Les Décembristes/Fragment3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 289-304).


TROISIÈME FRAGMENT

VARIANTE DU PREMIER CHAPITRE

Le 2 août 1817, le litige entre les paysans du Trésor[1] du village Izlegostchï et M. Tchernichov, au sujet d’un terrain, était tranché, au sixième département du Sénat[2], au profit des paysans, contre Tchernichov. Cette décision était pour lui un événement malheureux, grave, inattendu. Cette affaire traînait depuis cinq ans. Commencée par le délégué du riche village de trois mille habitants, Izlegostchï, les paysans l’avaient gagnée au tribunal du district. Mais sur le conseil d’un serf, homme d’affaires, Ilia Mitrofanov, acheté chez le prince Saltikov, le prince Tchernichov porta l’affaire au tribunal de province et la gagna ; en outre six des paysans d’Izlegostchï, qui avaient injurié l’arpenteur, étaient mis en prison.

Après cela, le prince Tchernichov, avec son insouciance habituelle, ne s’occupa plus de rien, d’autant plus qu’il savait pertinemment qu’il n’ « usurpait » point de terre aux paysans, comme il était dit dans leur requête. Si la terre était « usurpée », c’était par son père et, depuis, plus de quarante ans s’étaient écoulés. Il savait que les paysans d’Izlegostchï vivaient très bien sans cette terre, qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils s’étaient montrés pour lui de bons voisins et il ne pouvait comprendre pourquoi, maintenant, ils étaient si montés contre lui. Il était persuadé de n’avoir offensé personne ni d’avoir voulu le faire ; il avait toujours vécu en paix avec tous et ne désirait que cela, c’est pourquoi il ne pouvait croire qu’on eût le désir de l’offenser. Il abhorrait le dédale de la procédure, et ne fit aucune démarche au Sénat, malgré les conseils et les exhortations d’Ilia Mitrofanov, son homme d’affaires. Il laissa passer le délai de l’appel et perdit l’affaire au Sénat ; il la perdit si bien qu’il ne lui restait que la ruine. D’après l’arrêt du Sénat, non seulement on lui prenait cinq mille déciatines de terre, mais pour la possession illicite de cette terre il devait verser aux paysans cent sept mille roubles. Le prince Tchernichov possédait huit mille âmes, mais tous ses domaines étaient hypothéqués, et il avait beaucoup de dettes. Ce jugement le ruinait ainsi que toute sa nombreuse famille. Il avait un fils et cinq filles. Il se ressaisit quand il était déjà tard pour faire des démarches au Sénat.

Selon Ilia Mitrofanov il n’y avait qu’un moyen de salut : donner la requête à l’Empereur et transmettre l’affaire au Conseil d’empire. Pour cela il fallait solliciter personnellement quelques ministres et des membres du Conseil, et, ce qui serait encore mieux, l’Empereur lui-même. Une fois convaincu, le prince Grigori Ivanovitch quitta en automne 1817, son domaine préféré, Stoudienetz, où il vivait, sans bouger, avec sa famille, et partit à Moscou. Il partit à Moscou et non à Pétersbourg parce que, cet automne, l’Empereur, avec toute sa cour, tous les grands dignitaires et une partie de la garde, où servait le fils de Grigori Ivanovitch, devait venir à Moscou pour poser la première pierre de la cathédrale du Saint-Sauveur érigée en commémoration de la retraite des Français de la Russie.

Dès le mois d’août, aussitôt après la terrible nouvelle de la décision du Sénat, le prince Grigori Ivanovitch prépara son départ pour Moscou. Le majordome fut envoyé à l’avance pour préparer son hôtel de l’Arbate, avec un convoi de meubles, de domestiques, de chevaux, de voitures, de provisions.

En septembre, le prince avec toute sa famille, dans sept voitures — conduites par ses propres chevaux, arriva à Moscou et s’installa dans son hôtel. Les parents, les connaissances, les amis de province et de Pétersbourg, commençaient à arriver à Moscou. La vie à Moscou avec ses plaisirs, l’arrivée du fils, les sorties des filles et les succès de l’aînée Alexandra, la seule blonde parmi toutes les brunes Tchernichov, ont tant occupé et distrait le prince, que, tout en dépensant peut-être le seul argent qui lui resterait après avoir tout payé aux paysans, il oubliait son affaire. Il était même contrarié quand Ilia Mitrofanov lui en parlait, et il n’entreprenait encore rien pour la mener à bien. Ivan Mironovitch Baouchkine, le délégué principal des paysans qui, avec tant d’opiniâtreté, avait mené l’affaire au Sénat contre le prince, lui qui connaissait tous les tours et détours pour arriver aux secrétaires et chefs de bureau, lui qui avait si intelligemment distribué à Pétersbourg les dix mille roubles réservés par les paysans pour les pots de vin, lui aussi cessait ses démarches et retournait au village, où, avec l’argent reçu en récompense, joint à celui qui lui restait des pots de vin, il acheta un bois chez le propriétaire voisin et y installa un bureau. L’affaire était maintenant décidée par le tribunal supérieur et devait marcher d’elle-même.

