Les Déracinés/XI

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Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 255-281).

CHAPITRE XI

BOUTEILLER PRÉSENTÉ AUX PARLEMENTAIRES

méphisto. — Voilà mes coquins lancés ; vois comme ils y vont.
faust. — J’ai envie de m’en aller.
méphisto. — Encore une minute d’attention, et tu vas voir la bestialité dans toute sa candeur.
(faust.)

Au tombeau de l’Empereur et tandis que des jeunes gens impatients de recevoir une direction s’agitaient sous nos yeux, nous avons cru reconnaître que la France est dissociée et décérébrée.

Des parties importantes du pays ne reçoivent plus d’impulsion, un cerveau leur manque qui remplisse près d’elles son rôle de protection, qui leur permette d’éviter un obstacle, d’écarter un danger. Il y a en France une non-coordination des efforts. Chez les individus, c’est à de tels signes qu’on diagnostique les prodromes de la paralysie générale. Ce pays n’en est qu’aux prodromes. Il est même possible que nous nous trompions et qu’un cerveau nouveau soit en voie de se constituer. Quoi qu’on en pense, débris d’un cerveau ancien ou embryon qui se développera, quelque chose perçoit les énergies du pays, cherche à les diriger. Il y a en France un groupe d’hommes qui assument la tâche de trouver des solutions.

Précisément, ce même soir où ces romanesques s’efforcent d’être héroïques et, n’étant propres à rien, aspirent à tout, la société, la coterie qui est le mieux en mesure d’actionner et d’exploiter ce pays se réunit pour procéder à l’admission d’une recrue.

Bien qu’un homme décidé à entrer dans la vie politique ne puisse mépriser personne, Bouteiller, en vérité, est fort excusable de n’avoir donné aucune attention à ses anciens élèves quand il les croisa tout à l’heure sur la terrasse du bord de l’eau. Le temps est passé où il pouvait occuper son activité à enrégimenter de jeunes intelligences. Il doit prendre contact avec des forces vraies, avec ceux qui tiennent sous leur dépendance trente-huit millions trois cent quarante-trois mille Français et trente-six millions huit cent neuf mille coloniaux. Quand Sturel, Rœmerspacher, Saint-Phlin, Racadot et les autres, qui cherchent un appui pour agir et dominer, mais qui ignorent si naïvement la vie, ont rencontré leur ancien maître, il agitait dans son esprit des problèmes analogues aux leurs, mais il allait dîner rue Murillo, 20, chez le plus grand déniaiseur de Paris.

Le fameux, influent et actif banquier juif, baron Jacques de Reinach, est un produit de la République parlementaire. Né à Francfort, en 1840, il a obtenu la naturalisation française depuis la guerre. Un de ses frères, demeuré allemand, dirige encore, à Francfort, la banque à la tête de laquelle mourut leur père en 1879. Son autre frère, Oscar, baron chevalier de Reinach, par son mariage avec mademoiselle de Cessac, est allié à de vieilles et honorables familles françaises ; en conséquence il affiche du dévouement pour la légitimité et s’est porté candidat monarchiste aux élections législatives. Leur titre de baron, comme c’est la coutume, ils l’ont pris chez le fripier, exactement ils l’ont acheté en Prusse et en Italie. Le baron Jacques de Reinach a fait sa fortune dans la banque Kohn-Reinach, où Kohn d’ailleurs était la vraie tête. Cet Allemand naturalisé pensa à se servir de son argent pour mettre la main sur le personnel gouvernemental. Il se donna le rôle d’éclairer les parlementaires, voire les ministres, sur la valeur de toutes les affaires qu’ont à connaître les pouvoirs publics. C’est hanté par cette idée, qu’il introduisit auprès de Gambetta son neveu, M. Joseph Reinach, dont le père venait de se faire naturaliser français. Bien qu’il fût lourd et frivole, ses projets réussirent ; il n’y a pas une affaire qui ait été portée devant le Parlement depuis 1877-78, ou qui ait eu besoin de la sanction gouvernementale, sans que le baron de Jacques de Reinach usât de ses procédés pour obtenir le vote des Chambres ou la décision ministérielle. Parfois il avait besoin d’un écrivain capable de développer des vues de haute finance, de philosophie économique ; il vient de mettre la main sur Bouteiller.

Depuis huit jours qu’est commencée cette éducation, ce connaisseur s’émerveille de la force laborieuse de son élève et celui-ci ne souffre pas de la familiarité, de la vulgarité du personnage, tant il est heureux de s’instruire, ardent à devenir un financier, le grand financier de la République. À lire l’histoire, à suivre les débats parlementaires, il s’est convaincu de ce principe, d’ailleurs exact : « Si vous voulez jouer un rôle politique, attachez-vous aux questions de finance : c’est là le centre de l’influence et du gouvernement. »

Toutefois il ne suffit pas de savoir, pour agir : il faut tenir compte du personnel. Bouteiller jusqu’alors n’a approché que les chefs, et il les a vus dans l’attitude qu’il leur plaît de montrer à un fonctionnaire, à un partisan non initié. Au dîner et à la réception du baron de Reinach il trouvera les puissances du régime, les hommes qui dirigent ou du moins qui assument les responsabilités. Financiers, hommes politiques, journalistes, le brillant universitaire se les énumère par avance, en remontant jusqu’à l’Étoile, puis en descendant l’avenue Hoche pour gagner le Parc Monceau par le chemin des écoliers ; il en sait assez pour écrire l’histoire de la Troisième République, mais non pour se mêler utilement à cette histoire : — car la vérité littéraire n’est pas toute la vérité ; même il y a peu de rapports entre la manière dont il faut écrire des hommes et la manière dont il faut en user. Bouteiller n’est pas un gobeur ; pourtant il ne soupçonne pas le rôle d’un baron de Reinach, par exemple, et précisément celui-ci avec des ménagements le va mettre au point.

