Les Décembristes/Fragment2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 272-288).


DEUXIÈME FRAGMENT

VARIANTE DU PREMIER CHAPITRE

L’affaire « de l’usurpation par Ivan Apikhtine, lieutenant de la garde en retraite, propriétaire du district de Krasnoslobotsk, province de Penza, de quatre mille déciatines[1] de terre, aux paysans du Trésor[2] voisins du village Islégostchi » en première instance du tribunal du district, et sur la demande du délégué des paysans, Ivan Mironov, était jugée au profit des paysans ; et un énorme terrain, partie en bois, partie labourée, déboisée par les serfs d’Apikhtine, devenait, en 1815, la propriété des paysans, et en 1816, ils ensemencèrent ce terrain et recueillirent la récolte. Cette issue injuste, en faveur des paysans, surprit tous les voisins, même les paysans. Ce succès ne pouvait s’expliquer que par ce fait : Ivan Petrovitch Apikhtine, homme doux et pacifique par excellence, qui ne voulait pas, pour cette affaire, s’en remettre aux tribunaux, convaincu de son droit, n’avait pris aucune mesure contre les agissements des paysans. Ivan Mironov, le délégué de ceux-ci, un homme sec, au nez aquilin, qui savait lire et écrire, ancien maire et percepteur des impôts, demanda aux paysans cinquante kopeks par âme et distribua très intelligemment cet argent en cadeaux et mena fort habilement cette affaire. Aussitôt après la décision du tribunal du district, Apikhtine vit le danger. Il donna sa procuration à un homme d’affaires habile, un affranchi, Ilia Mitrofanov, qui déposa en instance supérieure un appel contre la décision du tribunal du district. Ilia Mitrofanov arrangea si bien les choses que malgré toutes les ruses du délégué des paysans, Ivan Mironov, malgré les cadeaux importants qu’il donna aux membres de la deuxième instance, le jugement était cassé et l’arrêt rendu au profit du propriétaire. La terre devait être reprise aux paysans, ce qui fut déclaré à leur délégué.

Ivan Mironov fit savoir à leur assemblée que les messieurs de la ville avaient pris parti pour le propriétaire et avaient tellement embrouillé l’affaire qu’on allait leur retirer la terre, mais que la cause du propriétaire n’était pas encore gagnée, car lui, Mironov avait déjà écrit une requête au Sénat, et un homme à lui dévoué, avait promis de tout y arranger, et qu’alors la terre serait pour toujours aux paysans. Mais pour cela, il leur demanda de donner un rouble par âme. Ils décidèrent de réunir l’argent et de remettre de nouveau leur cause à Ivan Mironov. Mironov prit l’argent et partit à Pétersbourg.

En 1817, la semaine sainte (Pâques était tard), quand le temps fut venu de labourer la terre, l’assemblée des paysans d’Izlégostchi, se mit à discuter afin de savoir s’il fallait ou non labourer le terrain en question. Pendant le carême, l’intendant était venu de la part d’Apikhtine avec l’ordre de ne pas labourer la terre et de se mettre d’accord avec lui sur les seigles ensemencés dans le terrain en litige qui, présentement, appartenait à Apikhtine.

Malgré cela, les paysans, précisément parce qu’ils avaient fait, en automne, les semailles sur le terrain en litige et qu’Apikhtine, ne voulant pas les léser, désirait se mettre d’accord avec eux, précisément, dis-je, à cause de cela, décidèrent de labourer la terre en litige avant toute autre.

Le jour même où les paysans partaient labourer les terres à Berestovskaïa, le jeudi saint, Ivan Petrovitch Apikhtine, qui faisait ses dévotions la semaine sainte et communiait de bonne heure le matin, était allé à l’église du village Izlégostchi sa paroisse.