Parmi toutes les personnes mêlées à cette affaire, elle n’inquiétait plus que les six paysans emprisonnés depuis déjà sept mois, et leurs familles, restées sans chefs. On ne pouvait rien pour eux. Ils étaient internés dans la prison de Kraznoslobotsk et leurs familles tâchaient à se tirer d’affaire sans eux. On ne pouvait prier personne. Ivan Mironovitch lui-même, déclara qu’il ne pouvait se charger de telles démarches, que ce n’était pas l’affaire de la commune, qu’il ne s’agissait pas d’une affaire civile mais d’une affaire criminelle. Les paysans restèrent en prison et personne ne tenta rien en leur faveur.

Mais seule la famille de Mikhaïl Guerrasimitch, surtout la vieille femme Tikhonovna, ne pouvait se faire à l’idée que son trésor, son vieux Guerrasimitch était en prison, le crâne rasé. Elle pria Mironovitch d’intervenir. Il refusa. Alors elle résolut d’aller elle-même prier Dieu pour son vieux. Depuis une année déjà elle avait promis d’aller prier les reliques des saints, mais toujours, faute de temps et peu désireuse de confier le ménage à ses jeunes brus, elle remettait à l’année prochaine.

Mais quand arriva le malheur, quand Guerassimitch fut mis en prison, elle se rappela sa promesse, laissa là le ménage et, avec la femme du diacre de leur village, se prépara à partir en pèlerinage. Elles allèrent d’abord à la ville du district, à la prison où était le vieux, et lui remirent des chemises ; de là, en traversant le chef-lieu, elles se rendirent à Moscou.

En route Tikhonovna raconta son malheur. La femme du diacre lui conseilla de prier le tzar qui, avait-on dit, serait à Penza, et elle lui raconta plusieurs cas de grâces. À Penza les pèlerines reconnurent que ce n’était pas le tzar qui venait d’arriver, mais son frère, le grand-duc Nicolas Pavlovitch. À la sortie de la cathédrale de Penza, Tikhonovna se mit en avant, tomba aux genoux du grand-duc et le supplia d’intercéder pour son mari. Le grand-duc fut étonné ; le gouverneur de la province se fâcha et la vieille fut emmenée au poste. Le lendemain Tikhonovna fut remise en liberté, et partit plus loin, au couvent de la Trinité. Tikhonovna fit ses dévotions à l’église et communia chez le père Païssi. À confesse, elle lui raconta son malheur et avoua qu’elle avait remis une supplique au frère du tzar. Le père Païssi lui dit que ce n’était point un péché, qu’il n’est pas péché de supplier le tzar pour une affaire juste et lui donna l’absolution.

À Khotkov, elle alla visiter une innocente qui lui conseilla d’implorer le tzar lui-même.

Au retour, Tikhonovna, avec la femme du diacre, passa à Moscou, pour visiter les reliques. Elle apprit que le tzar était à Moscou, et elle pensa que c’était Dieu lui-même qui lui ordonnait de le supplier. Il fallait seulement écrire la supplique. À Moscou, les pèlerines s’arrêtèrent dans une auberge. Elles demandèrent à passer la nuit, on les laissa. Après le souper, la femme du diacre se coucha sur le poêle, et Tikhonovna, mettant son sac sous sa tête, s’allongea sur le banc et s’endormit. Le matin, à l’aube, Tikhonovna se leva et éveilla la femme du diacre. Dans la cour le portier l’interpella :

— Tu t’es levée matin, grand’mère !

— Avant que nous soyons rendues, mon cher, le service commencera, — répondit Tikhonovna.

— Dieu te bénisse, grand’mère.

— Que Christ te sauve ! dit-elle.

Et les pèlerines se dirigèrent vers le Kremlin.




