Les Décorés/Alexandre Charpentier

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 167-173).

ALEXANDRE CHARPENTIER


Une figure de jours de barricade, — comme l’a finement silhouetté Ajalbert. — Un mâle, maigre, musclé, leste, solide, d’attaque et capable de se faire casser la g… tête pour ses convictions, mais aussi prêt à détériorer celle des autres quand on l’embête. Par exemple, après la bataille, ramassera les blessés auxquels il distribuera le fond de sa gourde. La rondeur d’un ouvrier, la peau tannée d’un loup-de-mer, un parler brusque où la pensée a l’air de chasser les mots à coups de pied, le clignement d’œil narquois d’un gavroche, un sourire en tire-bouchon, et un amusant foncement de tête en avant lorsqu’il exécute, d’un mot, un spécialiste quelconque en idéal.

Extérieur négligé : feutre caboché, pantalon de haute fantaisie, maillot de laine, veston sans mode, le tout ne sortant pas de chez les fournisseurs attitrés de M. le Prince de Sagan.

Charpentier ne pouvant arriver à solder son terme, s’était résigné, il y a quelques années, à s’enrôler dans les proprios. Sur un vieux bachot, il avait installé sa femme, ses enfants, son ménage, et, suivant les caprices de sa fantaisie, il visitait Mantes, jetait l’ancre à Vernon, villégiaturait à Corbeil, ou hivernait au Pont-Royal. Une voie d’eau mit fin à cette existence imprévue et fastueuse de yachtman.

Descendant direct d’une des plus vieilles branches du prolétariat français, petit-fils et fils d’artisans, l’auteur de Gommorhe est venu au monde en plein faubourg Saint-Marceau. Décidé à ne pas rester à la charge de parents fort pauvres, il quitte, à quinze ans, la maison paternelle, et, sans un sou, sans un appui, sans un ami, sans un métier, se jette en pleine bataille de la vie.

— Ceux qui ont connu les couchers problématiques, les repas de hasard, les nuits hétéroclites, les hivers en espadrilles, les étés en pardessus ouatés, la fascination des flots d’encre de la Seine pendant les nuits neigeuses, ceux-là traduiront, aperto libro, le sens exact de ces mots, encore parés d’un vieux panache romantique : « La bataille de la vie. » — Passons.

Entraîné d’instinct vers l’art, le gamin fréquente le Louvre, les bibliothèques, les cours. Il voit, s’émeut, s’interroge, s’oriente et entre à l’École des Beaux-Arts, dans un atelier de graveur en médaille, atelier choisi parce qu’on y est exempt du paiement de la masse et de la bienvenue. Les âneries pédantes débitées dans le lazaret de la rue Bonaparte s’émoussent sur cette carapace résistante. Du fumier académique où croupissent toutes les formules en putréfaction et d’où s’exhalent les pestilences qui empoisonnent tant de jeunes gens, la personnalité de Charpentier se dégage. Rapidement, en Parisien qui la connaît dans les coins, il comprend que l’automatique imitation des Grecs et des Romains, le sempiternel remâchonnement du passé, le fanatisme sectaire pour des religions mortes amènent à l’impuissance et au gâtisme. Poussé à la révolte par la saine logique de sa race, il se passionne pour les manifestations artistiques de notre terroir, préfère la cathédrale de Chartres au Temple de Jupiter Stator, reste sourd aux aguicheries de la Renaissance italienne et livre toutes ses tendresses au Gothique et au Louis XV, les plus belles, les plus nobles filles de l’Art français.

Quand la borne est franchie, il n’est plus de limite,


a dit Scribe. Charpentier prouve, d’une irréfutable façon, de quelle vérité brille l’aphorisme du subtil poète cher à M. Sarcey : bientôt il aggrave son cas en jugeant, au nom de l’unité de l’Art, qu’un émail de Pierre Rémond, une buire de Benvenuto, une pendule de Gouthière, un candélabre de Meissonier valent toutes les figures sculptées du monde ; que le premier des Arts est celui qui s’applique rationnellement, étroitement à la vie et qu’il semble puéril de modeler une statue ne coopérant pas à un ensemble décoratif, uniquement dans le but de reproduire une Vénus ou un Apollon.

L’artiste affirme victorieusement ses théories par une suite d’œuvres admirables qui placent leur auteur hors pair. Qui ne se rappelle l’extraordinaire bas-relief des Boulangers ? — un mur sculpté, comme l’a appelé Rodin. — Et la Mère allaitant son enfant ? Et Gommorrhe ? Et la Femme à la baignoire ? Et les cinq cents médaillons ? Et les superbes étains, si caressants, si souples, si larges, si adorables ? Et les brocs, les serrures, les brosses, les corbeilles à pain, les bougeoirs, les programmes gaufrés du Théâtre-Libre, les mille objets d’intimité magnifiés par le talent de cet imaginatif touche-à-tout, les merveilles de goût, de style, de délicatesse, d’ingéniosité, créées par ce maître à la fois délicat et puissant ?

Et dire que si Charpentier avait suivi les conseils de M. Paul Dubois — l’illustre directeur de l’École des Beaux-Arts — peut-être, aujourd’hui, aiderait-il les maçons ou vendrait-il des billets à la porte des théâtres !

« Quand on est aussi pauvre et aussi mal mis que vous — lui jeta un beau matin à la figure le célèbre Académicien — on reste à sa place, on ne cherche pas à devenir artiste » (sic).

Mais voilà, malgré ces tendres et fraternelles remontrances, il s’est ostiné, l’entêté, il n’est pas « resté à sa place », et il se permet maintenant d’être une des gloires de la statuaire contemporaine. Du reste, s’il avait lâché l’ébauchoir, Charpentier, qui est excellent musicien, serait peut-être actuellement un compositeur de premier ordre, et c’est M. Ambroise Thomas qui, à son tour, n’aurait pas été ravi de compter un homme aussi « mal mis » parmi ses confrères.

Charpentier, mon ami, pondez force navets, si vous le voulez, mais, en grâce, prenez un couturier chic ; l’Institut a l’œil sur vous.