Là, ne sachant rien, il causa amicalement avec le marguillier. Il se confessa l’après-midi et entendit les vêpres chez lui. Le matin, après avoir lu lui-même les commandements, à huit heures, il sortit de la maison. On l’attendait pour la messe. Debout dans le chœur, à sa place ordinaire, Ivan Petrovitch réfléchissait, plus qu’il ne priait, ce qui le rendait mécontent de lui-même.

Comme chez beaucoup de gens de ce temps et de tous les temps, ses idées religieuses étaient un peu vagues. Il avait déjà plus de cinquante ans. Il n’omettait jamais les rites, fréquentait l’église, faisait ses dévotions chaque année, instruisait sa fille unique dans les règles de la religion, mais si on lui eût demandé s’il croyait réellement, il n’aurait su que répondre. Aujourd’hui surtout il se sentait attiédi, et dans le chœur, au lieu de prier, il réfléchissait à l’étrangeté des choses de ce monde. Ainsi lui, presqu’un vieillard, il fait ses dévotions peut-être pour la quarantième fois, et il sait que tous ses familiers et ceux qui se trouvent à l’église le regardent comme un modèle, prennent exemple sur lui, il se croit obligé de montrer l’exemple de la dévotion, et il ne sait rien lui-même. Cependant le temps de mourir approche, et il ne sait absolument pas si ce qu’il montre aux autres est vrai. Il trouvait également étrange cette croyance générale — il la voyait — que les vieilles gens sont convaincus et savent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. (Lui-même avait longtemps pensé cela des vieux.) Et maintenant, lui, un vieillard, il ne sait absolument rien, il est frivole comme à vingt ans, mais à cet âge il ne s’en cachait pas, — ce qu’il fait à présent. Pendant le service, il lui vient, comme dans son enfance, le désir d’imiter le coq, ou de faire quelque autre sottise, mais, lui, vieillard, s’incline respectueusement en touchant les dalles du bout de ses vieux doigts, et le père Vassili paraît timide devant lui pour officier ; son zèle l’incite à bien servir.

« Et s’il savait quelles bêtises me viennent en tête. C’est un péché, un péché. Il faut prier, » — se dit-il quand commence le service. Et en se pénétrant bien du sens de la liturgie, il se met à prier. En effet, bientôt, transporté par la prière, il se rappelle ses péchés et tout ce de quoi il se repent. Un vieillard avenant, au crâne nu, avec une couronne de cheveux blancs épais, en lapti, en pelisse, avec une pièce blanche, neuve, au milieu du dos, entra à pas réguliers dans le chœur. Il le salua bas, secoua ses cheveux et alla déposer un cierge à l’autel.

C’était le marguillier Ivan Fédotov, un des meilleurs paysans du village Izlegostchi. Ivan Pétrovitch le connaissait. La vue de ce visage sévère, grave, suscita en Ivan Pétrovitch une nouvelle série de pensées. C’était un de ces paysans qui voulaient prendre sa terre, un des meilleurs et des plus riches chefs de famille, à qui la terre était si nécessaire, qui savait si bien s’en arranger, et qui avait des moyens. Son aspect grave, son salut respectueux, son allure égale, la propreté de ses vêtements, les bandes de toile qui moulaient ses jambes comme des chausses et dont les plis se croisaient régulièrement, tout son aspect disait le reproche et l’hostilité à cause de la terre.

« Oui, j’ai demandé pardon à ma femme, à Mania (sa fille), aux vieilles bonnes, au valet de chambre Volodia, et voilà à qui je devais demander pardon et pardonner », pensa Ivan Petrovitch ; et il résolut de demander pardon à Ivan Fedotov après la messe.

Il fit ainsi.