Initiation que peu d’hommes auraient la clairvoyance et la liberté de donner, et qu’un plus petit nombre encore pourrait supporter sans déchéance. L’art de conduire les autres suppose une connaissance profonde de la nature humaine, mais dispose à la berner. L’initié devient aisément un exploiteur.

Dans son hôtel de la rue Murillo, le baron, ce soir, réunit à sa table quelques-uns des sujets importants de sa collection parlementaire :

Un sénateur, disert et aimable économiste qui porte dans le monde les rabâchages agréables, l’ironie d’intention supérieure du Journal des Débats, sans mélange de ton aigre.

Le directeur d’un grand journal gouvernemental, farceur merveilleux, de verve un peu vulgaire, mais attrayant par sa bonne grâce et surtout par cette mélancolie indéfinissable des vieux parapluies que leurs longs services bientôt feront déclarer impossibles.

Cinq ou six politiciens, ministres, anciens ministres ou ministrables, figures fermées, masques énergiques. Ce qui frappe ce n’est point leur air endimanché : ils le sauvent par le négligé même de leur tenue, ou se trahit leur complète indifférence à toutes les séductions de vestiaire ; mais, dépourvus de la frivolité ou de la résignation des mondains, ils ont dans les premières minutes du repas l’air boudeur, isolé, voire brutal d’un voyageur qui, s’asseyant à table d’hôte, vérifie d’abord son assiette, sa fourchette, son verre, fait jouer sa chaise et ses bras. Un membre du Parlement anglais, incompréhensible comme tous les étrangers, et qui, d’ailleurs, n’essayant même pas de comprendre ce milieu, pense à ses intérêts d’Angleterre et à la qualité du vin qu’on lui versera.

Deux peintres, qu’on peut sans ridicule appeler « mon cher maître ».

Un grand entrepreneur, apoplectique, réservé et le poil dur, avec l’expression des gens qui pensent à leur argent et sauraient le défendre.

Trois banquiers enfin. — L’un d’origine étrangère, lettré, aimable et joli homme. Considérant qu’à Paris le pourboire, jadis de bon plaisir, est devenu une obligation envers les cochers de fiacre, il jugea équitable que le pot-de-vin, pourboire des classes supérieures, suivit la même évolution. Il le reconnut comme un droit aux cochers du char de l’État. Ces messieurs furent tentés de lui imposer leurs services qu’il rémunérait si galamment : certains mélomanes, excités par la réputation qu’a le cygne de prodiguer ses meilleurs accents à l’heure du trépas, se laissent parfois entraîner à serrer un peu plus fort la gorge de ce palmipède. — Mieux gardé en apparence contre les solliciteurs, le second est un financier jadis associé aux travaux de l’Empire ; en homme solide qui ne se perd pas en intrigues, mais accapare les forces existantes, il s’est donné à Gambetta et à l’opportunisme, comme il faut se donner, en le prenant. — Le troisième banquier, personne ne le traite avec familiarité. Il se distingue de ses deux collègues en ce que ses combinaisons sont exclusivement financières. Il agit par le poids des intérêts qu’il syndique, sans avoir à marchander des complices. De là sa puissance : les deux autres peuvent bien tenir trente-six secrets ; précisément, l’avantage qu’ils ont à maintenir leurs hommes au pouvoir les lie à ce régime ; en l’effondrant, ils se précipiteraient. Ce financier-là, juif lui aussi, et venu d’Allemagne, ne s’intéresse pas au détail de la politique intérieure, mais seulement aux rapports des États entre eux. S’il n’était, par caractère, détaché de toute préférence de régime et, d’ailleurs, avec la haute philosophie d’un Gœthe, d’un Vinci, « ennemi des orages », un tel homme serait de taille à ébranler l’édifice gouvernemental. Mais pourquoi ? Dans toutes les administrations de l’État, n’est-il pas, comme à cette table, entouré et servi ?

Bouteiller, modestement assis à un bas bout, de suite a distingué le personnage, la magnifique lenteur et le poids de ses phrases, son indifférence un peu morose, propre dans nos ménageries aux bêtes des grandes espèces. Dans tous les sports, la marque du joueur excellent, c’est qu’il s’interdit les gestes inutiles. Toujours intervenir utilement. À la manière dont celui-ci ménage et proportionne ses égards, Bouteiller reconnaît un peseur de forces. Une application constante à deviner le jeu de ses adversaires et l’habitude de songer : « Quoi que ta raison objecte, et même si ton cœur me hait, j’ai tellement d’argent et je sais si bien m’en servir qu’avec tous tes détours, tu viendras à mon heure à mes fins », ont donné à sa physionomie cuivrée et plissée une expression sans aucune noblesse, mais prodigieusement fine, et, à bien voir, insultante.

