Les Déracinés/XX

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Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 480-491).

CHAPITRE XX

À BOUTEILLER, LA LORRAINE RECONNAISSANTE

Dès cet été de 1885, on peut commencer, à calculer les conséquences du crime de Billancourt : elles continuent à se développer par retentissement à travers le monde. Couper le cou à Racadot, c’est de la prudence, mais nulle expiation ne peut faire qu’un acte n’ait pas été commis. Nous avons entendu des individus d’un même plan social apprécier diversement un même cas, dont nul d’ailleurs ne méconnaît l’atrocité. Mais le curieux, c’est moins les sentiments déterminés en chacun d’eux par cette crise que les rapports nouveaux qu’elle institua entre eux.

Bouteiller, préoccupé de se couvrir, disait :

— Ce misérable Racadot était un garçon d’intelligence pratique, nullement un théoricien. Il a tué pour assurer l’existence de son journal. L’idée de fonder la Vraie République a dû lui venir d’un nommé François Sturel, qui précisément en fut le directeur, esprit brillant, mais inquiet et sans discipline sociale. Quant aux divagations sur le « parasitisme » par lesquelles il a voulu donner du ton à son infamie, nul doute qu’il ne les tienne du jeune Rœmerspacher, garçon fort distingué d’ailleurs et que Taine estime… Le piquant, après le tapage des cléricaux, c’est que ce petit monde jadis m’a fait des déclarations, selon moi, anti-républicaines.

Cet historique superficiel se déformait à passer de bouche en bouche, et bientôt ne tendait à rien moins qu’à incriminer Sturel et Rœmerspacher. Chez madame de Coulonvaux, madame Alison répétait avec complaisance :

— Je me suis toujours défiée des relations de M. Sturel. Je savais bien qu’il vivait avec des coquins.

Entre la jeune fille et Sturel, jamais, en somme, de promesse n’avait été échangée. Après le drame et pour échapper à de continuelles et pénibles interrogations, il quitta cette rue Sainte-Beuve, s’installa sur la rive droite, puis devança l’époque des vacances. C’est à Neufchàteau, par un bruit du pays, qu’il sut Thérèse fiancée au baron de Nelles.

Au Palais et dans les bureaux de rédaction, quelques rumeurs fâcheuses associaient Suret-Lefort et Bouteiller. Le professeur passait pour être intervenu en faveur de personnes compromises, et, deux ans plus tard, on devait raconter que Racadot était son agent chargé de lui organiser un journal. Dans cet été de 1885, toutefois, le crime de Billancourt le servit, et de la façon la plus imprévue.

L’évêque de Nancy, prenant texte des fameuses déclarations de Racadot, avait publié un manifeste contre la philosophie officielle de la République. Ces attaques firent du professeur le représentant de l’enseignement moderne et de la culture scientifique. Courageusement, comme dirent ses amis, il vint à Nancy, aux lieux mêmes où on l’accusait d’avoir démoralisé la jeunesse, faire appel à ses anciens collègues, à ses élèves, à leurs familles, à leurs concitoyens. Dans une conférence publique et dans plusieurs réunions privées, il fut de premier ordre. Le journal de l’évêché riposta. Même les électeurs indifférents à ces généralités confuses jugèrent cette polémique plutôt favorable à M. Bouteiller. Il leur parut excessif qu’on attribuât une part de responsabilité dans un assassinat à un homme dont il était impossible, après qu’on l’avait entendu parler, de contester l’austérité personnelle et le sentiment élevé du devoir.

Ce fut une préparation des plus utiles à sa candidature, qui prit ainsi un sens supérieur.

