerre sera finie pour toi, seulement t’as plus le droit de boire de vin ni d’eau-de-vie jusqu’à ce que tu meures ? » Qu’est-ce que tu dirais ?

Sulphart réfléchit un moment : un obscur combat doit se livrer dans son âme.

— Heu… J’pourrais toujours boire du cidre, pas vrai ?… Et puis en douce, ça n’m’empêcherait pas d’me mettre un vieux coup de rhum dans le col. Je dirais « oui ».

Les voilà lancés dans les suppositions insensées, les hypothèses absurdes qui, pendant des heures, les font parler, bercés de fabuleux espoirs. La volière est ouverte : les rêves les plus saugrenus vont s’envoler. Ils imaginent des marchés impossibles, des conditions stupéfiantes que le général en personne vient leur proposer — donnant, donnant — contre leur libération. Et si formidables que soient ces conditions, ils acceptent toujours.

De supposition en supposition, ils en arrivent à offrir un membre, à sacrifier un peu de leur peau pour sauver le reste. Chacun choisit sa blessure : un œil, une main, une jambe.

— Mi, dit Broucke en se grattant, j’donnero min pied gauche… J’in o pas besoin, d’min pied pour travailler à ch’cuve… Et pis, vaut cor mieux rintrer à cloche-pied que point rintrer du tout.

— J’aimerais mieux avoir un œil crevé, moi, dit Fouillard. À quoi que ça sert, d’abord, d’avoir deux yeux ? Tu vois aussi bien avec un… Tu vois même mieux, à preuve que t’en fermes un pour mieux viser.

Ils discutent posément, raisonnablement, chacun faisant valoir ses préférences, et en petites phrases honnêtes ils taillent dans leur chair vive, ils débitent tranquillement leur corps par membres, en choisissant soigneusement l’endroit.

— Non, un œil ça ne se touche pas, dit Sulphart qui a des principes. Une bonne jambe assez amochée,c’est ce qu’il y a de mieux. Seulement, comme si t’attends les brancardiers t’es sûr de cramser sur l’tas, voilà comment que j’ferais.

Il prend deux lebels aux culasses emmaillotées de flanelle et, sa crosse sous l’aisselle, s’en servant comme de béquilles, il se met à sautiller dans le gourbi, une jambe morte, en geignant d’une voix aiguë :

— Houla ! Houla !… Laissez-moi passer, les gars…

Il a minutieusement réglé sa scène d’évacuation jusqu’au ton de ses cris, glapissants et plaintifs. Mais tout cela ne convainc pas le ch’timi têtu :

— C’est cor el’pied qui vaut l’mieux.

— Eh bien, moi, dit le père Hamel, je veux leur laisser ni pied, ni patte, ni rien… Et le Boche qui voudra m’avoir, faudra pas qu’il s’y reprenne à deux fois ; sans cela, je lui crève le ventre, comme à celui de Courcy.

Ils se taisent, songeurs. Se voient-ils déjà courant dans la plaine, tête enfoncée, courbant le dos sous la mort qui siffle ?

Sulphart et Vairon parlent tout bas :

— Moi, j’ai repéré un trou d’obus, près du ruisseau… Si je vois que l’attaque loupe, je m’planque dedans et j’attends le soir.

— Si on leur paume leurs tranchées, y aura du fricot… Ça fait longtemps que je voudrais une jumelle boche ou un revolver… Après Montmirail, j’en ai vendu un vingt balles à un automobiliste.

Bréval sort de sa méditation morose :

— Ça ne fait rien, dit-il en déroulant ses molletières, on n’en reviendra pas tous…

Près de lui Broucke retire ses godillots.

— Tu sais bien que c’est défendu de se déchausser, lui dit-il. S’il y avait une alerte ?

— J’iro à pied d’bas, lui répond tranquillement le ch’timi en posant sur sa musette sa tête ébouriffée aux cheveux de lin.

Hamel et Vairon, qui ont des trous individuels, sortent du gourbi, et, sous la toile de tente qu’ils soulèvent, entre un peu de nuit froide et noire.

— Ça va encore pincer dur, me dit Fouillard qui enfonce son passe-montagne. Tu me réveilleras, hein ? on prend ensemble.