Il est de ces grands Allemands hégéliens qui se sont répandus sur le monde en disant avec Méphisto : « Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est justice, car tout ce qui existe est digne d’être détruit : il serait donc mieux que rien n’existât. » Mais il n’est pas seulement une survivance archéologique de la vieille Germanie, un philosophe du devenir qui est devenu, comme nos Saint-Simoniens, un puissant brasseur d’affaires. Cet hégélien, selon la loi de son développement national, est aussi un bismarckien, et, dans Faust, il a encore compris cette réflexion de Brander : « On ne peut pas toujours se passer de l’étranger. Les choses bonnes sont souvent bien loin. Un bon Allemand ne peut souffrir les Français ; seulement, il boit leurs vins très volontiers. » Pour l’instant, comme s’il soupait avec des filles, il s’amuse de ces farceurs de députés et journalistes, des habiletés de l’économiste à tout faire rentrer dans son système ploutocrate et de l’ensemble de cette tablée que le baron et les deux banquiers en son honneur animent et font briller. Et pourtant ce puissant financier-là, ce n’est point un Rothschild. Un Rothschild peut bien conférer à de rares occasions avec un ministre, mais de préférence se tient à l’écart des figurants officiels.

Le trait commun à toutes ces figures, c’est l’impudence, depuis la bassesse du coquin et du mufle, jusqu’au nihilisme de Méphisto. Il y a surtout des impudences de gras, qui font penser aux valets du répertoire, et des impudences de maigres, qui plaisent par une franchise soldatesque. Mais, pour soutenir la comédie qu’aiment à donner dans le repos d’un bon dîner tous ces visages, quelles énergiques charpentes ! les fortes mâchoires, les fronts de bélier !

Il faut mettre à part l’économiste et les peintres, chez qui l’on distingue de la puérilité. L’économiste, c’est un peu un artiste comique, ou plus exactement une coquette : il ne se suffit pas à soi-même ; il n’a pas le goût de la réflexion ; il attend toujours l’occasion de placer un propos fin, une interprétation heureuse des statistiques, un paradoxe délié et malin à l’usage des riches ; son impatience, son habitude de bavarder sont si fortes que, dans ses silences, son menton marche tout seul, comme il arrive à ceux qui n’ont pas de dents. Les deux peintres, convaincus qu’ils se trouvent là parmi des bourgeois, des ronds-de-cuir, des philistins, sont pourtant si fort animés du désir simiesque des décorations qu’ils approuvent tout ce qu’on dit, sans même attendre la fin des phrases, et, fort éloignés de chercher à rien comprendre, ils ne songent qu’à fournir de soi une opinion favorable. D’ailleurs, tous ces initiés les traitent avec égards et les tiennent pour des enfants vaniteux et des ouvriers, sans plus.

Ce n’est pas la peine de mentionner les femmes présentes : certes elles sont majestueuses et honnêtes, mais elles ignorent trop que des femmes, surtout celles des grands personnages, sont tenues d’être parfaitement aimables.

Assurément, les amis de Rœmerspacher au café Voltaire, s’ils avaient réfléchi à ce que peut être un dîner ainsi composé, l’auraient imaginé comme une suite de « prudhomies », de préjugés professionnels coupés d’hypocrisies ; mais, en fait, c’est chez les jeunes gens qu’on trouve le plus de propos convenus et de niaiseries sans attaches avec la réalité. Les hôtes du baron de Reinach ne se perdent pas à chicaner comme des avocats, à faire parade d’imbéciles complications sentimentales, à la façon des jolies filles et des poéteraux qui pour rien, pour le plaisir de se faire connaître et sans démêler leurs interlocuteurs, disent et redisent : « Moi, je pense ceci… » Inférieurs à Rœmerspacher, à Saint-Phlin, à Sturel en curiosité intellectuelle désintéressée, ils les égalent au moins en flamme par l’intensité de leurs passions soutenues de ressentiments, de soucis pécuniaires, de vanité professionnelle.

Leurs propos révèlent l’habitude constante de tenir compte des proportions entre les divers hommes et entre les divers intérêts qu’ils ont à manier. Ils savent mettre chaque chose à sa place. C’est la grande sagesse pratique. Et puis ne partons pas en campagne sur des mots, ne discutons pas des cas hypothétiques ; seuls les faits comptent… En public, s’ils ont à parler, ce devient du galimatias à peine coordonné : — c’est manque de talent et c’est prudence, rien n’étant plus dangereux à la longue que les affirmations claires. ; dans le privé, ils sont elliptiques et nets, comme des complices qui s’entendent à demi-mot. Ce ne sont pas des romantiques. En eux se continue un état d’esprit qui a exprimé son idéal dans le second Empire : adhésion à l’idée de progrès et de douceur générale des mœurs, nulle notion de moralité ni de dignité personnelle ; certitude que le troupeau sera bien soigné si chacun soigne ses propres intérêts. Il en est des écoles de vie comme des écoles d’art : elles ne disparaissent pas sans avoir épuisé tous leurs principes. On les approuve d’abord, et moins pour leur valeur propre que par dégoût des formes qu’elles balayent ; puis elles-mêmes se vident, fatiguent et sont supplantées.

La conception des politiciens du second Empire supposait chez eux une élégante indulgence pour leurs propres faiblesses et pour celles des autres ; Morny, avec de jolies manières, de la bravoure et de l’esprit, peut masquer sa médiocrité de fond et faire un agréable personnage. Quand ces qualités tout extérieures manquent, comme il arrive chez des hommes sans éducation, nulle délicatesse profonde ne se trouvant en eux qui puisse y suppléer, les voilà de simples mufles. Ceux-ci, qui se délassent autour d’une table somptueusement servie et dans le bien-être des bouteilles, échangent allègrement une suite de propos pittoresques et professionnels. Et la basse façon de penser qu’ils trahissent forme la plus haute comédie.

