Les Déracinés/XIX

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Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 466-479).

CHAPITRE XIX

DÉRACINÉ, DÉCAPITÉ

Si atterré qu’il fût de la figure tragique que prenait Racadot, Renaudin fit sur son ex-camarade d’excellents reportages les lundi 1er  juin et mardi 2 juin. Toute la presse s’y renseigna. On sut que l’assassin présumé était l’élève d’un des plus distingués professeurs de l’Université, M. Bouteiller. À cette époque, la dispute politique se faisait surtout entre cléricaux et anticléricaux. La désaffectation du Panthéon, enlevé au culte pour recevoir le corps de Hugo, venait d’exaspérer les journaux catholiques. D’une voix unanime, ils signalèrent dans le cas du bachelier assassin un effet de l’éducation distribuée par la République. Dès le lundi, Bouteiller fut averti par ses amis de Nancy qu’on exploiterait « le crime de Billancourt » contre sa candidature. Bien qu’il n’en fût resté aucune trace écrite, il regretta ses démarches auprès des ministres pour la Vraie République. Le mardi matin, il apprit de Suret-Lefort, avec une vive contrariété, qu’on pourrait impliquer Mouchefrin dans l’affaire. Le jeune avocat lui avoua, sous le sceau du secret, qu’à la vérité madame Aravian semblait avoir été la maîtresse de Sturel ; mais il lui affirma que rien ne justifiait l’épouvantable accusation portée contre deux membres d’un groupe uniquement passionné pour les questions intellectuelles. Il se demandait où l’on voulait en venir. Bouteiller, fort assombri, déclara à plusieurs reprises que ce scandale était détestable et ne pouvait servir que les adversaires du régime. Il s’étonna, si les faits étaient bien tels que les lui rapportait Suret-Lefort, qu’il se fût trouvé un magistrat pour décerner un mandat d’arrêt. Le jeune avocat et le professeur s’accordèrent pour stigmatiser avec force et justesse les abus barbares de l’instruction secrète.

— Je veux me donner corps et âme à cette affaire, dit Suret-Lefort. Je suis prêt à défendre Racadot, s’il fait appel à mon concours ; c’est une cause magnifique, parce qu’à cette occasion on veut atteindre toutes les idées de progrès auxquelles nous sommes attachés. Dès aujourd’hui même, j’accompagnerai Mouchefrin, qui est convoqué par le juge… J’ai tenu à vous prévenir. N’êtes-vous pas notre patron naturel ? Vous le voyez, que vous interveniez ou non, le public vous rend aussitôt responsables de vos anciens élèves.

— Vous avez raison… Je vois que Racadot est en bonnes mains… Comptez sur moi pour faciliter votre tâche auprès de ce malheureux que je veux croire innocent.

— Il serait précieux que je pusse le voir, et surtout qu’on n’arrêtât pas Mouchefrin.

— Je vais à l’instant même en parler au garde des sceaux.

Suret-Lefort rejoignit Mouchefrin. Déjà, la veille, — il y a relâche au Palais le lundi, et c’est bon pour Sturel de s’éterniser à un enterrement où il n’a pas de rang officiel, — l’avocat avait passé la journée avec son misérable client, avec la Léontine, avec Fanfournot. Sans leur demander d’aveux ni de dénégations, il leur disait :

— Que faisait Racadot, le soir du crime ?… Tous trois vous affirmez qu’il était avec vous ? C’est bien cela qu’il répondra au juge d’instruction ? Oui. eh bien ! rappelez vos souvenirs, mettez-vous d’accord sur chaque détail. Quoi qu’on essaie de vous faire déclarer, ne sortez pas de ce récit-là.

Comme un bon témoin à son ami novice, dans la voiture qui les mène au lieu du combat, ne saurait trop répéter : « Tendez le bras ! Sous aucun prétexte, ne pliez le bras ! Vous m’entendez bien, quoi qu’il arrive, toujours le bras tendu ! » — le mardi, Suret-Lefort, qui venait de quitter Bouteiller, répétait à Mouchefrin, pour la centième fois, en montant, vers midi, l’escalier des juges d’instruction :

— Tiens-toi à ton récit ! Tu me comprends ! Sous aucun prétexte, n’en sors !

Sur cette suprême recommandation, il le laissa pour retourner chez Bouteiller et savoir s’il avait l’autorisation d’approcher Racadot.