Je ne veux pas dormir : j’aurais à peine le temps de fermer les yeux. Je prends mon sac à patates et j’y glisse mes jambes pour ne pas avoir froid. Puis, la couverture tirée jusqu’aux yeux, les mains sous les aisselles, je regarde rêveusement sautiller la flamme de la bougie qui meurt. Je reconnais la voix de Sulphart, qu’une fureur impuissante tient éveillé.

— Ce qui me fout à ressaut, explique-t-il au petit Belin, c’est d’aller me faire fendre la gueule pour aller prendre trois champs de betteraves qui ne servent à rien… Qu’est-ce que tu veux qu’ils en foutent, de leur petit bois qui est dans un creux ? C’est pour le plaisir de faire descendre des bonshommes, quoi !…

Le monologue du rouquin doit bercer le gosse comme une chanson de maman. Et sa voix endormie répond :

— Cherche pas à comprendre, va, cherche pas à comprendre.

Les autres voix ont bourdonné un instant, puis se sont tues. Ils dorment à présent. Redressé sur le coude, je les regarde, à peine distincts ; je les devine plutôt.Ils dorment, sans cauchemar, comme les autres nuits. Leurs respirations se confondent : lourds souffles de manœuvres, sifflements de malades, soupirs égaux d’enfants. Puis il me semble que je ne les entends plus, qu’elles se perdent aussi dans le noir. Comme s’ils étaient morts… Non, je ne peux plus les voir dormir. Le sommeil écrasant qui les emporte ressemble trop à l’autre sommeil. Ces visages détendus ou crispés, ces faces couleur de terre, j’ai vu les pareils, autour des tranchées, et les corps ont la même pose, qui dorment éternellement dans les champs nus. La couverture brune est tirée sur eux comme le jour où deux copains les emporteront, rigides. Des morts, tous des morts… Et je n’ose dormir, ayant peur de mourir comme eux.

Brusquement, Bréval se réveille avec un cri rauque et se dresse, effaré. Il reste un instant assis appuyé sur ses bras raides, pas encore dégagé du mauvais rêve. Il se force à rire.

— Sans blague, je rêvais que les Boches…

Une voix grogne. Les autres ne se sont pas réveillés.

— Alors quoi, personne n’a soufflé la chandelle ? Je m’en fous, je la laisse…

Il s’étend, se ramasse, se rendort. La bougie à sa fin éclaire soudainement le gourbi d’une flamme plus haute, la dernière… Tout est noir…

Je les envie, maintenant. On est si bien, ici, à l’abri, les pieds chauds, les membres lâches. Dormir… après-demain ? Baste ! c’est encore loin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelqu’un a écarté la toile de tente :

— Jacques… Fouillard… Il est l’heure.

Déjà !… Je secoue Fouillard qui grogne, nos mains tâtonnent à la recherche des fusils. Nous sortons. Qu’il fait froid ! Le camarade qui m’a réveillé claque des dents, sous sa couverture mise en capuchon.

— Rien de neuf ?

— Non… Une patrouille va sortir… Bonsoir.

On ne voit rien ; dans la tranchée obscure on ne peut distinguer les gabions des guetteurs somnolents. Je glisse mon fusil dans le créneau. Trois heures à passer là…

Par-dessus le parapet, on ne voit pas à dix pas. Le regard fouille les ténèbres jusqu’au réseau enchevêtré où titubent les pieux, puis se perd. Hébété, je regarde sans voir. Je regarde la nuit et j’ai froid. Cela me glisse le long des bras comme un vent glacé, et me pénètre. Je me mets alors à danser d’un pied sur l’autre, en serrant bien ma couverture.

Quand on sort du gourbi, le froid vous mordille le menton, vous pique le nez comme une prise, il vous amuse. Puis il devient mauvais, vous grignote les oreilles, vous torture le bout des doigts, s’infiltre par les manches, par le col, par la chair, et c’est de la glace qui vous gèle jusqu’au ventre. Frissonnant, on danse.

Un long piétinement se rapproche, un cliquetis d’armes. C’est la patrouille qui va sortir. Les hommes portent d’énormes cisailles au cou, comme les vaches suisses portent leurs cloches.

