Les Déracinés/XIII

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 309-330).

CHAPITRE XIII

SON PREMIER NUMÉRO

Le 24 juin 1884, dès le matin, tous se réunissent pour arrêter la composition du premier numéro, qui va paraître le lendemain. Au début de l’été ! Racadot excité par l’optimisme de Renaudin avait tremblé, s’il attendait jusqu’à l’automne, que le journal ne lui fût « soufflé ».

De quelle forte activité Racadot vient tout ce mois d’enfiévrer son affaire ! Il apprend la typographie, l’administration, les secrets de la publicité ; il n’y met pas d’amour-propre et se fait répéter les choses, harcèle chacun pour être sûr de bien comprendre. Parfois il se sent faible, il doute. Alors son imagination exagère la science de Rœmerspacher, la finesse de Sturel, les belles relations de Saint-Phlin, Suret-Lefort, Renaudin. Il leur prête tous les talents, toutes les influences, et du dévouement. C’est l’hallucination du paysan pour qui ses vaches, son veau, son mouton sont les plus beaux du marché.

Le rendez-vous est « aux bureaux », — trois petites chambres qui donnent sur une cour intérieure de la rue Saint-Joseph. Quand Racadot entend ses rédacteurs dans l’escalier, il se sent ému comme un jeune homme que ses témoins viennent chercher pour son premier duel.

— Va-t’en, va-t’en ! dit-il à Léontine, en la poussant dans la pièce voisine.

Il passe une redingote qu’il s’est achetée sur le chapitre des frais généraux. Lui qui depuis son enfance faisait voir dans toute sa tenue un certain abandon canaille, il atteint à la dignité grave d’un galant homme en deuil. Renaudin s’installe en voyeur, Mouchefrin s’agite. Les autres tirent de leurs poches, de leurs serviettes, leurs articles. Racadot les remercie, les complimente par avance, cherche à leur faire aimer le journal… Le voici qui s’interrompt pour fermer un encrier de peur que l’encre ne s’évapore. Dans ce geste qui porte tout son buste en avant, on voit comme jamais la puissance de sa nuque. Que c’est beau, ces muscles qui font saillie, cette attache épaisse de sa colonne vertébrale ! Il semble qu’une hache s’y briserait… C’est une idée exagérée : la guillotine brise tout. Mais ce cou admirable supporterait, au désert, à la guerre, à l’amour, les plus étonnantes aventures.

Et pourtant cette énergie-là, qu’est-ce que vous croyez qu’elle offrirait de résistance à une série de malheurs ? On ne se rend pas compte combien les forces d’un homme s’épuisent vite. Dans l’espèce, ce jeune taureau est lié aux destinées de quarante frêles chiffons de papier. Parfaitement ! Selon qu’un mince paquet de quarante billets de mille francs diminuera ou s’augmentera, Racadot ira s’affaiblissant, se fortifiant. Voilà son secret. Il peut nous parler de trente-six choses, s’enthousiasmer, s’indigner : une seule lui chaut, cette liasse. Qu’il descende à l’imprimerie, qu’il mesure avec le metteur en pages la longueur des articles, c’est encore son portefeuille qu’à part soi il calcule. Cette obsession tue son allégresse vitale, ne lui laisse plus de gestes inutiles, d’activité en façon de jeu. Mais elle constitue comme un roc en lui, et lui-même, dans cette salle de rédaction, est un roc où s’appuient ces jeunes gens parce que, suivant eux, il fera vivre le journal. De cela, ils se remettent à lui : ils l’interrogent seulement pour savoir si leurs articles seront imprimés et corrigés avec soin.

À leurs physionomies, on voit bien qu’ils ont pris au sérieux leur collaboration. Ils prient Rœmerspacher de leur faire connaître son travail. Un tel collaborateur, à première vue, donne de l’espoir, paraît utile. Dans cette période où il échange les caractères de l’adolescence contre une allure déjà un peu lourde, il a le négligé et l’attractif du gros travailleur, du fort mangeur et du grand parleur. C’est vrai qu’il parle trop, mais avec précision. Ce qu’il y a de remarquable en Rœmerspacher, c’est à la fois l’étendue et la plénitude, la bonne qualité de ce qu’il sait. À l’écouter, on est vite assuré qu’il joint aux fortes intuitions d’un abstracteur la vision concrète d’un esprit positif. Il est capable d’accomplir une besogne énorme et très bien faite, grâce à sa force de coordination et à la faculté de mettre de la clarté dans les idées qu’il envisage. Voilà des qualités aujourd’hui rares en France, où dominent presque exclusivement les charmantes vivacités parisiennes ; il fallait pour produire ce jeune homme les provinces de l’Est,et spécialement cet excellent bassin de la Seille.