Il y avait peu de monde à l’église. Tout le peuple, selon la coutume, faisait ses dévotions pendant la première et la quatrième semaines. Il n’y avait pas plus d’une quarantaine de personnes qui n’avaient pas réussi à les faire : quelques vieilles paysannes, les domestiques d’Apikhtine et des riches voisins Tchernichov. Une vieille dame, parente de Tchernichov, qui vivait chez eux, et une veuve de diacre, dont le fils avait été élevé par bonté par les Tchernichov, et qui, maintenant, était fonctionnaire au Sénat, se trouvaient ici. Entre matines et la messe du matin, il y avait encore moins de monde à l’église. Les paysans et les paysannes étaient sortis dehors. Il ne restait que deux vieilles mendiantes qui, assises dans un coin, causaient entre elles et, de temps en temps, regardaient Ivan Petrovitch, avec le désir évident de le saluer et de lui causer, et deux valets : celui d’Ivan Petrovitch, en livrée, et celui des Tchernichov venu avec la vieille dame. Les deux valets aussi chuchotaient quelque chose avec animation ; quand Ivan Petrovitch sortit du chœur, en l’apercevant, ils se turent. Il y avait encore une femme en haute coiffure garnie de perles avec une pelisse blanche dont elle couvrait un bébé malade qui criait et qu’elle essayait d’apaiser, et une vieille femme voûtée, en haute coiffure aussi, ornée de passementeries, un fichu blanc noué à la vieille, en cafetan gris avec des petits coqs dessinés dans le dos. Elle était à genoux au milieu de l’église, tournée vers une vieille icône suspendue entre les vitraux et qu’entourait une serviette neuve à franges rouges. Elle priait avec tant de ferveur, de solennité, de passion, qu’il était impossible de ne le pas remarquer. Avant de s’approcher du marguillier qui, près d’une petite armoire mêlait les restes des cierges en un tas de cire, Ivan Petrovitch s’arrêta pour regarder cette vieille. La vieille priait de tout cœur. Elle se tenait à genoux, aussi droite qu’il était possible en regardant l’icône. Tous ses membres étaient mathématiquement symétriques. Les pieds s’appuyaient sur les dalles, tous deux sous le même angle. Le corps était rejeté en arrière autant que le permettait son dos voûté ; les mains étaient régulièrement jointes sous le ventre. Sa tête, rejetée en arrière, et le visage ridé, le regard vitreux, exprimant la piété, était tourné droit vers l’icône entourée de la serviette. Immobile dans cette pose, durant une minute, peut-être moins, mais en tous cas, un temps défini, elle respirait péniblement ; d’un geste large, elle portait la main plus haut que sa coiffure, de ses doigts courbés touchait le sommet de sa tête et du même mouvement large faisait la croix sur son ventre et ses épaules, puis baissait la tête sur les mains posées symétriquement sur le sol, de nouveau se relevait, et refaisait la même chose.

« En voilà une qui prie ! pensa Ivan Petrovitch en la regardant. Ce n’est pas comme nous, pécheurs. Voilà la religion, la foi. Je sais bien qu’elle prie, comme eux tous, ou sur l’icône, ou sur la serviette et la broderie, mais quand même, c’est bien ! se dit-il. Chacun a sa religion. Elle prie l’icône et moi, voilà, je crois qu’il est nécessaire de demander pardon aux paysans ! »

Et il se dirigea vers le marguillier en regardant involontairement autour de lui pour savoir qui verrait cet acte dont il avait à la fois de la honte et du plaisir. Il lui était désagréable que les vieilles femmes, des mendiantes, comme il les appelait, le vissent, mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était d’être vu par Michka, son valet. Il sentait qu’en présence de Michka, dont il connaissait l’esprit effronté et rusé, il n’aurait pas le courage de s’approcher d’Ivan Fédotov.

Du doigt il appela Michka.

— Qu’ordonnez-vous ?

— Je t’en prie, mon cher, va me chercher le petit tapis de la voiture ; c’est très humide pour les jambes.

— J’obéis.

Dès que Michka partit, Ivan Petrovitch s’approcha d’Ivan Fedotov. Celui-ci, à l’approche du maître, était devenu timide comme un coupable.