Le couloir où se promenait Mouchefrin est doublé d’un corridor parallèle, auquel il donne du jour par des fenêtres à verre anglais. Les deux, en réalité, ne font qu’une même galerie divisée par une cloison dans le sens de sa longueur. Sur ce second couloir, toujours empesté d’un bec de gaz, ouvrent les cabinets des juges d’instruction : toutes les personnes convoquées à titres divers le traversent quand, de la galerie où elles faisaient les cent pas, les huissiers les appellent pour les introduire auprès du magistrat. Dans ce couloir obscur et sans air, se promènent les malheureux déjà arrêtés. Dans le couloir lumineux, beaucoup d’individus qui ne tarderont pas à l’être. Celui-ci, qui circule encore en liberté, dit de celui-là, qu’il entrevoit flanqué de deux municipaux : « Voilà comme je serai peut-être dans cinq minutes !…

Un physiologiste qui pourrait examiner à l’improviste ces deux promeneurs, trouverait sans doute chez l’hôte du couloir lumineux des désordres plus graves du cœur et de la circulation que chez l’hôte du couloir sombre. Plus le danger est indéfini, plus l’angoisse est forte. Mouchefrein était anéanti. Et lui aussi, comme avait fait samedi Racadot, il cherchait à donner bonne opinion de soi à l’huissier : il se plaignait humblement d’attendre.

— Patience ! patience ! lui disait l’homme, n’ayez pas peur, vous le verrez.

Mouchefrin était rempli de haine contre cet impassible dont le « Patience ! Patience ! » le pénétra si bien d’épouvante que ses courtes jambes arquées flageolèrent ; il dut s’asseoir sur la banquette de bois fixée le long du mur. Et là une pire terreur le glaça, quand, à travers les vitres entre-bâillées pour aérer le couloir sombre, il distingua, dans son dos même, Racadot entre deux gardiens : — Racadot assis à un mètre, sur une banquette de chêne qui suivait l’autre face du mur où il s’appuyait, lui, Mouchefrin ; Racadot avec un sale collier de barbe renaissante, pas peigné et ses vêtements si sales ? Pourquoi donnait-il l’impression de quelqu’un qui vient d’être arrêté après une lutte ? Mouchefrin, à le voir, prit peur. Il marcha jusqu’à l’extrémité de son promenoir. Et pour ne plus passer devant son malheureux camarade, il s’assit là-bas, dans l’angle. Au bout d’une demi-heure, il entendit une toux comme un appel, dans son dos encore. C’était Racadot qui, lui aussi, entre ses deux agents, arpentait son couloir sombre, et il était venu se placer de telle façon que, de nouveau, une fenêtre seulement les séparait ; Il faisait des signes pressants. Mouchefrin le contemplait avec des yeux grands et fixes, dans une figure de paralytique. Il y avait ceci de frappant que Racadot ne se perdait pas en témoignages d’ordre général sur sa tristesse, sur l’étonnement de se revoir ; mais, avec une indicible ardeur, il mimait des mots avec sa bouche, avec ses yeux, avec sa tête :

— Re-prendre cas-sette Ver-dun, — articulait-il fortement sans exhaler un son. Ai en-voyé perles à l’a-mie de Lé-ontine, Ver-dun.

Cette phrase, détachée syllabe, par syllabe, reprise indéfiniment, Mouchefrin, abruti dans un brouillard, la voyait en quelque sorte, mais ne la comprenait pas ; Il regardait la bouche ouverte, fermée, la série des grimaces de Racadot et ses yeux ronds et très petits, mobiles et ardents comme ceux d’une bête ; il n’en recevait que de la terreur. Il suivait sans leur donner de sens, les gestes de tout le corps ; de la tête, des coudes de son camarade, et soudain il reconnut qu’il avait des menottes… Désormais, il ne perçoit plus autre chose. Ce n’est plus du malheureux Racadot, toujours acharné à se faire entendre que ce poltron défaillant se préoccupe, c’est des gendarmes, des huissiers, des avocats qui circulent.

Au milieu de ces bas serviteurs judiciaires qui louchent de très petits traitements et ne songent qu’à bavarder, mais qu’il suppose tous tendus à le surprendre, Mouchefrin ressent, après vingt ans et centuplée par la peur de la guillotine, la terreur du petit enfant devant le pion. Les huissiers l’allaient voir causer avec Racadot : le juge averti l’interrogerait, puis son complice, sur ses propos échangés ; ils se contrediraient… Leur rôle est bien convenu : ils ont passé la soirée avec la Léontine ; ils nient tout ; quoi de nouveau à concerter ?… Pourtant il n’ose pas fuir : il craint d’exciter Racadot. À son angoisse de cinq minutes, mais de minutes si longues qu’il a senti son cerveau se gorger de sang, sa pensée se noyer comme dans une congestion, les agents coupent court en fermant la fenêtre… Et peu après, Mouchefrin aperçoit l’ombre de Racadot qui se déplace. Le malheureux ! le désespéré ! on l’introduit dans le cabinet du juge… Si Mouchefrin avait été un homme de sang-froid et qui comprend à demi mot. Racadot gardait des chances très sérieuses.