Capable autant que personne des voluptés de la rêverie et de l’isolement contemplatif, auxquelles s’abandonne Sturel, il restreint chaque jour avec une étrange dureté envers soi-même la part de l’imagination et de la sensibilité. Ce n’est point ascétisme, c’est plutôt instinct de la conservation : il faut s’interdire de mettre perpétuellement en discussion ses motifs de vivre.

Il répète volontiers un aphorisme qu’il a recueilli d’un de ses maîtres préférés, à l’Ecole des Hautes Études. Parlant des savants qui, enfermés dans un étroit domaine, trouvent chacun des parcelles de vérité et créent les sciences, Jules Soury a dit : « Avec plus d’étendue d’esprit, ils auraient été des critiques et non des inventeurs. » Que Rœmerspacher approuve cette phrase où l’on nous fait entendre comment les intelligences créatrices sont enfermées dans leur tâche et dominées par une part d’illusion, un esprit perspicace en augurera favorablement pour le concours qu’il peut donner à Racadot. Sa clairvoyance philosophique pourra fournir une force de bon sens, assez analogue au cynisme pratique qu’apporte un gros brasseur dans le maniement des hommes. Les chimistes ont de ces façons froides et objectives de juger les faits, les caractères et les situations.

Au bref, pour avoir confiance dans ce collaborateur, il suffit de voir comment, sans vanité ni timidité, en garçon qui sait ce qu’il dit et qui est prêt à s’en expliquer, il va commencer sa lecture… Si les cinq autres le valent, la Léontine a sans doute raison qui, pour passer le temps, exilée dans la pièce voisine, annonce déjà le succès à Verdun. Sur un beau papier, avec en-tête de la Vraie Republique, elle écrit à une amie : « Tu me demandes le nouveau métier d’Honoré. Tu connais bien Victor Hugo ? Eh bien ! il est cela, un Victor Hugo ! » Et dépeignant les bureaux du journal : « À Paris, il faut de l’étalage, beaucoup. Nous habitons le quartier le plus commerçant, à dix pas de la rue Montmartre, trois pièces et le cabinet inodore renfermé chez moi. Il ne faut pas que du logement ; il y a des meubles. C’est le cabinet de travail en meubles noirs, avec les doubles rideaux de reps vert, qui est le plus beau. Quand j’ai vu le gas[sic] Racadot installé là-dedans, j’ai failli en tomber sur le derrière, tant j’étais contente… » La lecture un peu philosophique, comme on voit, qui lui parvenait à travers la cloison, ne gâtait ni la manière ni le bon sens de la Léontine.

Rœmerspacher avait voulu donner un complément à son étude sur Taine. L’idée parut bonne à Sturel, à Saint-Phlin, à Suret-Lefort : un article qui avait plu à Taine n’était-il pas un article à succès ?

« Soit que nous voulions nous réjouir de la bonne santé de notre pays, soit que, le croyant malade, nous voulions le soigner, il y aurait intérêt à connaître, au long de leur développement, les transformations des forces nationales et les divers instants de l’énergie française.

« Aux deux extrémités de notre histoire, nous avons deux beaux livres : et dans l’intervalle, le vide. L’Histoire des Institutions politiques, de Fustel de Coulanges, et les Origines de la France contemporaine, de Taine, voilà deux blocs admirables, deux assises pour notre jugement. Mais entre ces deux points de repère, quels historiens philosophes nous guideront ? Ce n’est pas qu’on oublie, certes, la sublime épopée, si pathétique et si vraie, de Michelet, mais on sait bien qu’elle est d’une autre sorte.

« Qui nous fera comprendre le treizième siècle ? Au bout du travail si remarquable de M. Fustel de Coulanges, après qu’il a étudié l’apport des Germains dans le monde gallo-romain, nous devrions être à même de saisir cette merveilleuse poussée de la France débordant sur le monde. Il faut qu’on nous fasse voir comment dans le passé était contenu tout ce qui est notre pays ; que nous touchions ce qui s’est atrophié, ce qui s’est développé. Et, plus avant dans notre histoire, il faudrait aussi qu’on nous rendît compte du coude brusque de l’esprit français à la Renaissance. M. Taine nous donne une brillante formule de ce qu’il appelle « l’esprit classique ». Va donc pour l’esprit classique ! Mais il ne nous en a point fourni une analyse suffisante, puisqu’il n’a pu nous dire par où et comment cet esprit était apparu dans la nation.

