Les Déracinés/X

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Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 244-254).

CHAPITRE X

ON SORT DU TOMBEAU COMME ON PEUT

On s’explique maintenant l’embarras de ces jeunes gens, quand Suret-Lefort et Renaudin, qui ne sont pas hommes à se passer de conclusion, traduisent leur souci commun : « En quoi consiste la tâche à laquelle nous décidons de nous consacrer ? »

— Aujourd’hui, — dit Sturel, — en 1884, admirer Napoléon, ce n’est point nécessairement sanctionner l’organisation qu’il nous a léguée ; c’est seulement rendre justice à sa puissance d’organisateur. Son génie fut de tirer le meilleur parti possible de circonstances données. Heureux celui qui refondra la société, s’il retrouve pour une telle tâche ces mêmes qualités que manifesta Bonaparte en créant l’ordre qui depuis quatre-vingt-quatre ans tel quel maintient la France !

— Comprends pas, dit Suret-Lefort. Te voilà à la fois révolutionnaire et césarien !

— Parfaitement ! Je ne crains pas un état de liberté en comparaison duquel tout ce qu’on a vu jusqu’ici de liberté sur la terre ne serait qu’un jeu d’enfant : mais je considère l’idéal moderne de la bourgeoisie française, même libérale, même républicaine, comme ennemi de la grande personnalité et de la grande liberté.

— Ce qui te mène à quelle conclusion pratique ?

— Mon cher Suret-Lefort, intervint Rœmerspacher, écartons d’ici le verbalisme politique. Le but de cet entente n’est point que nous adoptions un des partis, — conservateur, radical, opportuniste, — mais que nous décidions, en haine d’une destinée médiocre, quelque action commune. Au reste, tu sais combien Sturel est impatient de toute entrave : il aime la liberté, mais il possède aussi l’amour spécial aux natures élevées pour la grandeur humaine et l’horreur nerveuse propre aux natures délicates pour tout régime de médiocrité. Je crois connaître les tempéraments : je juge son sang plus révolutionnaire que celui de tes veines, mais il veut voir le génie reconnu comme guide souverain.

— Pour que nous nous consacrions à la réforme économique intégrale, je vois une objection, — dit Saint-Phlin, qui gardait un malaise des mots haineux de Mouchefrin contre la société. — Les formes qu’il faudrait abolir sont encore puissantes chez quelques-uns d’entre nous ; c’est un homme réellement incapable de respecter, voire de sentir les beautés et l’utilité morale de la propriété individuelle qui pourra la supprimer. On ne détruit réellement que ce qu’on ne comprend pas. Pour ma part je suis attaché…

Mouchefrin, par ses exclamations, fit entendre que les instincts réactionnaires de Saint-Phlin l’écœuraient. Chacun allait discuter là-dessus, Rœmerspacher exigea le silence.

— Écoutez ! Nul doute que l’avenir dépende des forces qui agissent autour de nous, mais, s’il s’agit de les interpréter, chacun proposera une leçon différente. Dès lors, c’est prudence de parler du futur comme s’il échappait à nos procédés d’investigation, et nous lui appliquerons le mot de Claude Bernard : « Chacun doit rester libre de l’ignorer et de le sentir à sa manière… » Le problème est simplement de s’associer à l’énergie nationale, de distinguer sa direction et d’accepter ses diverses étapes.

— Eh bien ! répliqua Suret-Lefort, le régime organisé par Gambetta est encore solide. Pourquoi se buter contre ? Pourquoi ne faisons-nous pas cause commune avec ses amis ?

Ce même Suret-Lefort, dans cette fameuse nuit où Rœmerspacher arriva de Nancy, brûlait d’attaquer tout le gambettisme ! Le jeune ambitieux, déjà un peu maté, aura heurté le mur d’airain.

— Morale d’esclaves ! s’écria Saint-Phlin. Les amis de Gambetta finiront à Mazas.

— Bah ! ils lâcheront à mesure les plus compromis, interrompit Renaudin.

— L’entourage d’un héros, continua Saint-Phlin, n’est pas une chose distincte de sa personne et qu’on puisse accabler en l’exaltant. Le rayonnement d’un homme est une partie essentielle de son être. Celui qui rayonne en MM. X…, Y…, Z…, pâlit et va s’éteindre.

Suret-Lefort et Renaudin se regardèrent, en souriant du naïf Saint-Phlin.