La timidité et la hâte de ses mouvements faisaient un contraste étrange avec son visage sévère, ses cheveux d’acier, bouclés, et sa barbe.

— Voulez-vous un cierge de dix kopeks ? dit-il en soulevant la boîte et ne jetant sur le maître que de rares regards de ses beaux yeux.

— Non, ce n’est pas un cierge qu’il me faut, Ivan. Je te demande de me pardonner au nom du Christ, si je t’ai offensé. Pardonne-moi au nom du Christ, — répéta Ivan Pétrovitch en saluant bas.

Ivan Fedotov, devenu tout à fait timide, s’empressait ; mais enfin, ayant compris, il sourit tendrement :

— Que Dieu te pardonne, dit-il. Il semble qu’on n’a rien d’injuste à te reprocher. Que Dieu te pardonne. On n’a rien d’injuste… — répéta-t-il hâtivement.

— Quand même…

— Que Dieu te pardonne, Ivan Petrovitch. Alors, vous voulez deux cierges de dix kopeks ?

— Oui, deux.

— Voilà un ange, un vrai ange ! Demander pardon à un vil paysan ! Oh, Seigneur ! ce sont des anges ! — se mit à dire la veuve du diacre, couverte d’une vieille capote et d’un châle noirs. — Et en effet, nous devons comprendre.

— Eh ! Paramonovna ! fais-tu aussi tes dévotions ? Hein ? Pardonne aussi au nom du Christ ! — lui dit Ivan Petrovitch.

— Dieu pardonnera, petit père, mon ange, mon bienfaiteur. Laisse-moi baiser ta main.

— Eh bien, assez, assez. Tu sais que je n’aime pas ça. — dit Ivan Petrovitch, en souriant. Et il se dirigea vers le chœur.




Comme toujours à la paroisse Izlegostchï, le service n’était pas long, d’autant plus qu’il y avait peu de dévots. Quand, après le Pater Noster, les portes du chœur se refermèrent, Ivan Petrovitch jeta un regard vers la porte nord pour appeler Michka et ôter sa pelisse. Le prêtre, apercevant ce mouvement fit, avec colère, des signes au diacre. Celui-ci courut presque pour appeler le valet Mikhaël. Ivan Petrovitch était d’assez bonne humeur, mais cette servilité et l’expression déférente du prêtre qui officiait l’indisposèrent. Ses lèvres minces, arquées, rasées, se courbèrent davantage. Ses bons yeux prirent une expresion railleuse. « Comme si j’étais son général », pensa-t-il ; et aussitôt il se rappela les paroles d’un instituteur allemand qu’il avait amené une fois avec lui dans le sanctuaire pour voir un service russe. Cet Allemand l’avait fait rire et avait fâché sa femme en disant : Der Pop war ganz böse, das ich ihm Alles nachgesehen hatte[3].

Il se rappela aussi qu’un jeune Turc avait répondu « qu’il n’y avait pas de Dieu puisqu’il en avait mangé le dernier morceau. » Et moi je fais la communion, — pensa-t-il, et, en fronçant les sourcils, il salua.

Débarrassé de sa pelisse d’ours, en frac bleu aux boutons clairs, une large cravate blanche et gilet blanc, en pantalons étroits, dans des bottes pointues et sans talons, de son allure douce, modeste, légère, il s’approcha des icônes paroissiales. Ici encore il fut l’objet de la même déférence des communiants qui lui cédèrent la place.

« Comme si l’on disait : après vous s’il en reste, » pensa-t-il, en saluant de côté jusqu’à terre avec la même gaucherie, qui provenait de ce qu’il lui fallait trouver le juste milieu entre l’irrespect et la bigoterie. Enfin les portes s’ouvrirent.