Une sérieuse difficulté restait à surmonter : — l’argent. À peine si Bouteiller possédait 4 à 5,000 francs d’économies. Le congrès qui se réunit à Nancy et désigne les candidats républicains, a coutume, c’est vrai, de rassembler une certaine somme pour les frais de la campagne, mais il exige que chacun des candidats s’inscrive lui-même pour 10,000 francs. La difficulté, d’ailleurs, n’est pas là. Pour paraître en bonne posture devant ce congrès qui, en réalité, décide de l’élection, il y a des dépenses préliminaires. Le passage de Bouteiller au lycée de Nancy a laissé d’heureux souvenirs ; sa polémique avec l’évêque le sert, mais tout de même il est un étranger : grave objection pour le Lorrain défiant. C’est excellent d’avoir obtenu du gouvernement une perception pour le député sortant, à demi ruiné par les charges de son mandat : heureux de cette bonne retraite, il va présenter Bouteiller à ses électeurs influents. Mais il faut que la presse s’en mêle. Il faut qu’à Nancy Bouteiller subventionne de 30,000 francs la Lorraine républicaine, journal d’une grande autorité, probablement mal administré et dont les actionnaires, déjà engagés pour 500 francs chacun, sont las de faire des sacrifices. Il faut aussi qu’à Pont-à-Mousson il fonde un journal bi-hebdomadaire. Les élections, en apparence, se feront au scrutin de liste ; en fait, c’est le député de Pont-à-Mousson (une fraction de Nancy, les cantons de Pont-à-Mousson et de Nomeny) qu’il s’agit de remplacer. Bref, tout réglé modestement et dans les circonstances les plus favorables, c’est 50,000 francs à trouver.

Bouteiller est une valeur de premier ordre. En outre, sa passion le porte d’une telle violence vers le Parlement qu’il considère de son devoir d’y entrer : en effet, si fort qu’il se contraigne, il ne peut plus accomplir de toute son âme, comme il se l’était imposé, sa tâche professionnelle. Dès lors, l’honnêteté le force à descendre de sa chaire.

Est-il admissible que, promis à un si bel avenir politique, et avec ses relations, il se laisse arrêter par une question d’argent ?… Il ne serait pas celui que nous supposons, si une difficulté de cette catégorie lui fermait la vie publique. Et, d’autre part, notre société serait à la fois à flétrir et à plaindre, si elle était privée du concours d’un tel serviteur faute de 50,000 francs.

Tant d’hommes, qui ne connaissent l’action que par l’histoire et les belles biographies, diront, considérant le cas d’une façon abstraite : « Qu’est-ce qu’une difficulté d’argent ? 50,000 fr., cela se trouve toujours quand on peut devenir ministre ! » Ils citeront cent hommes d’État aussi dépourvus et qui surent y remédier… Il faudrait connaître le pourcentage de ceux qui précisément se perdirent par leurs expédients pécuniaires. Et ceux qui surnagèrent, les triomphateurs, acceptèrent plus de choses vulgaires, ennuyeuses, vilaines et faites pour blesser notre délicatesse, qu’il n’en subsiste dans leur biographie.

La vie est une brutale. Nul n’est contraint de se donner à la politique active, mais celui qui s’en mêle ne crée pas les circonstances ; on n’atteint un but qu’en subissant les conditions du terrain à parcourir. Quels moyens Bouteiller a-t-il de faire de l’argent ?… Souvent un parti politique possède une caisse électorale. Il la remplit par des ventes de services, s’il occupe le pouvoir, ou par des ventes d’espérances, s’il est dans l’opposition. Mais solliciter l’aide d’un parti, c’est s’engager envers un chef. Bouteiller entendait débuter au Parlement en toute liberté. Certes, il eût été fort beau qu’un patriote, partageant les idées de l’éminent professeur, le dotât du nécessaire. Mais à un tel patriote, il faut généralement offrir, par bonne réciprocité, une croix de la Légion d’honneur, et c’est le moindre article d’échange dans les opérations des parlementaires.

Bouteiller, avec ses habitudes de travailleur, répugnait à admettre que l’argent ne fût pas représentatif d’un travail réel. Aussi était-il prédisposé à préférer, entre tous les expédients, la combinaison que lui ménagea le baron Jacques de Reinach. Il prit en main l’organisation de l’enthousiasme pour la Compagnie du Panama.