— Ce qu’il y a d’exact, seigneurs, dit Renaudin, c’est que l’opportunisme n’a pas besoin de nous… Heureusement, la nouveauté et l’imprévu sont toujours probables en France. C’est un pays passionné pour les aventures romanesques d’un héros sympathique. Un peu de justice sociale leur ferait plaisir, mais moins qu’un beau roman qui, au jour le jour, les tiendrait en haleine. Je parle en journaliste qui connais les lecteurs ; mais toi, Saint-Phlin, qui t’attendris, je suppose, sur les vieux romans de chevalerie Flor et Blanche fort, Fier-à-Bras, tu sais bien le goût de la race, et qu’un Fier-à-Bras, un individu, ferait l’affaire.

— Un homme national ! dit Sturel.

— Soit ! dit Suret-Lefort. Pourtant c’est dangereux et, pis encore, hypothétique !

— L’entente est faite ! — lança Mouchefrin, et de sa voix insupportable à elle seule comme une goujaterie : — Où se procurer ce remorqueur ?

Le gros Racadot, qui jusqu’alors s’était tu, s’avança :

— Vous voulez une locomotive ; encore faut-il que vous soyez sur rails, pour qu’elle vous remorque… Dans votre obscurité, un Napoléon lui-même ne vous distinguerait pas ! Nous attendons toujours la conclusion pratique de ce conciliabule.

Tous, sauf Mouchefrin qui riait bruyamment, furent gênés, pour le romanesque et imprévoyant Sturel, que le petit-fils des serfs de Custines eût si évidemment raison.

Ces deux-ci, Racadot et Mouchefrin, dans le cénacle représentent la pauvreté. C’est bien elle qui les maintient ; riches, ils eussent été écartés : quelque chose en eux répugne, Mouchefrin étant méprisant jusqu’à la cruauté, et Racadot matois comme un courtier véreux. Pauvres, on ne pouvait les exclure ; en les tolérant, on se fournissait à soi-même une preuve d’humanité. Cet accord à les supporter mettait une sorte de déférence autour d’eux. Nul ne leur eût dit : « Tais-toi. »

D’ailleurs, Mouchefrin, toujours collé à Racadot, n’appréciait que l’intelligence de Renaudin qui gagne trois cents francs par mois, et il ne se cachait pas de mépriser Sturel, Rœmerspacher, Suret-Lefort et particulièrement Saint-Phlin, qu’il appelait « ce bon Monsieur Gallant ».

Racadot, avec son regard en dessous, sa mauvaise barbe semée de boutons et sa politesse obséquieuse, imposait comme un hercule, et comme un notaire : — il avait le cerveau madré de ces avoués qui vont au bagne ou deviennent de grands parlementaires.

Il mit une sorte de bonhomie à ne pas abuser de l’impression produite, et, posant la main sur l’épaule de Sturel un peu déconcerté, il fit signe qu’il voulait parler ; ce fut le moment le plus important de cette après-midi.

— Moi, dit-il, je me charge de vous donner le premier moyen d’action.

On murmura d’étonnement. Il jouit de son effet, puis :

— Théoriquement, le moyen césarien, c’est l’armée. Bien qu’elle soit suspecte, très surveillée, très amoindrie, transformée en régiments de fonctionnaires, un de ses chefs saurait encore jouer un rôle. Reste un second moyen, la presse. Ce qu’il vous faut, en somme, c’est grouper autour de vous quelques centaines de fidèles et donner votre mesure aux puissants. Par un journal vous tâteriez l’opinion, vous distingueriez le courant ; vous verriez venir les événements. … Oui, un journal !

— Mais, l’administration ? dit Rœmerspacher.

— L’argent ? précisa Renaudin en ricanant.

— Mouchefrin et moi, nous nous chargeons de tout… Je m’en charge, — reprit-il en accentuant le mot. — Nous serons vos marchepieds, messieurs : plus tard, ne nous oubliez pas.

Ils se regardèrent. Leur sourire, incrédule d’abord, s’effaçait, car ils désiraient croire. Ils se rappelèrent les perpétuelles allusions de Racadot à cette « grosse fortune » que sa mère lui avait léguée et que son père détenait. Déjà l’imagination de Sturel saisissait cette solution. Des idées fortes et abondantes de toutes parts se présentaient à lui. Ce n’étaient pas des idées raisonnables, mais il utilisait son droit de rêver l’avenir.