Après le prêtre, il récita la prière en répétant : « Comme un brigand. » On lui couvrit sa cravate avec la pale et il reçut l’hostie et l’eau tiède dans l’antique coupe et disposa dans le petit plateau des pièces neuves de vingt kopecks. Il écouta les dernières prières, baisa la croix, puis, reprenant sa pelisse, il sortit de l’église et reçut les félicitations avec le sentiment agréable d’une cérémonie finie. En sortant de l’église, il se rencontra de nouveau avec Ivan Fédotov.

— Merci ! merci, — répondit-il aux félicitations. — Eh bien quoi ! On laboure bientôt ?

— Les garçons sont partis. Ils sont partis, les garçons, — prononça Ivan Fédotov avec un air plus craintif qu’ordinairement.

Il pensait qu’Ivan Petrovitch savait où les paysans d’Izlegostchi étaient allés labourer.

— Je crois qu’il fait encore trop humide. Il fait encore humide, je crois. Ce n’est pas encore le moment, c’est trop tôt.

Ivan Petrovitch alla visiter le monument funéraire de son père et de sa mère, s’inclina profondément et, avec l’aide du valet, s’assit dans la voiture attelée de six chevaux, avec un conducteur de devant.

— « Eh bien, Dieu soit loué ! — fit-il, balancé sur les ressorts moelleux, ronds, en regardant le ciel printanier et les nuages rapides, la terre dénudée, les taches blanches de la neige, qui n’était pas encore fondue, la queue nouée du bricolier ; il respirait l’air frais du printemps particulièrement agréable après l’atmosphère de l’église.

« Dieu soit loué que j’aie communié, et Dieu soit loué qu’on puisse priser. »

Et il tira sa tabatière. Pendant longtemps il garda sa prise, en souriant, et de cette main qui tenait la prise, sans la laisser échapper, il soulevait le chapeau en réponse aux saluts profonds des gens qui sortaient à sa rencontre et particulièrement des femmes qui lavaient les tables et les bancs devant leurs portes, pendant que la voiture, au grand trot de ses six chevaux, roulait dans la boue le long de la rue du village Izlégostchi !

Ivan Petrovitch tenait sa prise en escomptant le plaisir de la humer non seulement le long du village, mais jusqu’au passage d’un endroit dangereux de la descente, où les cochers ne passaient pas sans une appréhension évidente. Le cocher prit solidement les guides, s’installa commodément sur son siège et cria au conducteur de devant de tenir dans la direction de la glace. Quand ils eurent dépassé le pont, par le creux, et furent hors de la glace rompue et de la boue, Ivan Petrovitch, en regardant voler deux vanneaux qui se soulevaient vers les cieux, huma sa prise, et sentant la fraîcheur, mit ses gants, s’enveloppa bien, plongea son menton dans sa haute cravate et dit presqu’à haute voix : « Bon ! » C’est ce qu’il se disait furtivement quand il se sentait bien.

Durant la nuit il avait neigé, et quand Ivan Petrovitch se dirigeait vers l’église, elle n’était pas encore fondue, mais ramollie. Maintenant bien que le soleil n’eût pas encore paru, toute la neige était déjà absorbée par l’humidité et sur la grand’route, où il fallait parcourir trois verstes jusqu’au tournant de Tchirakovo, la neige blanchissait seulement l’herbe de l’année passée ; sur le chemin vicinal les chevaux marchaient dans la boue collante. Mais les bons et gros chevaux de son haras, bien nourris, tiraient très facilement la voiture et elle paraissait rouler d’elle-même en laissant une trace noire sur la boue. Ivan Petrovitch s’abandonnait à des pensées agréables. Il pensait à sa maison, à sa femme, à sa fille, « Macha, joyeuse m’attendra sur le perron, elle verra en moi tant de sainteté ! Une fille étrange, charmante, seulement elle prend déjà les choses trop à cœur, et mon rôle d’homme important qui doit tout savoir, me devient déjà pénible et ridicule. Si elle savait que je la crains ? » pensait-il, « et Catherine (sa femme) sera probablement de bonne humeur aujourd’hui. Elle sera exprès de bonne humeur et la journée sera bonne. Ce ne sera pas comme la semaine dernière, à cause des paysannes de Prochkino. Une créature étonnante ! Et comme je la crains, mais que faire, elle n’est jamais contente ! Et il se rappelait la fameuse anecdote du petit veau. Un propriétaire qui se querellait avec sa femme, s’assit près de la fenêtre, et en apercevant un petit veau qui courait il dit : « Je te marierai ! » Et de nouveau, il sourit, résolvant par habitude toute querelle, tout malentendu, par une plaisanterie se rapportant en général à lui-même.