« Pourquoi, dans quelles conditions et par quels éléments s’est transformée si gravement l’âme même de nos institutions, nulle étude n’importe davantage à la vie française. »

Rien qu’au son de cette voix, la Léontine à travers la cloison devrait être inquiète : il a lu son affaire avec bien de la gravité. Son fameux article sur Taine, c’était déjà lourd ; mais ceci, pour le lancement de la Vraie République transformée !… C’est un désastre, dans le premier numéro d’un journal, même à deux sous, de publier un tel article ! Mais c’est bien intéressant pour ceux qui suivent le développement de la Vraie République. Depuis que ce jeune homme a vu M. Taine, sa sensibilité s’est transformée. Jusqu’alors il avait fait jouer sa forte intelligence ; il travaillait parce que tel était son emploi naturel et son effort agréable. Avant la visite au Platane des Invalides, pas une fois encore il n’avait entendu un appel à son sens religieux. Maintenant c’est un homme de conscience : aussi n’a-t-il pas daigné se représenter qu’un journal est une entreprise commerciale, que le goût public, en 84, est particulièrement tourné à la pornographie, qu’avec un capital probablement léger, Racadot ne durera pas assez pour changer le goût public — et qu’ainsi, lui, Rœmerspacher, pour le plaisir de penser par écrit, assassine Racadot.

Celui-ci cependant désirait trop espérer pour ne pas se joindre au concert des éloges de Saint-Phlin, Suret-Lefort et Sturel.

Quand ce fut son tour, Sturel s’intimida. Il dit son titre : « L’utilité des hommes drapeaux. » Puis, sur un geste de Renaudin, qui n’avait rien osé objecter à l’article de Rœmerspacher, mais qui paraissait maintenant accablé par trop de philosophie, il jugea nécessaire de se lancer dans une sorte de préface :

— Rœmerspacher m’a souvent chicané sur l’importance que j’attribue aux grandes individualités. « C’est une conception amusante, me dit-il, mais simpliste, qu’il faudrait laisser aux enfants, au petit peuple, à tout ce qui ne peut saisir l’ampleur et la complexité des causes… » Très bien ! nous sommes d’accord ; mon thème n’est pas qu’un individu fait l’histoire, mais c’est comme exaltants et pour leur vertu éducatrice que j’entends vanter les individus. Je crois à l’utilité passagère des hommes drapeaux, à la nécessité de reconnaître systématiquement et de créer, dans des périodes de désarroi moral du pays, un homme national…

… À ce point de son explication, Sturel se déconcerta de la parfaite immobilité de ses amis, — qui, chez Rœmerspacher, était de l’attention ; chez Renaudin, un blâme ; chez Racadot, de l’inquiétude. Il renonça à lire son manuscrit et pria que chacun à son tour en prît connaissance : Racadot le tenant en main, les uns lisaient par-dessus son épaule, tandis que les autres se passaient les feuillets.

Ce nerveux Sturel, en dépit de ses vingt-trois ans, a gardé des timidités d’enfant. Nulle femme, d’ailleurs, ne s’y tromperait : ce ne sont pas des caresses enfantines qu’elles apporteraient à ces cheveux noirs, à ces longs yeux mêlés de tristesse et d’ardeur. Cette voix basse intéressait les plus frivoles ; seulement, elles se plaignaient d’une certaine réserve qui, dès le premier instant, laissait comprendre qu’il se prêterait peut-être, mais jamais ne se donnerait, fût-ce pour une heure d’expansion. Il aimait la solitude et la perfection : timide, avide et dégoûté, il faisait des objections à tous les bonheurs et ne jouissait pleinement que de la mélancolie. Au reste, il sentait avec une intensité prodigieuse, mais, désireux de mille choses, il était incapable de se plier aux conditions qu’elles imposent. En voilà assez pour comprendre que celui-là aussi servira mal la tentative commerciale de Racadot. Il ne s’occupera que de s’exprimer.

C’est un beau spectacle quand Rœmerspacher, ce véritable homme, s’émeut et non point sur des individus, à la manière romantique, mais sur la nation française, sur cette collectivité qui s’est formée à travers les siècles et dont avec amour il voudrait relever les hauts et les bas, établir la courbe d’énergie, — en carabin historien, convaincu qu’il n’y a point d’interprétation rationnelle des manifestations de l’intelligence sans la connaissance des principes de la biologie… Pour jouir de la sensibilité de Sturel, qui n’a pas de talent d’écrivain et qui ne saura pas mettre dans un article les mouvements de son âme, pour entendre sa pensée quand il préconise « la nécessité de reconnaître, de créer un homme national », c’est peu de lire son article par-dessus l’épaule de Racadot ; il faudrait se transporter loin de ces bureaux, à Neufchâteau (Vosges).