« Qu’ils sont jeunes ! » pensera-t-on. Des hommes « dont l’âme n’est point sevrée », disait avec orgueil Saint-Just qui mourut lui-même à vingt-cinq ans. Sturel, Saint-Phlin, Rœmerspacher et Suret-Lefort ont encore aux lèvres une goutte du philtre des philosophes et des poètes.

En réalité, ils viennent d’échouer. Leur beau frisson d’enthousiasme se transforme en une médiocre résolution.

L’entrée dans l’action s’est faite pour Sturel en deux moments distincts. D’abord, ses rêveries du lycée, auprès de « ses femmes » et sur le mot de Taine : « Association ». Le second temps, c’est quand il doit sur la nature de cette association s’accorder avec ses camarades. La moyenne de ce petit cénacle relève un Mouchefrin, abaisse un Rœmerspacher, un Sturel : il en va ainsi de tout groupement.

C’est un grand problème de s’expliquer pourquoi de jeunes bacheliers français, ayant pour tout lien, pour religion, des ardeurs qu’ils assemblent sur le nom de Bonaparte, en arrivent à concevoir qu’ils doivent fonder un journal. Il y aura, sans doute, des époques où de tels raisonnements et de telles destinées seront incompréhensibles. Mais, en 1884, leur raisonnement est banal ; leur destinée fréquente. Il faut voir chacun d’eux comme un vaisseau avec son éperon qui se fait sa route. Tout était préordonné de façon que le journalisme devait être leur voie tracée. C’est pour eux la ligne de moindre résistance. Ce n’est point son génie littéraire ou sa force prosélytique qui ont mené ce Racadot, parmi les immenses territoires de l’activité parisienne, vers ces régions du journalisme. Il veut vivre. Comme un animal qui va de lui-même où se trouvent amassés ses éléments de nutrition, — et tel que l’ont fait son exil, Bouteiller, le prolétariat des bacheliers et le rayonnement de Cosserat, — il va devenir publiciste.

Encore ceux-là, Racadot, Mouchefrin, sont-ils affamés d’argent ; mais le but de leurs amis ? Ils vont batailler pour rien, pour le plaisir… Eh quoi ! ce sont de jeunes Français. Des animaux d’une espèce particulière ; non pas des Slaves, ni des Anglo-Saxons : des chevaliers, des gentilshommes, des amateurs d’aventures glorieuses engagées avec frivolité.

Admirable spectacle, ces enfants fiévreux assemblés dans la tombe du plus formidable des aventuriers. Sur leur poitrine, il y a toute la légende amassée par les imaginations qu’il a enivrées. Le bloc de son tombeau est moins pesant que son histoire. Combien en ont été écrasés ! Et pourtant ceux-ci respirent largement. Je le jure, d’après le ressort, l’élasticité de leurs jeunes reins, et surtout, à la flamme plus noble qui apparaît maintenant dans les yeux de Rœmerspacher, de Saint-Phlin, dorénavant ils voudront exister et seront bien capables de se proportionner à leurs rêves.

Quand, pour sortir des Invalides, ces étranges conjurés, animés par cette scène de haute évocation, traversèrent les longs couloirs, — remplis, à cette heure de la fermeture, par le débat des visiteurs et de leurs guides insatiables, — ils croisèrent deux jeunes femmes qui insistaient en ofïrant de l’argent pour pénétrer dans la chapelle. Avec l’instinct de curieuses désœuvrées, qui passent d’un spectacle à un autre, soudain elles se détournèrent de leur premier objet, et semblèrent échanger la satisfaction de visiter le Tombeau contre le plaisir de dévisager ces garçons dont l’aîné n’avait pas vingt-six ans.

— Où ai-je vu cette figure ? se demanda Rœmerspacher en examinant l’une de ces deux femmes.