MM. de Lesseps et Cie venaient de traiter avec la Compagnie anglo-hollandaise Cuttbill, de Lunge, Watson et Van Hathum pour le percement de la Culebra. Cette société faisait construire à Liège de puissants excavateurs : Bouteiller conseilla la dépense de les transporter à Paris et d’appeler sur eux la curiosité publique. M. de Lesseps, au milieu des acclamations des ouvriers, visita en grande cérémonie ces formidables machines. Bouteiller avait donné la série des thèmes à développer dans les journaux. Les excavateurs eurent une bonne presse et émerveillèrent le public : le 25 juillet 1885, M. de Lesseps obtint de l’assemblée générale des actionnaires l’autorisation de contracter un nouvel emprunt de six cent millions Un an plus tard, c’est vrai, il versait aux Anglo-Hollandais six millions d’indemnité pour résilier le contrat, mais il n’avait pas dépendu de Bouteiller que la mise en scène qu’il avait réglée à Paris fût suivie d’une mise en train à Panama. Dans la collaboration limitée qu’on lui avait demandée il s’était inspiré des intérêts de l’entreprise et les avait servis de cette manière qui devait, partout où il passait, rapidement le rendre indispensable.

Il faut dire qu’en cette circonstance il avait employé une des forces dont sa puissante volonté, depuis sept ans, s’appliquait à se munir. En 1878, quand le jeune professeur avait approché pour la première fois Gambetta, il avait admiré que ce chef connût le pays comme un chasseur de village connaît à forêt. On pouvait citer devant le grand orateur chaque personnage un peu remuant de France ou d’Algérie, immédiatement il répondait : « Oui, un tel ! il aura tant de voix ; et si un tel le combat, il tombera à tant ! » Chaque matin, Gambetta lisait toute la presse de Paris et des départements ; d’un coup d’œil, dans les trois pages et jusque dans les faits divers de chef-lieu il avait tout aspiré, tout classé,

— Pourquoi n’avez-vous pas de secrétaire qui vous signale l’essentiel ? lui dit Bouteiller.

— L’essentiel, mais quel est-il ? Tout me sert, peut me servir. Il me faudrait cinq, six secrétaires. Ils n’auraient fini de lire et d’extraire qu’à dix, onze heures. Moi à neuf heures, en cent vingt minutes, j’ai tout vu !

C’est pour s’être appliqué à imiter le grand opportuniste que Bouteiller, sans enquête prolongée, sut indiquer à ces messieurs du Panama les journaux de Paris et des départements qui valaient des subventions. En outre, selon la politique de chaque feuille et selon chaque esprit local, il graduait la nuance et l’énergie des articles à insérer.

Un tel travail d’indicateur mené avec justesse, avec sincérité et avec décision servait économiquement les intérêts de la Société : ces messieurs ne crurent pas trop le payer de cinquante mille francs. Nul doute que si Bouteiller, à cette époque, avait désiré une situation dans la Compagnie, on la lui eût créée fort belle. Puisqu’il voulait entrer au Palais-Bourbon, on souhaita qu’il y réussît. Les administrateurs du Panama cherchaient à se faire des amis dans la prochaine Chambre, parce que ce n’est pas tout d’avoir obtenu des actionnaires l’autorisation d’émettre un emprunt de six cents millions : il ne pourra réussir qu’avec l’appât de valeurs à lots, et pour les émettre il faut une loi. Dans ces mêmes moments, Charles de Lesseps signe à M. Cornélius Herz, ami particulier de MM. de Freycinet, Clemenceau et de nombreux parlementaires, l’engagement de lui verser dix millions le jour où cette loi sera votée.

Ces messieurs du Panama, habitués aux maîtres chanteurs, admirent un homme de grand talent qui va être député, qui aura de l’autorité, qui vient de leur fournir un travail réel et qui se contente de cinquante mille francs. Tous les gens d’esprit, sans connaitre le moyen de Bouteiller, l’approuvent « d’avoir su faire le nécessaire ». Lui-même se félicite d’un expédient que de plus en plus il juge raisonnable : il pressent que ces premières relations, outre qu’elles permettent sa réussite à Nancy, comporteront d’excellentes suites. Une fois le canal creusé et sa propre situation affermie, pourquoi n’entrerait-il pas au Conseil d’administration de la Compagnie ? Il y trouverait les ressources fixes qui seules assurent l’indépendance et l’honorabilité d’un homme politique.

Ces cinquante mille francs furent à Bouteiller presque aussi utiles que les attaques de l’Évêché. Il eut la satisfaction de vérifier la sagesse de ses pronostics : l’habileté du directeur de la Lorraine républicaine et du député sortant, la propagande de la feuille bi-hebdomadaire, le Mussipontin rural, qu’il avait fondée, dissipèrent chaque jour le plus gros des répugnances locales. Bref, le candidat exotique arrivait plein d’espoir au jour du congrès, quand, la surveille, le plus médiocre accident faillit tout compromettre.