Neufchâteau n’est point un endroit où l’on affiche, comme dans les bureaux de la Vraie République, la prétention de modifier les âmes ; on y suit modestement toutes les inventions de Paris, et cependant, c’est un lieu qui durant des siècles a créé des âmes. C’est là que Sturel naquit, qu’il a passé ses dix premières années et qu’il va trois fois l’an embrasser sa mère. C’est un petit coin perdu où il y a d’antiques églises et quelques « bonnes familles ». Mais peu à peu les gens ayant une saveur terrienne ont disparu. Il ne reste plus que des très vieilles femmes, adonnées sans mysticisme, par désœuvrement et par instinct autoritaire, à la dévotion : des sortes de mères de l’Église, interprétant les usages pieux, surveillant le curé, lui remontrant au besoin, capables de médisance et d’une certaine violence à trop parler de premier jet, mais prêtes à s’en excuser si l’on fait appel à leur cœur. Elles aiment l’argent, parce que la famille l’a amassé péniblement et qu’elles se savent bien incapables de l’augmenter, voire de le défendre ; elles lui préfèrent la considération et ne feraient pas tort d’un sou à leur prochain. Elles ont un haut sentiment de la dignité de leur rang et, se sachant des bourgeoises, mettent leur juste orgueil à être de bonne bourgeoisie. Elles connaissent des histoires du passé et les content avec une verve pittoresque. Elles aiment la jeunesse et sont indulgentes aux garçons. Sans qu’on puisse en rendre un compte exact, on voit qu’avec elles meurt une part essentielle de la France, la vieille vie provinciale, celle qui avait ses racines profondes.

De quoi ces petites villes perdent-elles l’âme ? Du départ des fils pour la ville ; de l’arrivée des Allemands. La race germaine se substitue à l’autochtone dans tout l’est de la France. Vaut-elle moins ? — Oui, car elle est étrangère. Par ces immigrés, le type se modifie et se gâte. Il se maintient encore en Sturel qui fut vraiment l’enfant des femmes. Il doit tout à sa chère mère, si curieuse de la vie, à ses grand’tantes, qui furent les plus caractérisées de ces vieilles Lorraines. Sturel serait porté à leur reprocher leurs idées stationnaires, et même rétrogrades, parce qu’elles s’opposaient à son départ pour Paris. Il les juge superficiellement : elles conservaient tant bien que mal l’esprit de cette honorable et vigoureuse bourgeoisie provinciale, qui semble aujourd’hui saignée ou supprimée par les grandes secousses de la Révolution, par les guerres de l’Empire, pas le fonctionnarisme, mais qui tout de même a duré assez pour assurer aux idées de l’Encyclopédie une diffusion telle que jamais plus, semble-t-il, la France ne sera privée de leurs parties essentielles.

En vain Sturel est-il légèrement prévenu contre ses excellentes parentes par son grief de jeune homme : il jouit sans en prendre conscience du contact avec ce qui subsiste de cette forte espèce disparue ; il trouve parmi ses vieux compatriotes et dans les parties anciennes de sa petite ville le bien-être de sympathiser. Peu importe qu’il soit incapable d’analyser, à la façon d’un Rœmerspacher, les éléments de son pays ! L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! Certains Allemands ne disent pas « je pense », mais « il pense en moi » : profondément, nous sommes des êtres affectifs.

À l’occasion des vacances de Pâques, Sturel, cette année même, passant quelques jours à Neufchâteau, de sa fenêtre du rez-de-chaussée apercevait des juifs arrivés de cet hiver et qui avaient loué la maison en face : ils reconduisaient des visiteurs jusque dans la rue. C’était peut-être la dixième fois depuis le matin ; et toujours des personnes que Sturel, né dans cette ville, ne connaissait pas. Chez le père et la mère étaient venus se loger le fils et la bru. Le dernier dialogue sur le trottoir, à chaque visite, — on le devinait aux gestes, aux physionomies, — c’étaient des compliments sur la naissance d’un enfant survenu le mois d’avant. Et, de voir les quatre juifs recevant ces amabilités, parlant eux-mêmes de leur fils et petit-fils avec amour, c’était un spectacle beau et touchant, oui, un spectacle d’une animalité émouvante… On sentait que ces gens-là eussent été magnifiques dans leur ghetto de Francfort, prolifiques et préparant des humiliés et des vainqueurs du monde ; mais ceci restait que, ruisselant d’une certaine intelligence, ils étaient laids tout de même, avec leur mimique étrangère, sous le porche d’une vieille maison de Neufchâteau. Sturel, tout imbu des idées que, petit garçon, il avait prises au collège de Neufchâteau, mais sans nulle animosité, se sentit, à les regarder, envahi de tristesse : « Avec ceux-là, comment avoir un lien ? comment me trouver avec eux en communauté de sentiments ?… Moins instruits que ces nomades, moins liseurs de journaux, moins avertis sur Paris, les bourgeois de Neufchâteau, qui sont en train de périr, submergés sous leurs bandes, avaient une façon de sentir la vie, de goûter le pittoresque, de s’indigner et de s’attendrir, enfin, qui faisait qu’avec eux je m’accordais et je profitais. Nous avions, ce qui ne s’analyse pas, une tradition commune : elle nous avait fait une même conscience… »