— Quel est le meilleur travail synthétique sur la Révolution française ? — a demandé, sans doute pour lier conversation, le membre de la Chambre des communes assis à côté d’un député opportuniste.

Et l’autre, haussant la voix :

— Tous les discours de comices agricoles et l’ouvrage de Taine. Mais je préfère les discours de comices ; ils sont mieux accueillis.

— Ajoutons, pour être impartial, — objecte le banquier lettré, — que la conception de Taine a des chances de leur survivre une dizaine d’années.

— En politique, c’est duperie de s’inquiéter plus avant que six mois.

Ainsi parle un journaliste de tendance radicale.

— Très bien, — lui répond le subtil économiste,

— et n’est-ce pas dans cet esprit qu’il faut interpréter la phrase de Gambetta : « La question sociale n’existe pas ? » Permettez ! je ne vous reproche pas de l’avoir attaqué : vous suiviez votre jeu. Mais, vous le reconnaissez, Gambetta ne devait pas mêler à la besogne et aux soucis du jour…

— Je suis fâché que Joseph soit en voyage, dit le baron, il nous expliquerait tout cela.

— La phrase de Gambetta ! — dit un autre qui les interrompt, — faut-il qu’elle ait un sens ? Certaines formules d’orateurs prétendent moins exprimer une vérité qu’obtenir un effet immédiat sur l’auditoire.

— Vous avez mille fois raison, reprend l’économiste, c’est très souvent ainsi qu’il faut entendre les opinions d’orateur. Elles ont un sens aussi longtemps que résonne la voix qui les émet. Ce sont des vérités locales et momentanées. Mais, selon moi, au cas particulier, Gambetta voulait dire que la question sociale n’est pas du ressort de la politique, qu’elle est insoluble pour un homme d’État et ne peut intervenir dans ses décisions… Distinguons ! Il y a des crises économiques, mais la question même du prolétariat déborde l’espace de temps — vous disiez un semestre — où peut s’étendre la prévoyance d’un homme politique. Ce qui renverse un gouvernement et qu’il faut toujours surveiller, ce sont les déclassés qui, dignes d’y prendre place, se heurtent à des obstacles infranchissables. Dans notre système, cela n’est point à craindre. Nous accueillons tous ceux qui sont en mesure de s’imposer. Nous sommes précisément un personnel de déclassés : la délicatesse des salons peut en sourire ; il n’appartenait à personne qu’il en fût autrement, et c’est l’explication du meilleur et — disons-le entre nous — du pire qu’on a fait en France depuis un siècle. En conséquence, qu’ils le veuillent ou non, les plus ardents révoltés de cette heure seront nôtres dans dix ans.

— Pardon, — dit le baron de Reinach, — je crains que vous n’en produisiez trop, des hommes de valeur, des déclassés ! Avez-vous calculé ce que la province, chaque jour, expédie sur Paris de bacheliers remarquables et pleins d’appétits ? Le voilà, votre danger : la surproduction du mérite.

Il est très probable qu’à la longue c’est le baron, qui agira sur Bouteiller ; pour le moment le professeur gêne un peu son patron, le force à hausser son ton, à philosopher. Jacques de Reinach a dit cela, tourné vers Bouteiller, pour l’inviter à parler, le mettre en valeur.

Mi-sérieux, mi-bouffon, un convive dit :

— Quand un peuple est trop chargé d’éléments importants, il se trouve une purgation sociale. La Commune, en 1871, a dégagé l’organisme républicaine qui était trop riche, embarrassé.

Celui qui parle ainsi est un ami de Gambetta, qui souffre d’être déjà talonné par les jeunes amis du grand mort. S’ils sont eux-mêmes poussés par d’incessantes recrues, la position ne sera plus tenable pour cet ancien.

Bouteiller le désigne du doigt, comme il ferait parlant à l’un de ses élèves. Dans cette minute, la noblesse que sa figure sévère tient de ses habitudes de méditation est encore accentuée par la mesquinerie d’un habit mal coupé. Ainsi un beau motif d’architecture parfois ne chante que mieux sur une vieille bâtisse négligée… Il professe d’un ton tranchant :

— Il y a des hypothèses nocives. N’habituons pas notre esprit à reconnaître une vertu à ces traitements extrêmes, dont le patient, en cas de succès, demeure toujours gravement atteint. La République peut éviter les maladies sociales. La loi du 22 mars 1882 est excellente. Il faut l’instruction obligatoire : un homme sans instruction est un ouvrier médiocre, un médiocre citoyen, et un médiocre défenseur du pays. Mais la loi n’est pas complète : il faut une philosophie obligatoire. L’instituteur est le représentant de l’État ; il a mission de donner la réalité de Français aux enfants nés sur le sol de France. Qu’est-ce, en effet, que la France ? Une collection d’individus ? Un territoire ? Non pas, mais un ensemble d’idées. La France, c’est l’ensemble des notions que tous les penseurs républicains ont élaborées et qui composent la tradition de notre parti. On est Français autant qu’on les possède dans l’âme… Sans philosophie d’État, pas d’unité nationale réelle. Quand vous en posséderez une, vous aurez tout à gagner de la diffusion d’un enseignement qui deviendra une vraie discipline morale…

Avec sa belle voix grave bien posée, son visage pâle aux traits nets et un peu durs, ses yeux noirs où l’on lisait une parfaite assurance, il parla pendant cinq minutes. Et il fut admiré par tous ces professionnels qui ne pouvaient être insensibles à l’accent, à l’autorité, à ce jeu qu’ils appréciaient en critiques dramatiques. Ils se penchaient les uns vers les autres pour s’informer de son nom. Unanimement ils approuvèrent sa manière ; mais sa thèse, qui flattait les passions de leur adolescence, précisément leur parut jeune, — c’est-à-dire d’un homme inexpérimenté, — parce qu’elle dépassait ce que les circonstances permettent.