Contre Racadot, on n’avait alors que des présomptions : les quinze cents francs payés le 25 mai pour la location de la Vraie République, un douanier qui croyait le reconnaître, sa barbe coupée. Il niait avec une suffisante énergie, mais il avait eu tort de brutaliser le juge : comme Suret-Lefort a coutume de le dire, dans toutes les situations, il faut ménager les amours-propres. Les commentaires de la presse tendaient à faire du crime de Billancourt, non plus un assassinat vulgaire, mois le procès de l’enseignement philosophique moderne : le magistrat comprit qu’on ne lui pardonnerait pas, s’il s’était trompé, d’avoir par cette erreur retentissante favorisé les adversaires du gouvernement ; par rancune et par souci de carrière, aussi bien que par coquetterie professionnelle, il voulut n’avoir pas tort. En même temps, il hésitait à s’engager plus avant. Mouchefrin profita des sympathies qui s’agitaient autour de Racadot, mais qui trouvaient celui-ci déjà trop compromis pour se déclarer bien franchement. Dans les affaires qui touchent à la politique, toute arrestation, chez le Juge d’instruction, devient un compromis entre la vengeance et la peur. Ce mardi, 2 juin, après avoir balancé, le parquet ne signa pas de mandat d’arrêt contre Mouchefrin.

Le mercredi 3, Renaudin reconstitua et publia, en la grandissant à la hauteur des circonstances, la pauvre conférence du 26 mai sur la nouvelle morale et sur Hugo : « Chaque être lutte pour se faire place au banquet trop étroit de la nature, et le plus fort tend à césariser. »

D’un accord unanime, tous les partis s’écrièrent : « Élevons le débat ! » Socialistes, positivistes, déistes, catholiques, protestants se jetèrent les uns sur les autres. Tout en bas, il y avait le crime de Billancourt, et puis, dans les nuées, les beaux esprits combattaient, pareils aux dieux d’Homère qui doublent de leurs combats les rixes des mortels. Le sort de Racadot, ou du moins de Mouchefrin, allait dépendre de dialectiques supérieures auxquelles le pauvre hère, maintenant demi-abruti, eût été bien incapable de se mêler.

Assis pendant d’interminables semaines sur une chaise de paille dans le corridor des juges d’instruction, tandis que des avocats passaient avec l’importance de leur uniforme et la gaieté de leur camaraderie, combien il se sentait petit, débile, écrasé sous l’énorme combinaison des engrenages parisiens ! Parmi ces millions d’intérêts qui fonctionnent méthodiquement et sans qu’il y ait place pour un seul hasard dans leur apparent désordre, quelle résistance aurait-il pu tenter ? Quelques-uns penchaient à le traiter d’anarchiste. On doit reconnaître qu’il était en effet étranger à toute organisation, délié de tout groupement, et depuis le lycée dans la plus pénible anarchie. Mais, précisément, il fut sauvé parce que, au hasard de cette querelle d’idéologues, son sort se trouva intéresser les destinées d’un parti. L’évêque de Nancy le servit en prenant texte de la fameuse déclaration de Racadot pour flétrir dans un mandement une philosophie qui croit pouvoir trouver à la morale d’autres bases que la révélation.