Ce dernier voyage à Neufchâteau aura été très utile à Sturel. Quitte à les élucider plus tard, il a emmagasiné ces sensations. C’est sous leur influence mélancolique qu’il vient d’écrire un article dont voici le sens : En ces années, et depuis le 18 mai 1882, Paul Déroulède et la Ligue des Patriotes, quand ils proposent aux Français le serment : « Nous nous engageons à poursuivre par tous les moyens en notre pouvoir le relèvement complet de la patrie », quand ils honorent Metz et Strasbourg et quand ils mettent à l’index les produits allemands, font une œuvre excellente, car leur sentiment, s’il était partagé par tous, aboutirait fatalement à faire surgir ce héros qui imposera une revision du traité de conquête et de commerce signé à Francfort en 1871. Mais nous n’avons pas subi seulement un Sedan militaire, politique, financier, industriel ; c’est encore un Sedan intellectuel. Avec l’intégrité du territoire à reconstituer, il y a aussi l’intégrité psychologique à sauvegarder. La phrase d’un patriote du XVIe siècle reprise par Déroulède est magnifiquement exacte : « Le tout est que tout ce qu’il y a de Français en notre France se réveille, se rallie et ait une parfaite intelligence ensemble. »

L’appel de Sturel au Français-type ne serait-il pas plus puissant s’il nous disait son voyage à Neufchâteau, la genèse de cet article ? Il y manque par défaut de talent et par défaut de lucidité. Il n’a pas encore filtré, clarifié ses idées pour que nettes et pures, elles apparaissent à lui-même et au public, disant : « La France débilitée n’a plus l’énergie de faire de la matière française avec les éléments étrangers. Je l’ai vu dans l’Est, où sont les principaux laboratoires de Français. C’est pourtant une condition nécessaire à la vie de ce pays : à toutes les époques la France fut une route, un chemin pour le Nord émigrant vers le Sud ; elle ramassait ces étrangers pour s’en fortifier. Aujourd’hui, ces vagabonds nous transforment à leur ressemblance ! »

Tel quel, cet article devait contenter Rœmerspacher, qui y retrouva ses préoccupations. Devant l’admiration que les plus importants de ces jeunes gens se témoignaient ainsi les uns aux autres, Racadot n’osa pas exprimer une inquiétude qui venait de l’envahir. Ayant surpris Mouchefrin, dans la pièce voisine, en train de raconter à la Léontine que les articles étaient assommants, il se soulagea par un accès de colère contre ces deux oiseaux de malheur. Ses éclats à travers la cloison interrompirent Saint-Phlin qui maintenant communiquait son travail à ce conseil de rédaction improvisé. On blâma le tapage sans même en demander la cause.

Saint-Phlin a poussé plus loin encore que ses amis l’indifférence aux intérêts de la Vraie République. Il tourne tout net le dos au public. Et, pour Rœmerspacher et Suret-Lefort, qui contredisent volontiers le christianisme, il a traité ce thème :

« Le ton de sacristie vous dégoûte. Mais les Homais, les Bouvard, les Pécuchet, les professionnels de l’anti-cléricalisme vous semblent-ils préférables aux bedeaux ? C’est dans leurs expressions élevées qu’il faut comparer le système scientifique et le catholique. Celui-ci fournit aux nations modernes une discipline morale que jusqu’à cette heure personne n’a pu dégager de la science. Pourquoi chercher autre chose ? La vérité, c’est ce qui satisfait les besoins de notre âme, comme une bonne nourriture se reconnaît à ce qu’elle assure notre prospérité physique. »

Rcemerspacher, décidément, soit qu’il fût le plus capable de rendre des services, soit qu’il eût plus de décision, prenait l’emploi de rédacteur en chef dont il avait refusé le titre ; c’est lui qui conteste l’article de Saint-Phlin :

— Pardon, dit-il, j’admets bien le catholicisme comme supérieur à toutes les doctrines révélées actuellement en cours ; il a fourni à l’humanité une discipline sociale incomparable. Mais que voulez-vous que j’y fasse si ma raison s’insurge contre un certain nombre de ses dogmes et si ces incrédulités partielles entraînent l’écroulement de tout l’édifice !