Au bout des cinq minutes, s’il ne s’était tu, on l’allait trouver pédant et un peu gobeur. Mais qu’il est magnifiquement doué ! Comme un ténor qui chante l’amour devant des vieux cercleux, il a ramené tous ces messieurs à l’âge héroïque où le parlementarisme n’était éloquent qu’aux cafés Procope. Voltaire et de Madrid.

Le directeur du grand journal gouvernemental l’approuve, l’encourage du regard et de sa tête balancée, mais son sourire semble dire : « Nous avons été des enthousiastes comme vous, monsieur !… » À cette objection qu’il saisit chez tous, Bouteiller, qui n’a rien d’un bon jeune homme et qui n’entend pas être traité en amateur, riposte directement :

— Votre journal soutiendrait-il cette thèse du danger de multiplier les maîtres d’école et les maîtres de philosophie ?

Qu’est-ce que cette rude façon d’interpeller un homme d’esprit ?… Voyez-vous la nuance ? Bouteiller a encore l’âpreté d’un néophyte.

— Bah ! — dit l’autre qui ne se démonte pas, — mon journal, c’est la marque quotidienne de mon mépris pour la bourgeoisie française.

Soulagé par une boutade qui ramène tout au ton convenable, chacun rit longuement, sauf Bouteiller et le baron. Celui-ci, nerveux pour son protégé, redoute qu’il prête à sourire ; il craint, d’autre part, de l’effaroucher par ce ton de libertinage politique familier à des hommes de partis divers quand ils sont liés par des intérêts privés.

— À neuf ans, dit-il, mon ami Bouteiller travaillait avec les maçons à Lille. Il était l’enfant qui monte « l’oiseau » à l’échelle. La journée de l’aide-maçon commence un quart d’heure plus tôt et finit une demi-heure plus tard que le travail du maçon. Malgré ce surmenage, Bouteiller prenait sur ses nuits de gamin pour étudier, et, à douze ans, sans avoir jamais eu de maître, il obtenait au concours une bourse.

Tous les visages exprimèrent une haute estime ; mais, tandis qu’ils examinaient Bouteiller, on sentait mêlée à un réel intérêt, une légère pitié, comme devant les naïvetés d’un débutant.

On lui posa quelques questions sur la vie des maçons, sur les difficultés de ses études, sur l’esprit de la jeunesse qu’il enseignait ; mais l’importance que lui-même attachait à ces détails diminua celle qu’on leur aurait accordée.

Il n’avait de goût qu’à parler sérieusement, et cela choquait. Au vrai, parmi tous ces hommes agités ou fatigués, car l’effort pour arriver au pouvoir épuise, il était trop neuf : on le sentait disposé à exiger trop des individus.

— Ma foi ! — dit, entre ses dents, le gros directeur du grand journal parlementaire, — c’est joli d’avoir monté « l’oiseau » ; mais je suis plus sûr que Rouvier a été commis chez Zafiropoulo et il fait pour cela moins d’épate.

— « L’oiseau ! l’oiseau ! », — bougonnait un autre : — ça ne suffit donc plus d’être victime ou fils de victime du Deux Décembre !

— Alors, — disait le grand banquier à son voisin qui sourit, — ce monsieur va prendre en main les intérêts du baron ?… Il porte cela avec bien de la dignité !

Cependant l’économiste, d’un ton académique, c’est-à-dire dont l’ironie n’était perceptible qu’aux initiés, se chargeait de réparer ce qui dans les propos avait pu choquer cette recrue.

— Je connais depuis longtemps M. Bouteiller, et je sais que Gambetta l’appréciait tout particulièrement… Quand les puissants drainages que par l’instruction gratuite nous opérons dans les masses profondes n’amèneraient à jour que M. Bouteiller, la République ne serait-elle pas justifiée de ses efforts scolaires ? La détermination qu’a prise, je le sais, le distingué ami de notre excellent hôte, l’appui qu’il a déjà donné et qu’il continuera a nos idées de gouvernement, me sont le plus sûr témoignage de la qualité exceptionnelle de son intelligence et de son caractère. Pour l’ordinaire, avouons-le, la filière est bien connue : les clubs, l’extrême gauche, le radicalisme, — et seulement plus tard l’instinct de gouvernement.

— Et plus tard encore, le comte de Paris ! — dit finement le banquier lettré.

— C’est notre réserve, ne la découvrez pas !… surtout devant ce terrible homme — répliqua gaiement le journaliste gouvernemental en désignant son confrère radical.

Les deux écrivains, qui, depuis plusieurs années, à la suite de polémiques insultantes, étaient brouillés, se regardèrent en riant et, comme on se levait de table, se rapprochèrent.