— Tu parles d’un business, dit le premier qui grimpe : il faut ramener chacun un bout de fil de fer boche, pour montrer qu’on y est allé… Comment qu’on va déguster !

Pesamment, ils escaladent le parapet, cherchent lachicane et s’éloignent, le dos voûté. Le silence retombe sur notre fosse obscure. Des veilleurs parlent à voix basse. Sous une toile de tente, glisse un mince fil de lumière : on doit faire du vin chaud.

On entend monter des gourbis la respiration de ceux qui dorment : on dirait que la tranchée geint comme un enfant malade. Transi, je me remets à danser comme un ours devant mon créneau noir, sans penser à rien qu’à l’heure qui s’écoule. Nez à nez, les bras croisés, les hommes sautillent pesamment en bavardant, ou battent la semelle d’un rythme régulier. La nuit s’anime de ce bruit cadencé. Dans le cheminement, dans le boyau, la terre gercée résonne sous tous ces pieds cloutés. Toute la tranchée danse, cette nuit. Tout le régiment danse, cette veille d’attaque, toute l’armée doit danser, la France entière danse, de la mer jusqu’aux Vosges… Quel beau communiqué pour demain !

Fatigué, je ne saute plus. Accoudé au parapet, je pense vaguement à des choses… Puis ma tête tombe tout d’un coup et je me redresse… C’est bête, je m’endormais. Je regarde ma montre à mon poignet : encore deux heures. Jamais je ne pourrai attendre minuit, jamais. J’écoute, avec envie, le ronflement d’un camarade qui « en écrase » dans son trou. Si je pouvais me glisser près de lui, sur la paille tiède, la tête sur son oreiller de sacs à terre, et dormir… Mes yeux se ferment délicieusement en y pensant…

Non, pas de blague… Je me secoue et me force à regarder le trou noir du créneau, où l’on ne voit jamais rien. C’est trop tranquille, aussi, pas un obus ; on dirait que les Allemands sont partis.

Tac ! Un coup de feu claque sec, venant des lignes boches. Puis un autre, aussitôt… Les hommes qui rêvassaient à leur créneau se sont brusquement redressés. Nous écoutons, anxieux. Un instant se passe, puis quelques coups de feu partent à la débandade, et la fusillade gagne en crépitant.

— Ils tirent sur la patrouille !

Une fusée ennemie tire son trait blanc et éclate. Une autre siffle à droite, puis à gauche, et leurs yeux fulgurants, balancés par le vent, épient la plaine réveillée. Rien n’y bouge, les nôtres sont planqués.

Face à nous, toute la ligne allemande tire : les balles miaulent au-dessus de la tranchée, très bas, et plusieurs claquent sur le parapet, comme des coups de fouet. Dans ce bruit de fusillade, le crépitement régulier d’une mitrailleuse domine, exaspérant. Gare ! une fusée verte ! les Boches demandent l’artillerie. Nous attendons, un peu plus courbés derrière nos créneaux.

Cinq coups éclatent, en gerbes rouges, cinq shrapnells bien en ligne. Leur lueur soudaine éclaire les dos ronds et les têtes qui s’enfoncent. Dans la plaine, dispersés, des obus éclatent, percutants et fusants. Quelques minutes de fracas et, sans raison, tout se tait ; le canon a passé sa colère. La fusillade aussi s’est arrêtée.

— Faites passer, ne tirez pas… La patrouille est dehors, commande une voix.

— Faites passer, ne tirez pas.

Le commandement arrive, passe, s’éloigne. Nous guettons, nous écoutons… Clac ! À quelques pas, un coup de feu brise le silence. Mais il est fou, celui-là ? Clac ! Encore un…

— Ne tirez pas, bon Dieu ! crie le sergent Berthier qui est sorti de son gourbi. C’est la patrouille qui rentre.

Au même instant j’entends dans les ténèbres une voix qui grelotte. On dirait qu’on chante… Mais oui, c’est une chanson :

Je veux revoir ma Normandie…

Derrière moi, Fouillard rit. Et je ris aussi malgré moi, le cœur serré. C’est tragique et burlesque cette romance bredouillée dans le noir. La voix se rapproche et cesse de chanter :

— Ne tirez pas… Verneau, de la quatrième… Patrouille.