Sturel, qui n’a pas encore éliminé le poison d’Astiné, le goût oriental de la mort, se désintéresse de ce qu’il appelle « le catholicisme administratif » pour louer la poésie de l’ascétisme, la doctrine du sacrifice volontaire, toutes ces parcelles de pessimisme auxquelles Saint-Phlin répugne, car, de nature, il n’attribue une force agissante qu’à l’optimisme.

Suret-Lefort, de qui la mémoire, véritable Conciones, est pleine de magnifiques appels religieux, se montre pourtant incapable de comprendre l’importance d’une théologie et que c’est la base de toute civilisation. Intérieurement, il ricane. Mais il s’est imposé d’être aussi parfaitement aimable avec les individus, fussent-ils ses adversaires, qu’il serait implacable sur les principes. Et il a bien raison : on pardonne tout, excepté les froissements personnels. Dans cet esprit, il déclare :

— Il est évident que chacun de nous a ses vues sur la religion. J’admire Saint-Phlin ; je demande seulement que nul n’ait à endosser les idées de ses collaborateurs. Je ne pourrais pas écrire à la Vraie République s’il n’était bien entendu que la profession de Saint-Phlin l’engage seul.

Saint-Phlin, qui connaît mal les usages de la presse, offre de s’effacer. Sa délicatesse s’alarme :

— Je ne veux gêner personne : je me retire.

Rœmerspacher et Sturel ne peuvent consentir à sa retraite. Ils apprécient la saveur naturelle de leur ami. Dans ses idées, ils reconnaissent quelque chose de la beauté d’une vieille maison bourgeoise bâtie au XVIIe siècle, qui ne fut jamais élégante, mais qui a la noblesse de ses bons matériaux où rien n’est frelaté. Rœmerspacher disait :

— Les gens dont l’extérieur trahit qu’ils sont nés hors Paris, ont un air départemental ; Saint-Phlin, lui, a le ton provincial. Cette petite différence est d’un défaut à une perfection.

Cependant Suret-Lefort trouve que voilà bien des gestes inutiles, et répète dédaigneusement à part soi : « Poètes ! poètes !… » Il en est un lui-même, s’il entend par ce mot, comme je crois le comprendre, des individus qui reçoivent des choses une impression plus grande que ne sont ces choses. Les conséquences de cette sensibilité peuvent être admirables, parfois aussi pitoyables. Il ne faut pas que le bruit d’un sou qui tombe dans notre sébile couvre pour nous toutes les voix de l’univers : Suret-Lefort, qui méprise ses amis de tant disserter sur le développement national, sur la nécessité d’un homme drapeau, sur la possibilité de retrouver un lien social religieux en dehors des religions révélées, tient pour le centre de l’univers la Conférence Molé, dont il est l’un des membres les plus considérés. Il se propose de lui consacrer dans la Vraie République une série d’articles.

On sait que « la Molé » a été fondée en 1832 par les frères Bocher, les fidèles de la famille d’Orléans, et par quelques-uns de leurs amis, pour débattre des questions de législation, d’histoire et d’économie politique. Les séances de ce simili-parlement se tiennent une fois par semaine, de novembre à juin, dans la salle de l’Académie de médecine où il y a des pupitres comme à la Chambre, un bureau, une tribune, un centre, une extrême droite et une extrême gauche. La Conférence publie un bulletin hebdomadaire, contenant un résumé des discussions et des discours, le texte des amendements et propositions. Parmi ses anciens présidents on peut citer Wolowski, Goulard, Ferdinand de Lasteyrie, Mortimer-Ternaux, Frédéric Passy, Ernest Picard, Paul Target, Ferdinand Duval, Albert Leguay, Clamageran, Lefèvre-Pontalis, Floquet, Clément Laurier, Léon Renault, Gambetta, Hervé, Ribot, Méline. C’est le laboratoire où des jeunes gens qui auraient pu être sincères, brefs et respectueux de la vérité, se dressent et s’entraînent à estimer leurs honorables contradicteurs, à développer indéfiniment ce qui pourrait tenir en deux cents mots, et à utiliser, quand l’erreur va apparaître, une cinquantaine de tours inventés par les vieux prestidigitateurs de la tribune. Éducation incomplète pourtant, et c’est fatal ! les sujets formés dans le tumulte de ces déclamations d’école ont un dernier stage à accomplir, ils ignorent la partie commerciale du parlementarisme : il leur manque de s’être exercés au marchandage et à la vente de leurs votes.