Au salon, l’un des financiers, celui qui avait servi l’Empire, prit familièrement Bouteiller par le bras :

— Morny avait coutume de dire au romancier Alphonse Daudet, attaché à son cabinet, jeune alors avec de magnifiques cheveux sur une figure éblouissante de vie : « Quand on entre dans le régiment des gens du monde, il faut en porter l’uniforme… » Laissez-moi vous dire : « Il faut prendre le ton de la politique quand on veut s’y mêler. » Et ce n’est pas le ton de la philosophie… — Non, — continua-t-il d’une voix plus haute en buvant son café, — la politique n’est pas besogne de philosophe, ni de moraliste : c’est l’art de tirer le meilleur parti possible d’une situation déterminée.

Sur ce thème, il développa avec agrément des idées simples et justes auxquelles le baron avec plus de jovialité apporta l’approbation de son expérience.

Ces banquiers sont étonnants, — disait au gros entrepreneur un député qui, sans le connaître, lui souriait depuis une demi-heure : — ils font de la dialectique pour ce professeur à 7,000 francs comme pour un actionnaire.

— Un actionnaire, non ! Ils ont placé de l’argent sur lui ; écoutez : ce financier qui lui parle de Morny a offert à la « Société d’Encouragement au bien » un prix de 5,000 francs pour récompenser l’auteur du meilleur manuel populaire d’éducation morale. Le prix a été attribué à un travail fort bien fait, paraît-il, de Bouteiller. Et voilà l’origine de l’intérêt pour ce normalien.

— C’est l’intérêt de cinq mille francs. Comment compte-t-il le retrouver ?

— Il a prêté son lauréat à Reinach qui l’initie pour le moment aux mystères de la législation des sucres. Il lui explique l’utilité nationale de forcer par une vigoureuse campagne le gouvernement, quand les sucriers s’endorment, à augmenter la prime d’exportation.

Les deux hommes se regardèrent en riant :

— Ah ! voilà… les sucriers s’endormaient !… Heureusement notre cher baron veille pour eux !

— Diable ! s’il veut un jour être ministre, ce dévouement aux sucriers pourra peut-être le gêner, ce M. Bouteiller !

La fête était pleine d’entrain. Un jeune député s’approchait d’un ancien ministre, du parti modéré, avec qui il venait de dîner et, au bout de cinq minutes, profitant du premier silence quand chacun vidait son petit verre, il lui disait :

— Monsieur, j’ai depuis longtemps des remerciements à vous faire… C’est vous qui m’avez fait entrer dans la vie politique.

— Comment cela ?

— On m’a proposé un jour pour le Conseil d’État et vous avez répondu : « Cette fripouille ! jamais !… » Le vieux « centre gauche » réfléchit un instant, et, lui tendant la main :

— C’est exact !

— Et voilà pourquoi, conclut gaiement le jeune député, j’ai dû choisir ce f… métier ! On lui fit un succès, en lui donnant de fortes tapes amicales sur l’épaule. C’est avec ces claques du plat de la main sur la chair que jadis on faisait réapparaître les marques du bagne dans le dos des vieux galériens.

Le café pris, le baron s’avança d’un pas, enfonça à la bonhomme ses deux mains dans ses poches, puis d’une voix forte :

— Et maintenant, messieurs, que ceux qui s’intéressent à notre chemin de fer viennent au fumoir !

Immédiatement un ministrable lui emboîta le pas, suivi lui-même de ses collègues, des directeurs de journaux et de l’entrepreneur.

Ils allaient causer des lignes du Var et de Digne à Nice, forte pensée que, dès cette époque, le baron mûrissait. Elles devaient nécessiter des travaux d’art importants sans fournir de trafic, parce qu’elles traversent des pays pauvres. M. de Freycinet les déclara stratégiques, mais le baron en fut le véritable stratège.

Bouteiller ne les suivit point dans leur conseil de guerre ; il resta avec les femmes, les peintres et quelques novices. Rapidement d’ailleurs les salons — pareils à tous les salons trop riches et avec la chaleur d’étuve ordinaire — se remplirent des hommes dont les noms, à cette date, apparaissaient dans tous les actes de la vie politique française… Chacun d’eux, pris isolément, a ses faiblesses : celui-ci manque d’argent ; cet autre chancelle dans son arrondissement ; sur le troisième courent de fâcheuses histoires de concussion ; mais leur faisceau constitue la toute-puissance parlementaire.

Depuis seize mois, M. Jules Ferry occupait le pouvoir. Les affaires du Tonkin ne présentaient pas les difficultés qu’on y rencontra peu après. Dans une magnifique majorité, au Palais-Bourbon et au Luxembourg, il avait rallié tous les gambettistes, à l’exception de deux ou trois, entêtés de la pensée entière du grand orateur. Un Jules Ferry, moins intéressant au point de vue artiste qu’un Gambetta, lui est supérieur dans l’art de gouverner. Son ministère venait courageusement d’entreprendre la liquidation à perte de toutes les grandes promesses gambettistes : réforme judiciaire, conventions avec les compagnies de chemins de fer, syndicats professionnels, organisation municipale, révision de la Constitution. Si les parlementaires le maintiennent au pouvoir, s’ils éprouvent très sincèrement cette allégresse qui, depuis le commencement du repas, met ce soir-là sur cette réunion de banquiers, de journalistes, de députés, une atmosphère de fête, — c’est qu’à chacun d’eux, en même temps qu’à l’ensemble du parti, il a rendu un immense service. Il les a soulagés d’une lourde charge. Ils disent le mot banal : « C’est un homme de gouvernement. » Pressez-les de s’expliquer, vous entendrez, vous devinerez du moins leur pensée essentielle : « Enfin, nous avons fait faillite ! »

M. Jules Ferry est le syndic intelligent de cette opération à laquelle les avaient acculés des promesses imprudentes. Il a donné à ses amis, à son parti, une série d’expédients pour qu’ils demeurent en apparence fidèles à leurs engagements et paraissent s’en acquitter, cependant qu’ils se rangent du côté des forces organisées et deviennent des conservateurs. Aux yeux des grands financiers qui sont là, c’est un homme admirable.