Après avoir entendu les matines et la messe et baisé la sainte icône, les vieilles, en trouvant à grand peine le chemin, arrivèrent à la maison des Tchernichov. La femme du diacre disait que la vieille dame lui avait ordonné de venir absolument et qu’elle recevait toutes les pèlerines.

— Et là-bas nous trouverons un brave homme qui écrira la supplique, avait-elle ajouté. Les pèlerines s’étaient mises à errer dans les rues, en demandant leur chemin ; la femme du diacre y était allée une fois, mais elle l’avait oublié. Deux fois on faillit les écraser ; on criait après elles, on les invectivait ; une fois le gardien prit la femme du diacre par l’épaule et la poussa en lui défendant de passer dans cette rue et la dirigea dans des ruelles. Tikhonovna ne soupçonnait pas qu’on les avait chassées de Vozdvijenka parce que, dans cette rue même, devait passer le tzar objet de ses pensées, à qui elle voulait écrire et remettre la supplique.

La femme du diacre marchait comme toujours d’un pas lourd et fatigué. Tikhonovna avait, comme à l’ordinaire, l’allure rapide et légère d’une jeune femme. Les pèlerines s’arrêtèrent près de la porte cochère. La femme du diacre ne reconnaissait pas la cour. Il y avait une izba neuve qui ne s’y trouvait pas autrefois. Mais quand la femme du diacre aperçut le puits avec la pompe, dans le coin de la cour, elle la reconnut.

Les chiens se mirent à aboyer et à se jeter sur les vieilles qui tenaient un bâton.

— C’est rien, petite tante, ils ne mordent pas. Hou ! les canailles ! cria le portier aux chiens qu’il menaça d’un balai. Voilà, eux-mêmes sont du village et ils se jettent sur les campagnardes. Venez par ici, autrement vous allez vous tremper. Dieu n’envoie pas de gelée.

La femme du diacre, effrayée par le chien, pour provoquer la pitié, en geignant, s’assit sur un petit banc, près de la porte, et demanda au portier de la conduire. Tikhonovna salua le portier, et s’appuyant sur son bâton, les pieds écartés, elle s’arrêta près d’elle, comme toujours regardant tranquillement devant elle en attendant le portier qui s’approchait.

— Que voulez-vous ? — demanda-t-il.

— Ne m’as-tu pas reconnue, mon cher ! Tu es Egor, n’est ce pas ? — dit la femme du diacre. — Nous avons été voir les reliques et maintenant nous venons chez Son Excellence.

— D’Izlegostchi ? — demanda le portier. — Vous êtes la femme du vieux diacre ? Comment donc. Bien, bien. Entrez dans l’izba. Chez nous on reçoit, on ne refuse personne. Et celle-ci qui est-ce ? — Il désignait Tikhonovna.

— Aussi d’Izlegostchi, la femme de Guerassime, Fadéiéva.

— Tu connais, je pense ? répondit Tikhonovna. Je viens aussi d’Izlegostchi.

— Ah oui ! Mais quoi, on dit qu’on a mis le vôtre en prison !

Tikhonovna ne répondit rien, elle soupira seulement, et d’un mouvement brusque ajusta sur son dos son sac et sa pelisse.

La femme du diacre demanda si la vieille dame était à la maison. Sur la réponse affirmative elle pria de les annoncer. Puis elle s’informa de son fils qui, par la bonté du prince, était fonctionnaire à Pétersbourg. Le portier ne savait rien. Il les conduisit dans l’izba des domestiques, en passant sur les planches placées dans la cour. Les vieilles entrèrent dans l’izba pleine de gens, de femmes, d’enfants, de vieux et de jeunes domestiques, et prièrent en tournant leurs regards vers le coin saint. La blanchisseuse et la femme de chambre de la vieille dame reconnurent aussitôt la femme du diacre. Elles l’entourèrent en l’accablant de questions. On lui prit son sac, on l’installa devant la table et on lui offrit à manger. Cependant, Tikhonovna, se signant devant les icônes et saluant tout le monde, était debout près de la porte et attendait l’invitation.

Près de la porte et de la première fenêtre, un vieillard, assis, cousait des bottes.

— Assieds-toi, grand’mère. Pourquoi restes-tu debout ? Assieds-toi. Ôte ton sac, — dit-il.

— On ne peut pas se retourner comme ça ; où s’asseoir ? Conduis-la dans l’izba des ouvriers ; — dit quelqu’un.