L’année 1884, où Suret-Lefort se formait l’âme à la Molé, vit peut-être la session la plus brillante. Le nombre des présents à chaque séance variait de quatre-vingts à deux cent vingt membres. Dans ses articles, qui par là demeurent intéressants, Suret-Lefort passa en revue les physionomies les plus notables de ses jeunes collègues.

Il connut et décrivit, à l’extrême gauche : Laguerre et Millerand dont les noms suffisent ; Revoil, d’une ironie incisive, dialecticien vigoureux, clair, sobre, amusant. À la gauche radicale : G.-A. Hubbard, éloquence à l’espagnole, très admiré, qui promettait beaucoup ; André Berthelot, avec des facultés puissantes d’administrateur, esprit abstrait, orienté vers le socialisme par son peu de goût des individualités. À la gauche opportuniste : Ollendorff, dont la parole chaleureuse, la bonne humeur étaient connues partout, depuis le siège de Paris, où il avait figuré à l’âge de quinze ans ; Joseph Reinach, Théodore Reinach, omniscient, Ledru, avocat, très ferré sur les questions financières ; Henry Deloncle, doué d’une facilité inouïe pour parler de n’importe quoi. Au centre gauche : Royer-Collard, neveu du grand, âgé d’une cinquantaine d’années, et qui patronnait les jeunes, s’attardant à les reconduire pour causer plus abondamment de la conférence, qu’il prenait au sérieux ; Prache, républicain catholique, taciturne et fort en droit.

À la droite monarchique : Auffray, qui avait discipliné son parti, comme Laguerre à l’extrême gauche : qualités de commandement, dialecticien très vigoureux ; plus catholique que monarchiste ; on devait beaucoup attendre d’un tel homme ; Lamarzelle, professeur à l’Université catholique, aimé comme orateur et comme galant homme ; Deville, bon avocat d’affaires ; beaucoup de jeunes figurants titrés.

À la droite bonapartiste, un monde très remuant, divisé, mais en majorité victorien : Gaulot, littérateur, orateur spirituel ; Las Cases, avocat de grand talent ; Rendu, ancien officier… Dureau, secrétaire de M. de Mackau, hésitant entre les monarchistes et les bonapartistes, traitait les questions d’affaires.

Suret-Lefort dénombra tout ce personnel, où il distinguait surtout Laguerre et Auffray ; puis il s’attacha à mettre en valeur un grand débat sur la revision de la Constitution qui était alors l’essentiel des travaux de la Molé. Il s’agissait d’un projet déposé en 1883, débattu par une commission durant six séances, rapporté par André Lebon et discuté en 1884. Le principe de la souveraineté nationale, contre lequel votèrent tous les monarchistes, venait d’être acclamé par quatre-vingt-dix voix sur soixante-dix. La consultation directe, plébiscite ou référendum, avait été acceptée par l’extrême gauche et rejetée seulement à une voix. Enfin, le système parlementaire fut écarté à une écrasante majorité : quatre contre un. Conclusion admirable ! dans cette école du parlementarisme, on vit, à la dernière séance de cette discussion fameuse, repousser successivement la Monarchie, l’Empire et la République !

Suret-Lefort donnait une très grande importance a ces résultats. Il prétendait avoir vérifié comme une loi constante que les fluctuations de la Molé précèdent celles du pays électoral, attestant la recrudescence d’énergie des états-majors. La majorité venait, en 1884, de passer de gauche à droite, dans la Conférence : Suret-Lefort en augurait, pour les prochaines élections générales, une orientation réactionnaire du suffrage universel. — Pour nous la protestation de ces jeunes politiciens contre la Monarchie, l’Empire, la République, c’est le signe de ce même malaise que témoignent les articles de Rœmerspacher, de Sturel, de Saint-Phlin…

Nous n’avons pas craint de laisser ces jeunes Lorrains prendre devant nous leur tournant un peu large, aujourd’hui qu’ils entrent dans la vie publique. Il s’agissait de savoir ce qu’il y a de social chez les anciens élèves d’un Bouteiller. C’est d’observation constante que chacun dans son premier écrit veut faire tenir tout ce qu’il a pensé depuis sa naissance. Pour certains amateurs de vie, ce numéro de la Vraie République représente une superbe énergie à l’état chaotique : en tous cas, un compact pudding, bien indigeste pour la moyenne des estomacs.