Cette bonne fortune extérieure n’eût pourtant pas suffi. Dans tous les détours de l’intrigue judiciaire, Suret-Lefort se montra excellent. Il eut la puissance de se faire un front auprès de Racadot qu’il défendait et qu’il détermina à ne rien révéler ; auprès de Mouchefrin qu’il conseillait et dont il ne voulut pas être le confident ; auprès de Bouteiller qu’il contraignit à vingt démarches nouvelles en lui laissant admettre que Racadot et Mouchefrin, s’il les abandonnait, parleraient de son intervention en leur faveur à la caisse des fonds secrets. Il composa cette tragi-comédie avec un tel art qu’on put pressentir le grand parlementaire. Quand les agents de la sûreté, après avoir suivi toutes les pistes, dénichèrent aux mains d’une fille de Verdun le coffret qu’elle avait reçu de Racadot, où l’on trouva les perles et les turquoises immortelles des princes persans, Suret-Lefort sut faire la part du feu : le petit-fils des serfs de Custines se reconnut coupable et déclara n’avoir pas eu de complice. Magnifique décision, dont l’honneur revient à son conseil, et qui témoigne chez le jeune avocat un sens des responsabilités vraiment admirable. Battu dans ses positions avancées, il se repliait en couvrant Mouchefrin. Celui-ci invoquait un alibi fort plausible : il prétendait avoir passé avec la Léontine et Fanfournot la nuit tragique du 21 au 22 mai ; d’ailleurs, il était avéré qu’aucun d’eux n’avait profité de l’argent ni des bijoux volés. On pouvait les poursuivre pour faux témoignage, puisqu’ils avaient affirmé d’abord que Racadot avait passé avec eux les heures où il assassinait ; mais la fille Léontine était excusable de ne point charger son amant, et beaucoup d’influences agissaient : ils bénéficièrent d’un non-lieu.

Dans l’action publique, Suret-Lefort demeura égal au tacticien qu’il venait de se révéler. Lui, qui avait été si raisonnaible dans ses préparations, il sut en cour d’assises faire l’énergumène tout comme un autre. N’ayant plus qu’à amuser l’opinion avec Racadot, pour la détourner de Mouchefrin, il avait bien le droit de se mettre soi-même en valeur. Il comprit qu’il devait abandonner ce qu’il tenait de Sturel, de Rœmerspacher, ce qui était la marque de ce groupe, le terme exact et modéré, pour accepter la déclamation. Il quitta la manière de ces jeunes gens qui jamais n’oubliaient de situer dans l’universel l’objet dont ils traitaient, et qui par là évitaient bien des exagérations : il accepta le préjugé ordinaire qui est de considérer la beauté dont on parle comme la plus belle beauté, et l’infamie comme la plus infâme infamie. C’est par ces fautes contre le goût, — précisons : contre l’ordre général, — qu’on entre dans la vie commune, qu’on descend de son isolement pour s’assimiler les lieux communs puissants, et sonores, toujours agréables au plus grand nombre.

Ses confrères, les magistrats, les journalistes, des hommes politiques remarquèrent son éloquence ; toutefois il n’arracha pas aux jurés la tête de Racadot. Il s’était flatté de tirer parti de leur anti-cléricalisme, mais ils n’entrèrent pas dans cette voie, quelques efforts qu’on tentât pour les y pousser. Ses démarches pour faire commuer la peine par M. Grévy n’aboutirent pas davantage, — sinon à l’introduire à l’Élysée et bientôt aux assauts d’armes de M. Wilson. Bouteiller avait refusé d’appuyer le recours en grâce : il aurait fait beaucoup pour que l’affaire n’éclatât pas et il se félicitait de l’avoir limitée ; mais, dans la mesure où le scandale n’était pas accru, il estimait juste qu’on n’atténuât rien de l’expiation.

Le jour où l’on guillotina Racadot, Renaudin, seul de la petite bande, eut l’atroce courage de se porter sur le lieu du spectacle. Au cours de cette affaire qui avait passionné l’opinion, il s’était fait lire par le public et augmenter par les directeurs ; il s’était montré un bon et utile camarade pour Suret-Lefort, et ce petit reporter avait, sans y paraître, forcé Bouteiller à compter avec lui. Rœmerspacher et Sturel acceptèrent sa proposition de leur apporter des détails. Ils veillèrent ensemble, dans cette petite chambre de l’Hôtel Cujas où M. Taine, par lune belle après-midi, était entré. Ils demeuraient étendus, dans une demi-lumière, immobiles et muets. Des sentiments d’une atroce tristesse les emplissaient. Quand le petit jour parut sur le ciel, ils avaient le front collé contre la vitre ; cette lumière jaunâtre, qui, s’échappant de la nuit, salissait les espaces, les terrifia comme s’ils avaient vu le sang jaillissant de leur ancien ami colorer le son du panier où dans cette seconde on le basculait.