— En voilà une dame de Chalmet, — fit un jeune valet en montrant les petits coqs dans le dos du touloupe de Tikhonovna. — Et quels bas ! quels souliers !

Il montrait les lapti, une nouveauté pour Moscou.

— Tu en auras de pareils, Paracha.

— Eh bien ! s’il faut y aller, allons. Viens, je te conduirai. — Et le vieux, posant son alène, se leva.

Mais apercevant une fillette, il lui cria de conduire la vieille dans l’autre izba.

Non seulement Tikhonovna ne faisait pas attention à ce qu’on disait et faisait autour d’elle, elle ne voyait et n’entendait rien. Depuis qu’elle avait quitté sa maison, elle était pénétrée de la nécessité de travailler pour Dieu et d’une autre nécessité, venue en son âme elle ne savait elle-même quand : la nécessité de transmettre la supplique. En sortant de l’izba des domestiques, elle s’approcha de la femme du diacre et lui dit :

— N’oublie pas mon affaire, au nom du Christ, mère Paramonovna. Demande s’il n’y a pas quelqu’un.

— Que veut-elle, la vieille ?

— Voilà, on lui a fait une injustice et les gens lui ont conseillé de remettre une supplique au tzar.

— Alors il faut la conduire tout droit au tzar, — dit le valet en plaisantant.

— Ah ! quel imbécile ! fit le vieux cordonnier. Si je prends une forme, je ne regarderai pas à ton habit. Alors tu apprendras à te moquer des vieillards !

Le valet commença à murmurer ; mais sans l’écouter, le vieux emmena Tikhonovna.

Tikhonovna était contente de n’être plus dans l’izba des domestiques, elle préférait celle des cochers.

Dans l’izba des domestiques, tout était trop propre, tout le monde était propre et Tikhonovna se sentait mal à l’aise.

L’izba des cochers était plus semblable à celles des paysans. Tikhonovna s’y trouvait mieux.

Cette izba, construite en sapin, avait huit archines avec un grand poêle, des bancs, un plancher neuf taché de boue.

Quand Tikhonovna entra dans l’izba, une cuisinière, une serve, blanche, rouge, grasse, les manches de sa robe de coton retroussées, à grand peine remuait avec des pincettes le pot dans le four. Il y avait aussi un jeune cocher qui apprenait à jouer de la balalaïka, un vieux à barbe blanche, assis sur la planche, pieds nus et qui, tenant de la soie entre ses lèvres, cousait quelque chose de fin et de joli ; un jeune homme ébouriffé, brun, en chemise et pantalon bleu, le visage grossier, était assis sur un banc, près du poêle, et, la tête appuyée sur ses mains, accoudé sur les genoux, il mâchait du pain.

La petite Nastia, pieds nus, les yeux brillants, accourut à pas légers devant la vieille, poussa la porte collée par la vapeur et grinça de sa voix aiguë :

— Tante, Marina ! Simonitcht a envoyé cette vieille. Elle ordonne de lui donner à manger. Elle est de notre pays. Avec la vieille Paramonovna, elle est allée aux saintes reliques. Paramonovna boit du thé. Vlasslievna en a envoyé chercher…

La petite bavarde ne s’arrêta pas de sitôt. Les paroles coulaient d’elles-mêmes. On voyait qu’elle éprouvait du plaisir à entendre sa voix. Mais Marina tout en sueur près du poêle et qui n’avait pu déplacer le pot de stchi[3], cria après elle !

— Ah ! diable ! Assez bavarder. Quelle vieille faut-il encore nourrir ? On peut à peine rassasier les siens. Que le diable l’emporte ! cria-t-elle au pot, qui faillit tomber en le remuant d’où il était.

Mais se calmant pour le pot, elle se retourna et aperçut Tikhonovna proprette, avec son sac et son habit de campagnarde, qui se signait et saluait du côté des icônes. Aussitôt elle eut honte de ses paroles, et comme remise de ses préoccupations, elle toucha sur sa poitrine les boutons de son corsage, et vérifia s’ils étaient bien boutonnés. Puis elle tira en arrière le nœud du fichu qui couvrait sa tête pommadée et s’arrêta, appuyée sur les pincettes, en attendant le salut de la proprette vieille.

Ayant salué très bas pour la dernière fois, Tikhonovna se tourna et salua de trois côtés.

— Que Dieu vous aide ! Bonjour, — dit-elle.

— S’il vous plaît, petite tante, — fit le tailleur.