Sans doute, elle se posait la même question : car, pareille à une petite bête qui pare au danger, elle reprit pour l’heure cet air modeste et d’eau dormante qui cache si souvent, comme des volets sur une maison, toutes les invitations du désir… Ce type énergique, cette allure provocante et charmante, cet ensemble voilé : « Hé ! se dit-il soudain, c’est madame Aravian ! »

Son premier mouvement fut de prévenir Sturel qui, le précédant de trente mètres, n’avait pas croisé la jeune femme venue par un bas-côté. Encore sous l’influence de cette atmosphère héroïque, Sturel était allé à Racadot, le tenait par le bras, lui parlait avec animation, lui disait qu’il avait quelquefois douté de lui, mais qu’ils uniraient leurs efîorts pour réaliser une belle œuvre. Rœmerspacher, conscient de cet enthousiasme qu’il regardait avec des sentiments de véritable ami, ne voulut pas l’en distraire par une histoire de petite femme.

L’admiratrice des princes géorgiens appréciait trop peu le genre d’agrément physique de ces petits Lorrains pour se souvenir de les avoir aperçus, trois années auparavant, qui traversaient la cour de la villa. Peut-être cependant les trouvait-elle sur le modèle de ce singulier François Sturel qui demeurait dans son esprit comme un échantillon aimé. Marchant vers la sortie parallèlement à Mouchefrin, elle l’inspectait avec une telle persistance que Saint-Phlin, qui n’a jamais eu de psychologie, dit au physiologiste Rœmerspacher :

— Le dœmon meridianus inquiéterait-il les Parisiennes comme il tracasse les moines dans leur clôture ?

Ils ne purent s’empêcher de sourire, car cet insecte de Mouchefrin, assurément, n’était point de ces jeunes gens à la peau blanche, avec une nuque grasse, où l’on dit que les femmes honnêtes ont tant de plaisir à enfoncer les doigts. Pourtant, de petite taille, les cheveux très épais et crépus, avec la prétention des nains qui se dandinent, il était de ces garçons que, par un instinct justifié, paraît-il, certaines femmes sensuelles distinguent. Tout au moins nous savons comment quelques bonnes fortunes, peu disputées, dans le bas milieu d’alcoolisme où il vivait, avaient fait de ce hère un monstre d’audace. Rœmerspacher et Saint-Philin le virent s’approcher d’Astiné et lui glisser de force dans la main une carte qu’après une légère hésitation elle garda. Avec sa mémoire excellente des types curieux, a-t-elle décidément reconnu un camarade de Sturel ? Rentrée depuis peu à Paris, saisit-elle l’occasion de se renseigner sur son ancien ami sans s’exposer à sa mauvaise humeur ?…

— Oui, — dit Mouchefrin en les rejoignant, — c’est ma carte que je lui ai donnée. Il y en a très peu qui refusent, et quelques-unes écrivent… Croyez-vous donc que les pauvres n’ont pas de belles maîtresses ? Nous valons mieux que les plus discrets : nous sommes ceux qu’on ne croirait pas.

Sur ce mot atroce, les deux amis restèrent rêveurs. Tous ils allèrent se promener sur la terrasse des Tuileries, d’où ils virent, avec les sentiments des officiers en demi-solde de la Restauration, le soleil, au moment de passer sous l’horizon, s’encadrer exactement dans la porte de l’Arc de Triomphe et l’entourer d’un rayonnement éblouissant. Cette position du soleil ne se voit que le 5 mai, jour où Napoléon meurt à Sainte-Hélène. Ses fidèles, jadis, ne manquaient pas ce pèlerinage. Ces dernières recrues du grand homme s’attardèrent aux rêveries que cette circonstance leur suggérait. Rœmerspacher et Saint-Phlin s’abstinrent de raconter à Sturel l’audace de Mouchefrin : il leur sembla que leur ami serait froissé de supposer une déchéance des goûts de madame Astiné Aravian, à qui tout au moins le liait un souvenir de tendresse.

Et, comme s’ils devaient — dans cette journée qui demeurera une date considérable de l’adaptation de leur sensibilité au milieu parisien — rencontrer tous ceux qui contribuèrent à la leur former, ils croisèrent sur cette belle terrasse au bord de l’eau, Bouteiller, qui, dès six heures et demie, se promenait en habit et cravate blanche. À plusieurs reprises, il s’interrompit dans sa songerie pour interroger sa montre, comme un homme impatient. Surpris par le salut de ses anciens élèves, il les reconnut sans les arrêter, bien qu’ils fussent si voisins tous les huit dans cet étroit espace. Leur présence parut plutôt le gêner et, leur cédant le terrain, il traversa la place de la Concorde dans la direction de l’Arc de Triomphe, embrasé de feux magnifiques.