Moins d’une heure après, Renaudin entra : Racadot était bien mort : marchant lourdement à la guillotine, sans bravade, — « comme un bon gendarme lorrain ». — Une voix, de la foule qui s’en était longuement émue, avait crié : « Bravo ! » Alors quelques-uns avaient applaudi ; beaucoup avaient hué. Le reporter avait reconnu Fanfournot qui, dans cette horreur de la Roquette béante et des grands poteaux meurtriers, et de la même voix blanche qu’à la conférence, saluait le dernier acte de son maître. Renaudin faisait des efforts pour prendre un ton plaisant, mais il était verdâtre. La lumière blafarde et son insomnie accentuaient encore sur ses traits les marques précoces de l’âge ; les deux amis remarquèrent combien, en quelques années, l’Alfred Renaudin de Nancy s’était effacé sous un inconnu qu’ils écoutaient en silence. Quand il comprit qu’ils ne se piquaient pas de frivolité, il s’avoua malade, et s’en alla coucher.

— Je lui ai vu le cœur sur les lèvres, disait Rœmerspacher ; mais sous le sein gauche ?…

Au matin, ils reçurent un télégramme de Saint-Phlin : « Suis de grande amitié avec vous. »

Ils se regardèrent, et faisant un retour sur eux tous : Surel-Lefort, lui, a dormi !

— Et Mouchefrin ? dit Rœmerspacher.

— Je le tiens pour mort,

Rœmerspacher secoua la tête :

— Racadot lui-même n’est pas mort ; son crime continuera d’agir. Je ne te parlerai plus de Mouchefrin, François ; mais te voilà responsable de la courbe qu’il va continuer à dessiner à travers la société.

Et comme Sturel, surpris de paroles qui, dans un tel moment, lui paraissaient trop dures, se taisait, son ami continua :

Après beaucoup de réflexions, je suis revenu à admettre le principe que nous donnait, il y a cinq ans, Bouteiller…

— Oh ! Bouteiller…

— Je te parle de ses paroles, non de sa conduite.

« Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que ton action serve de règle universelle. » Agis selon qu’il est profitable à la société… J’aurais dû livrer Mouchefrin, ou du moins, puisque son crime est ton secret, insister pour te convaincre. J’ai hésité : j’ai reconnu que la société, dans ses rapports avec Racadot, avec Mouchefrin, ne s’était pas conduite selon le principe kantien… Si l’individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l’individu. J’ai hésité à perdre un misérable en m’autorisant d’une doctrine dont on n’avait pas songé à le faire bénéficier : car, je le reconnais, s’il a tant souffert et s’est ainsi dégradé, c’est par le milieu individualiste et libéral où il a été jeté encore tout confiant dans les déclarations sociales du lycée… Cette considération d’un cas particulier a prévalu, bien à tort, je l’avoue, contre mon respect de l’intérêt général. Comme toi, Sturel, j’ai une part de responsabilité dans ce qui adviendra.

— Pour moi, répondit Sturel, voici comment je me suis décidé à épargner Mouchefrin. C’était, tu te le rappelles, la nuit qui précéda l’enterrement de Victor-Hugo. En suivant toutes les cérémonies de ces imposantes funérailles, j’ai été amené à penser que si l’on voulait transformer l’humanité et, par exemple, faire avec des petits Lorrains, avec des enfants de la tradition, des citoyens de l’univers, des hommes selon la raison pure, une telle opération comportait des risques. Un potier, un verrier perdent dans la cuisson un tant pour cent de leurs pièces, et le pourcentage s’élève quand il s’agit de réussir de très belles pièces. Dans l’essai de notre petite bande pour se hausser, il était certain qu’il y aurait du déchet. Racadot, Mouchefrin, sont notre rançon, le prix de notre perfectionnement. Je hais leur crime, mais je persiste à les tenir, par rapport à moi, comme des sacrifiés. Voilà, Rœmerspacher, pourquoi j’ai refusé de témoigner contre ces deux misérables.

Ayant précisé leur position respective et sans se déloger, ils n’avaient plus qu’à cesser une lutte pénible. Au bout d’une demi-heure, Sturel dit :

— Nous n’avons pas agi légèrement ; nous avons jugé selon notre conscience.

— Oui, mais selon la conscience sociale ?

Cette matinée, qui fermait un cycle de leur vie, fut pour eux l’instant d’un démarrage pénible, mais aussi le point de départ d’une nouvelle et plus importante activité. Par un brutal accident, ils avaient pris avec la société ce contact direct qu’ils avaient tant cherché. Tombés à l’eau, ils viennent de se débattre tous en plein courant. C’est à ceux qui ont pu regagner, la rive d’examiner s’ils veulent dorénavant y demeurer, ou s’ils tenteront une nouvelle navigation avec leurs expériences personnelles accrues, — ou s’il ne serait pas raisonnable d’aviser à rendre, par des travaux d’ordre général, le fleuve plus flottable.