— Merci, grand’mère, ôte ton sac. Tiens : ici, ici, dit la cuisinière en désignant le banc où était assis l’homme ébouriffé. — Écarte-toi un peu, hein ! On dirait qu’il est cloué !

Le garçon ébouriffé fronça les sourcils encore plus méchamment et se leva. Il s’éloigna sans quitter des yeux la vieille et en continuant à mâcher. Le jeune cocher salua, cessa de jouer et se mit à accorder sa balalaïka, en regardant, tantôt le vieux, tantôt le tailleur, ne sachant quelle attitude prendre envers la vieille. Il se demandait s’il fallait être respectueux parce que la vieille était habillée comme sa mère et sa grand’mère (c’était un postillon pris parmi les paysans), ou moqueur, ce qui lui semblait conforme à sa situation actuelle, son cafetan bleu et ses bottes. Le tailleur, clignant un œil, semblait sourire en tirant l’aiguillée de soie de sa bouche : il regardait aussi. Marina préparait un autre pot ; malgré cette occupation elle observait la vieille, son habileté pour ôter le sac en ne touchant personne et le mettre sous le banc. Nastenka accourut près d’elle et l’aida : elle tira de dessous le banc les bottes qui empêchaient le sac de s’y loger.

— Oncle Pancrate, fit-elle à l’homme à l’air sombre, je mettrai les bottes ici. Ça ne fait rien ?

— Le diable les emporte ! Jette-les même dans le poêle ! — fit-il en les lançant dans un coin.

— C’est bien, Nastka, tu es sage, — dit le tailleur. Il faut toujours soigner un voyageur.

— Que Christ te sauve, ma fille. C’est bien, dit Tikhonovna. Seulement on te dérange, mon cher, — s’adressa-t-elle à Pancrate.

— Ce n’est rien.

Tikhonovna s’assit sur le banc, ôta son pardessus, le plia soigneusement, et commença à se déchausser. D’abord elle dénoua les cordes, qu’elle-même avait soigneusement préparées pour le pèlerinage ; ensuite, avec précaution, elle enleva ses chaussons de feutre blanc, les plia et les mit dans le sac. Au moment où elle déchaussait le second pied, la maladroite Marina accrocha de nouveau le pot qui se renversa, et de nouveau elle se mit à injurier quelqu’un en essayant de le rattraper avec les pincettes.

— Évidemment le fond est brûlé, ma fille. Il faudrait le réparer, — dit Tikhonovna.

— En ai-je le temps ! On prépare deux fois le pain par jour. On tire l’un, on met l’autre.

À propos de la plainte de Marina sur le pain et le fond du pot brûlé, le tailleur se mit à défendre les habitudes de la maison de Tchernichov et raconta qu’on était arrivé à l’improviste à Moscou, que toute l’izba et le poêle avaient été construits en trois semaines, qu’il y avait une centaine de domestiques et qu’il fallait préparer à manger pour tous.

— C’est connu. Beaucoup de soucis. Une grande maison ! confirma Tikhonovna.

— D’où Dieu vous amène-t-il, grand’mère ? — demanda le tailleur.

Tikhonovna, tout en finissant de se déchausser, raconta d’où elle venait, et comment elle retournait chez elle. Elle ne parla pas de la supplique. La conversation ne cessait pas. Le tailleur apprit tout ce qui concernait la vieille, et celle-ci apprit tout de la maladroite et belle Marina : elle apprit que c’était la cuisinière, femme d’un soldat, que le tailleur confectionnait des cafetans pour les cochers ; que la fillette, une orpheline, faisait les commissions ; que le sombre Pancrate était domestique de l’intendant Ivan Vassilievitch.

Pancrate sortit de l’izba en claquant la porte. Le tailleur expliqua que c’était un homme grossier, mais qu’aujourd’hui il était pire, parce que chez l’intendant il avait cassé quelque objet sur la fenêtre et que, pour ce fait, on allait le fouetter à l’écurie. Voilà : Ivan Vassilievitch va venir et on le fera fouetter. Elle sut enfin que le petit cocher avait été pris chez les paysans pour être postillon, mais qu’étant devenu grand, il n’avait plus qu’à nettoyer les chevaux et jouer de la balalaïka, et qu’il n’était pas très fort…

  1. Se reporter à la note 2, page 272.
  2. En Russie, le Sénat joue le rôle d’instance judiciaire suprême.
  3. Stchi : sorte de soupe aux choux.