À la troisième verste, près de la chapelle, le conducteur de devant prit à gauche, et le cocher cria après lui parce qu’il avait tourné si sec que les chevaux du milieu étaient poussés par la flèche, et la voiture roula tout le reste du chemin toujours en pente.

Avant d’arriver à la maison, le conducteur de devant se tourna vers le cocher et lui indiqua quelque chose. Le cocher se tourna vers le valet et le lui montra aussi. Tous regardaient du même côté.

— Que regardez-vous ? demanda Ivan Petrovitch.

— Des oies, — dit Mikhaïlo.

— Où ? Il avait beau cligner des yeux il ne voyait rien.

— Mais voilà… Voici la forêt, là-bas, le nuage, alors veuillez regarder entre…

Ivan Petrovitch ne voyait rien.

— Oui, c’est déjà le moment. Cette année la route deviendra impraticable une semaine avant l’Annonciation.

— Parfaitement.

— Eh bien ! Va !

En approchant d’un endroit dangereux, Michka descendit de derrière la voiture, et examina le chemin, puis il remonta, et la voiture passa heureusement la digue de l’étang et roula dans l’allée, passa devant le cellier, la buanderie, d’où l’eau coulait du toit goutte à goutte, et, en roulant, s’arrêta fièrement devant le perron. La calèche des Tchernichov venait de sortir de la cour. Des domestiques parurent aussitôt : le sombre vieillard à favoris, Danilitch, Nicolas, frère de Mikhaïlo, un jeune garçon Pavlouchka, derrière, une fillette aux grands yeux noirs, les bras rouges, nus jusqu’au coude, et le cou aussi nu.

— Maria Ivanovna ! Maria Ivanovna ! Où allez-vous ? Votre mère sera inquiète. Vous avez le temps. — C’était la voix de la grosse Catherine. Mais la fillette ne l’écoutait pas. Comme le père s’y attendait, elle le prit par la main et, le regardant d’un air particulier, elle lui demanda, presque craintivement :

— Eh bien ! Petit père, as-tu communié ?

— Oui. Me croyais-tu si grand pécheur qu’on ne pût me donner la communion ?

La jeune fille parut attristée de la plaisanterie de son père, en un moment si solennel. Elle soupira et le suivit en lui tenant la main qu’elle baisait.

— Qui est venu ?

— Le jeune Tchernichov. Il est au salon.

— Ta mère est-elle levée ? Comment va-t-elle ?

— Elle va mieux aujourd’hui. Elle est en bas. Dans une chambre Ivan Petrovitch fut rencontré par la vieille bonne Euphrasie, par l’intendant André Ivanovitch et l’arpenteur, qui habitait là pour mesurer les terres. Tous félicitèrent Ivan Petrovitch. Il y avait au salon Louise Karlovna Trougoni, une émigrante, institutrice, amie de la maison depuis dix ans, et un jeune homme de seize ans, Tchernichov, avec son précepteur français.

  1. Une déciatine vaut 1 hectare 0 m 92.
  2. Les paysans du Trésor ou de l’État, n’appartenaient pas à un propriétaire particulier, mais vivaient sur des terres appartenant à l’État, à qui ils payaient directement les impôts. Leur situation était de beaucoup meilleure que celle des serfs ; ils avaient plus de droits et d’indépendance.
  3. Le prêtre était tout à fait fâché que j’eusse tout vu.