On entend des résumés comme celui-ci :

— Laissez donc. L’opinion ! des réformes ! des progrès !… On est allé, croyez-moi, aussi loin que possible… Nos électeurs ne demandent pas que nous fassions quelque chose du pouvoir, mais seulement qu’il ne soit pas aux mains d’une autre classe — supérieure ou inférieure — qui, elle, s’en servirait.

Quel que soit l’enthousiasme à tendance dictatoriale suscité par M. Ferry, l’intrigue parlementaire subsiste pourtant. Ici même, ce n’est point une simple réunion de ferrystes. Non loin de MM. Raynal, ministre des Travaux publics, et Baïhaut, sous-secrétaire d’État, qui, appuyés par MM. Léon Renault et Rouvier, défendirent éloquemment les six grandes Compagnies, un petit monde entoure M. Wilson, qui vient d’être avec MM. Allain-Targé et Pelletan l’adversaire le plus habile des conventions.

M. Wilson a soutenu que les voies de communication, chemins de fer ou autres, c’est-à-dire le « système artériel », la vie et la sécurité du pays, doivent être administrés dans l’intérêt public et que c’est un crime de les livrer au monopole et à la féodalité industrielle… C’est la doctrine orthodoxe, l’ancienne thèse gambettiste. Si M. Wilson, personnage important, gendre du président de la République, la soutient, c’est, peut-on supposer, qu’à l’Elysée on ne serait pas fâché de diminuer M. Ferry, dont les ambitions inquiètent et dont les amis raflent trop d’affaires.

Il est extraordinaire de voir M. Wilson dans le milieu Reinach, et celui-ci, qui déjà avait à sa table quelques radicaux, fort apprivoisés, il est vrai, ferait une magnifique opération s’il pouvait adjoindre leurs chefs à son personnel. Les rédacteurs de la République française, élite et noyau du bataillon Reinach, ne sont pas tout-puissants ; en présence des ministères de concentration, il faut compter avec les républicains avancés. Le baron, en même temps qu’il poursuit le projet impossible de s’assurer des concours inconciliables, garde toute sa méfiance d’opportuniste pour l’Elysée. Le ministre Raynal, auquel il a présenté, avec quelques mots très chauds, Bouteiller, traite avec distinction le jeune professeur ; mais laissé à lui seul, celui-ci va se mêler au groupe de Wilson : l’âpreté et la sûreté démocratique du député de Loches lui plaisent. Aussitôt Reinach, qui surveille son bien, le prend sous le bras, l’entraîne et veut le présenter à M. Jules Roche, de qui le monde opportuniste commence alors à faire grand cas. — M. Roche, parti de la gauche la plus avancée, émerveillait les connaisseurs par la rapidité de sa maturité. En juin 1882, il votait avec la Chambre l’élection de la magistrature ; en février 1883, il parlait avec érudition et puissance, applaudi par cette même Chambre, contre l’élection de la magistrature. « C’est un esprit courageux, très instruit et qui vous plaira », dit Reinach à Bouteiller, qui voudrait un peu protester.

Beaucoup de ces hommes se croient bien à tort des adversaires : ils sont d’abord, et tous également, des mainteneurs du parlementarisme. Leurs ambitions les divisent, mais leurs intelligences, nourries des mêmes préjugés, quand elles jouent, comme ce soir, d’une façon toute désintéressée, produisent des séries fort analogues d’affirmations et de négations. Dans le brouhaha de tant d’hommes qui crient trop haut parce qu’ils sont mal élevés et qu’ils ont l’habitude des couloirs du Palais-Bourbon, des réunions politiques ou d’actionnaires, de la Bourse et des journaux, on entend des dialogues comme celui-ci :

— Les généraux ? Nous n’avons pas de fonctionnaires plus soumis… Demandez à Clemenceau : il les fait monter en lapin, oui, à côté du cocher, en lapin sur son fiacre.

— Celui qui reprendrait Metz et Strasbourg…

— Il aurait droit au Panthéon immédiat !… Vous m’entendez ! Tous les honneurs et un mauvais café.

— Le parlementarisme ne peut pas supporter une victoire plus qu’une défaite.

— Allez jusqu’au bout : le régime ne dure que grâce à la peur de la guerre. Nous n’avons rien à craindre du césarisme — qui, dans l’état, est notre seul danger, — tant que la France, par doute de ses forces ou par amour de ses aises, exigera la paix.

Et quelqu’un, par une erreur fréquente, ayant paru confondre le rôle d’un César avec les destinées de la famille Bonaparte, Bouteiller laissait tomber, toujours de haut, en professeur :

— Ce qui constitue un César est en lui et ne peut être héréditaire. Un César intervient comme une nécessité dans l’instant où il n’y a plus de tradition ; il ne peut en créer une. La République n’a rien à redouter du bonapartisme ; tout, du césarisme.

On échangeait des renseignements qui semblaient alors d’ordre banal et dont chaque détail devait entrer dans l’histoire financière, parlementaire et judiciaire :

— Une bonne nouvelle, messieurs les directeurs de journaux ! disait le baron de Reinach : il serait possible que d’ici quelques mois la Compagnie de Panama émît pour 129 millions d’obligations.