Mais un autre, plus loin, a repris le refrain, d’une voix étouffée :

ma Normandie,
C’est le pays qui m’a donné le jour…

Plus loin encore, on en entend un troisième qui siffle, perdu dans les champs d’ombre :

En avant la Normandie !

Partout, dans les champs noirs, on entend les voix assourdies qui fredonnent et des sifflotements peureux, au ras des champs. C’est comme un retour de foire, saisissant et bouffon. Pour se garder d’une ruse des Allemands, qui peuvent avoir surpris le mot, on a ordonné aux patrouilles de chanter des airs du pays, pour se faire reconnaître. Et rampant dans les bette-raves dures, se traînant, ils chantent. Leurs voix étranglées rôdent, de l’autre côté de la broussaille barbelée ; ils cherchent la chicane…

— Par ici, les gars !…

Un homme saute dans la tranchée.

— Y en a de mouchés ?

— Je ne sais pas… Ils nous ont entendus, les vaches. C’était forcé, avec leur saloperie de cisailles qui s’entendent à une lieue.

D’autres se laissent glisser dans notre trou, l’arme à la main. On distingue un groupe sombre qui s’avance lentement.

— Ne tirez pas. Un blessé.

Par-dessus le parapet, on leur tend la main. Péniblement ils font descendre leur camarade qui geint. Il se tient courbé en deux, comme cassé, touché aux reins.

— On en a laissé un autre près du ruisseau… Une balle en pleine tête. Tu parles que leur mitrailleuse tirait bas.

On entend encore une voix égarée qui chantonne. Elle se rapproche enfin. Un saut dans la tranchée. Plus rien.

— Tout le monde est rentré attention, fait passer Berthier.

— Tout le monde est rentré, répètent les guetteurs.

Dans un gourbi, derrière moi, des voix discutent :

— Après c’te patrouille-là, ils vont se douter de quelque chose… On va encore être bonards… Et le troisième bataillon, pourquoi qu’il n’attaque pas ?

J’écoute avec peine, je m’engourdis. Encore une heure un quart… Je vais compter jusqu’à mille, celafera bien un quart d’heure. Après je n’aurai plus qu’une heure à tirer.

Mais cela m’endort, ce chapelet de chiffres bêtes. Pour me tenir éveillé, je veux penser à l’attaque, notre course folle dans la plaine, la chaîne d’hommes qui se brise maille à maille ; je veux me faire peur. Mais non, je ne peux pas. Ma tête lourde ne m’obéit plus. Mon esprit engourdi se perd en titubant dans une rêverie confuse.

La guerre… Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix… Tout cela défile, se mêle, se confond. La guerre…

Il me semble que ma vie entière sera éclaboussée de ces mornes horreurs, que ma mémoire salie ne pourra jamais oublier. Je ne pourrai plus jamais regarder un bel arbre sans supputer le poids du rondin, un coteau sans imaginer la tranchée à contre-pente, un champ inculte sans chercher les cadavres. Quand le rouge d’un cigare luira au jardin, je crierai peut-être : « Eh ! le ballot qui va nous faire er’repérer !… » Non, ce que je serai embêtant, avec mes histoires de guerre, quand je serai vieux !

Mais serai-je jamais vieux ? On ne sait pas… Après-demain… Ce qu’ils ronflent, les veinards ! Un coin de paille n’importe où, ma couverture, je n’envie plus que cela. Dormir.

Dans un demi-sommeil, ma pensée vacillante ébauche une idylle burlesque, une sorte de songe inconscient que je ne comprends pas. J’ai rejoint lajeune fille à l’entrée de son cantonnement et, lui montrant la campagne d’un geste autoritaire, je lui fixe le rendez-vous.

— Devant vous, à douze cents mètres une meule de paille… À deux doigts à gauche, un arbre en boule… Et militairement, les pieds en équerre, la jeune fille me répond en saluant :

— Vu…

Ce qu’il fait froid !… Et noir… Pourquoi sommes-nous là, tous ?… C’est bête. C’est triste. Ma tête penche, tombe… J’ai peur de dormir… Je dors…