Les Décorés/Jean Richepin
JEAN RICHEPIN
Une des victimes de la magistrature que l’Afrique Centrale nous envie, car on doit posséder une dose colossale de naïveté dans ces contrées dépourvues de tramways et d’émissions panamiques.
Comme pas mal d’écrivains d’une certaine valeur — tels que Baudelaire, les de Goncourt, Flaubert, Bonnetain, Descaves et d’autres que j’oublie — Richepin a été traîné sur le banc de l'infamie, à côté d’escarpes et d’escrocs.
Afin d’éviter une fâcheuse confusion, je tiens — en passant — à prévenir les étrangers désireux de visiter nos tribunaux et de se tenir au courant de nos mœurs, qu’il existe un moyen excellent de distinguer un homme de lettres d’un aigrefin : la plupart du temps, les premiers ont la boutonnière vierge de décoration, et les seconds sont officiers, commandeurs ou grand-croix de la Légion d’honneur.
Au dix-huitième siècle on comblait de faveurs « les beaux esprits » ; actuellement on préfère leur octroyer des casiers judiciaires. C’est plus économique.
Je reprends. Accusé, non sans fondements, d’avoir publié la Chanson des Gueux — un livre superbe de fougue et de crânerie, — le poète alla pourrir sur la paille humide des cachots.
Il aurait composé pour un café-concert une inepte obscénité qu’il se serait vu gratifié des palmes académiques, au jour de l’an. L’événement eût été désagréable, mais plus hygiénique, car l’air raréfié de la prison devait étioler ce robuste garçon à la poitrine et aux bras de discobole, aux cheveux crêpus, aux yeux de braise, au teint cuivré, qui ressemble à un Indien égaré dans un complet européen.
Et cependant je ne sais si, à cause de son imprévu, cette villégiature forcée — intra muros — n’a pas amusé Richepin. Du sang bohémien, du sang tzigane coule dans les veines de ce « Touranien » qui se promena longtemps avec un bracelet d’or au bras, qui préfère la robe de chambre écarlate à l’habit noir, qui joua, à la Porte-Saint-Martin, le principal rôle dans son drame de Nana-Sahib, et dont les sautes brusques déroutent l’observateur le plus perspicace.
Pas facile, en effet, d’immatriculer cet irrégulier qui n’a retenu de chaise à l’année dans aucune église ; son talent à facettes multicolores brille et s’éteint sans qu’on sache pourquoi ni comment. Naturaliste dans la Glu, romantique dans Monsieur Scapin, romanesque dans Miarka, il culbute lourdement dans le vieux mélo en compagnie du Chien de garde. Après avoir trouvé des accents admirables quand il écrit les Blasphèmes et la Mer, il commet un roman sensiblard comme les Braves gens où, dans le ronronnement d’une intrigue éculée, surgit — à propos de bottes — une pantomime qui vous étreint et vous passionne, une pantomime de rêve, folle, terrifiante, extraordinaire, angoissante, enthousiasmante. Est-ce donc le même homme qui, en 1873, passe en correctionnelle pour avoir lancé ce vaillant cri de pitié et de révolte appelé la Chanson des Gueux, et qui, en 1888, offre Le Flibustier à l’admiration des demoiselles bien sages ?
On pourrait affirmer qu’il existe un, deux, trois, quatre Richepin, que dis-je ? une compagnie de Richepin, Richepin and Co. — Je serais médiocrement étonné d’apprendre que l’auteur des Morts bizarres, socialiste hier, soit allé aujourd’hui s’enterrer à la Grande Chartreuse ; qu’il ait été faire sauter, à coups de dynamite, la monarchie chinoise ou qu’il se soit placé à la tête d’une bande de partisans dans le but de reconquérir le saint sépulcre ; qu’il ait accepté une chaire de littérature dans un lycée de jeunes filles ou qu’il ait produit un chef-d’œuvre. Demain, sera-t-il Dieu, table ou cuvette ? Oublions Vers la joie, et demandons à sœur Anne si elle ne voit rien venir.
Mais ces à-coups n’ont jamais pour mobiles de bas calculs d’intérêt personnel ; car Richepin reste aussi sincère dans ses accalmies que dans ses tempêtes, dans ses reculades que dans ses emballements.
En résumé, un consciencieux, un probe, un fier, un véritable littérateur doublé d’un brave homme.