— Il y aura un syndicat ?

— Bien entendu ! En outre, on étudie une combinaison nouvelle de titres à option. Nos amis seront contents. MM. Charles de Lesseps, Marius Fontanes, Martin, demeureront chargés des mesures à prendre pour la réussite de l’émission. M. Lévy-Crémieux sera à la tête du groupe des syndicataires ; enfin moi-même, dorénavant, je m’intéresse à la Compagnie et je chercherai toujours à faciliter ses relations avec mes amis.

On se répandit longtemps en éloges, dont la sincérité était évidente. Si l’on excepte quelques banquiers et des théoriciens de finances, qui, d’ailleurs, manquent des documents pour étudier cette immense comptabilité, ces journalistes, ces députés, tous hommes d’action ou hommes d’esprit, devant les trésors maniés par les Lesseps, perdent le sens critique. Ils ressentent ces éblouissements que nous avons constatés chez les jeunes Lorrains à l’énumération des hauts faits de Napoléon. Ils ne songent qu’à participer aux conquêtes de cette immense armée d’actionnaires et d’obligataires. Quant à la responsabilité d’entretenir de telles hordes et de leur assurer le succès, ils ne la soupèsent même pas ; ils l’abandonnent toute aux Lesseps. Ils marchent sur les flancs de ces bataillons de souscripteurs, dont ils savent que le nombre pourra être indéfiniment accru ; ils se préoccupent avec fièvre de prendre une part du butin final et, en attendant, trouvent fort naturel de se nourrir avec le biscuit de troupe. Fort joliment, le directeur du grand journal parlementaire officiel résume à Jacques de Reinach les sentiments de ses confrères :

— Bonaparte commençait toujours sa journée par la lecture des journaux qu’il avait lui-même rédigés la veille. Vous, avec votre réunion d’actionnaires en juillet prochain. Il dépend de M. de Lesseps d’ouvrir la séance par une lecture des journaux de Paris qui tous affirmeraient aux capitalistes la sécurité et les avantages de placer leur argent en titres de Panama…

Vous avez entendu ces gens-là. Ils ne paraissent pas inintelligents quand ils parlent sub rosâ. Ce qu’on distinguerait mieux en d’autres circonstances, — parce que l’occasion qui fait les coquins fait aussi les héros, — ils sont énergiques et féconds en expédients. On ne leur reproche pas leur bassesse ni leur cynisme ; c’est par des personnages bas et des moyens cyniques que de très grandes choses ont été accomplies. Seulement on ne voit pas où tendent ceux-ci. L’un d’eux tout à l’heure exprimait leur sentiment profond : « On ne nous demande pas que nous fassions quelque chose, mais que nous occupions la place pour empêcher d’autres de faire des choses… »

Passons-leur encore cette apathie. Peut-être, à cette date, l’intérêt national réclame-t-il qu’on piétine sur place. La politique n’est pas d’agir d’une façon qui satisfasse l’esthéticien ou le moraliste : elle a son objet propre qui est la vie de la collectivité. Mais comment ces invités du baron Jacques de Reinach, qui sont le gouvernement de notre pays, vont-ils accroître, utiliser, maintenir l’énergie française ? Et précisément, ce soir, devant nous, une énergie admirable et de tous points précieuse a été mise en rapport avec le ministre Raynal, avec son sous-secrétaire d’État M. Baïhaut, avec leurs amis, et avec M. Wilson et son groupe. Bouteiller — dans cette même journée où ses anciens élèves viennent d’aller à la force imaginative, au tombeau de l’Empereur — prend contact avec cette force réelle, avec ce groupe de dirigeants. C’est une richesse nationale qu’un Bouteiller ; il vaut plus qu’un vaste domaine d’État ; plus même, selon nous, qu’une bonne loi : c’est un cerveau, une âme, un faiseur d’hommes. Eh bien ! cette recrue en qui un César trouverait un merveilleux commis de son pouvoir, et qu’une République peut employer au service de son idéal, comment les parlementaires vont-ils en user ?

On pourrait croire que certaines vulgarités, certains cynismes dans cette fête ont choqué Bouteiller, le kantien austère. Mais ses passions y furent satisfaites et excitées : son goût du pouvoir, et son envie sociale. À l’avance il s’était solidarisé avec le personnel parlementaire ; il ne le met plus en question. C’est avec émotion qu’il a franchi jadis le seuil de Gambetta ; dans un sentiment analogue, et même avec une généreuse fraternité qui secrètement lui échauffait l’âme, il a serré tout à l’heure la main de ces journalistes, de ces députés, dont tous les actes, depuis longtemps, lui sont familiers. Et puis, au cours de cette soirée, il a cru discerner que, dans un tel milieu, il dominera aisément. Cette certitude qui apparaissait dans toute sa manière a légèrement prévenu ce public contre un personnage si neuf ; mais lui, tout incapable d’amitiés et de haines particulières, et pour qui les individus ne valent que par le groupe où ils font nombre, il n’a discerné aucune nuance d’antipathie sur ces nouvelles figures. En regagnant à pied son logis de la rive gauche, il évoque tour à tour chacune d’elles avec plus de sympathie qu’il n’a jamais fait pour aucune unité humaine. Ce conscrit voue à son régiment les sentiments d’un jeune colonel qui vient de saluer son drapeau, ses soldats, c’est-à-dire les outils de son œuvre future.