Le plus journaliste de l’équipe, c’est peut-être Mouchefrin, qui sait qu’on ne demande pas à son journal des pensées élevées, mais des faits, petits ou grands, du jour. Et dans les cafés de la rue Montmartre, où il commençait à se glisser, il a recueilli quelques diffamations d’un agrément canaille.

Aussi bien, cette salle de rédaction, quel étrange endroit ! Rien peut-il différer davantage de ces journaux, d’ailleurs fort réels, dont Balzac nous a dit le tourbillon, la verve, les amertumes, les frivolités, les soupers, les jolies femmes ? Sur quels êtres singuliers ce pauvre Racadot est-il donc tombé ! Et, voulant contenter un public qu’il n’a pas le temps de créer, pourquoi les circonstances l’ont-elles réduit à ces personnages qui, depuis le matin, dans cette salle glacée, glacée par leur sérieux en ce chaud mois de juin, travaillent, discutent, raturent ! Racadot pourtant sait les conditions d’une entreprise commerciale. Mais voilà ! il se fait du tort pour s’être confié à des hommes supérieurs. Dans cette occasion, nous pouvons constater tout ce qu’il faut de travail, de volonté, de constance, de méditation pour organiser même un échec.

À deux heures du matin, quand le journal fut « bouclé », et que Rœmerspacher, Saint-Phlin, Sturel, Suret-Lefort se furent retirés, la Léontine jeta parterre deux matelas. Mouchefrin passa dans la première pièce. Et tous trois ils s’endormirent au bruit de l’imprimerie ronflant au-dessous d’eux. Réveillé dès cinq heures, Racadot déploya son journal et il soupçonna que ce magnifique document était illisible. Vers midi, il alla dans quelques brasseries de journalistes. On l’y recevait bien, parce qu’il pouvait prendre de la copie ; mais, par cette même raison, on lui dénigra plus que de justice ses rédacteurs. Aussi fut-il ému quand chacun de ceux-ci, un peu plus tard, à sa question : « Que m’apportes-tu ? » répondit paisiblement : « La suite. »

Mais ils étaient les rameurs de sa barque et il avait trop d’intérêt à les avoir bien choisis pour ne pas se solidariser avec eux. Sans argent, par qui les remplacer ? Tout de même, il les sentait d’aplomb, et ce solide paysan lorrain, demi-avoué, méprisait comme des farceurs leurs dénigreurs de café.

Au bout de trois jours, pourtant, il dit à Sturel :

— Un journal, ce n’est pas de la poésie, ni de l’histoire, ni de la philosophie. J’aime les genres tranchés.

C’était l’opinion de Napoléon ; surtout c’est l’opinion du plus grand nombre ; et cette autorité-ci plus que la première touche Racadot, car il ne fait pas d’esthétique en l’air, mais d’après les données positives de la vente.

Sturel répliqua :

— Précisément, nous tranchons fortement sur les autres journaux. Nous posons des idées, et qui ont chance d’avoir un public jusqu’alors peu servi. C’est une expérience intéressante.

— Je ne peux pas faire d’expérience, conclut Racadot.

.

Sturel a vu juste en allant droit au public. C’est éviter bien des impertinences et s’épargner les malentendus avec des personnages compétents, qui sont fixés et incapables de modifier leur point de vue. Mais pour trouver des esprits disponibles, pour les trier, pour les créer, il faut une dispersion considérable, c’est-à-dire un tirage bien supérieur aux vingt mille exemplaires quotidiens de ce journal-ci, et un capital qui permette de durer.

Cette première semaine pourtant, Racadot eut deux satisfactions : un jeune garçon maussade, malpropre, avec des yeux enthousiastes, se présenta aux bureaux et sollicita d’aider ces messieurs parce qu’il admirait le journal. C’était le petit Fanfournot, le fils du concierge chassé du lycée, jadis, par les soins de Bouteiller. Il était orphelin, sans ressources. Comme il ne demandait pas d’appointements, on ne lui demanda pas d’explications, et il devint le servant de Mouchefrin. En outre, des députés exprimèrent à Renaudin le désir de collaborer à la Vraie République.

— Mais comment les rémunérer ?

— Le député, répondit le reporter, cherche continuellement l’hospitalité d’un journal, au point que, s’il ne la trouve pas, il vole pour l’acheter. À l’origine des grands scandales parlementaires, il y a toujours le besoin qu’eut un représentant du peuple de publier une chronique politique, et sa chronique est toujours illisible.

— Mais alors ?

— Cela te fera des relations.

Racadot se demanda si Renaudin ne se f… pas de lui et regretta Bouteiller.