Il y avait deux délégués, Henrion et Goulette, de petite bourgeoise aisée, fameux dans la région pour leur ivrognerie. Elles les déconsidérait, mais, crapuleux, dépensiers et très répandus, ils possédaient une influence électorale. Henrion soutint qu’il boirait plus de bière que son grand ami Goulette : l’autre pochard releva le défi. Excités par les rires de la brasserie, ils convinrent que le perdant paierait un beau cercueil, à charge pour le gagnant de le placer dans sa chambre à coucher. Goulette, après une série indéfinie de litres, fut empêché de faire couler la bière de l’extérieur à l’intérieur par un flot qui venait en sens contraire ; il se consola d’être le second en pensant que, dans toute autre société, il eût été le premier. Il s’exécuta sans mesquinerie : le cercueil fut en cœur de chêne avec des cuivres ciselés. Henrion, comme il était convenu, le plaça près de son lit. La nuit, le bois travailla et, d’autre part, l’alcool travaillait l’homme : souvent il avait des mouches dansantes devant les yeux et d’insupportables fourmillements sur tout le corps ; il se crut étendu dans la funèbre gaine et dévoré par la vermine. En vain, avec l’aube, prit-il courage : après sept nuits, il portait le cercueil au fond de son jardin. Goulette indigné exigea qu’il le remît en place. De la Brasserie Viennoise, le rire avait débordé au « Point Central », aux « Deux Hémisphères» et sur tout Nancy, qui commentait les cocasseries de ces deux malpropres. Henrion, après un nouvel essai, fiévreux, n’en pouvant plus, expédia le fatal objet dans la chambre à coucher d’une bicoque qu’il avait à la campagne. Il satisfit, cette fois, les rieurs, mais irrita Goulette si fort que des mots ils en vinrent aux claques.

On était à deux jours du congrès. Goulette était connu comme partisan de Bouteiller, parce qu’il avait une action de la Lorraine républicaine ; Henrion annonça qu’il attaquerait violemment la candidature de cet étranger : « Les commerçants de Nancy, les industriels, de Frouard à Pont-à-Mousson, et les cultivateurs de la Seille n’ont que faire d’un professeur imposé par des journalistes. » Ce double argument pouvait nuire. L’alcoolique ne voulait pas entendre raison : Bouteiller dut s’en émouvoir. Son comité étudia les moyens de réconcilier ces deux imbéciles. Lui-même enfin décida qu’on brusquerait. Ses agents firent boire Henrion toute la nuit, la veille du congrès, et quand il se présenta, ou l’expulsa, vu son ivresse manifeste. Les opposants, privés du discours qu’ils espéraient, n’osèrent bouger. L’autoritaire Bouteiller fut choisi…

Dans les élections de cette sorte, qu’on peut dire à deux degrés, toute la difficulté est devant le congrès ; Bouteiller, désigné comme candidat complémentaire de la liste républicaine unique, fut élu le 4 octobre 1885.

Suret-Lefort s’était mis pour cette campagne à la disposition de Bouteiller. De Bar-le-Duc, où il passait les vacances, il venait à Nancy pour les grandes réunions et demandait la parole, « en qualité d’ancien élève qui rend témoignage à son maître ». Trois Jours après le scrutin, c’est ce même thème qu’il développa, lors du « punch d’honneur et d’adieu. », offert sur l’initiative de la Lorraine Républicaine au député prêt à gagner son poste. La salle du gymnase municipal était pleine. Comme il arrive après un succès, on eût difficilement trouvé dans Nancy un électeur qui crût avoir voté contre l’élu. Le jeune avocat, déjà séduisant par sa jolie taille et par son autorité, détachait chaque syllabe de la façon la plus nette et la plus agréable.

— Monsieur, disait-il, vous allez siéger dans une grande et honorable assemblée ; après avoir élevé le niveau moral de notre région par votre enseignement, vous allez maintenant hausser le ton du concert parlementaire, et, par là, de toute la France, en exprimant nos volontés que vous interpréterez. Il y a quelques années, nous vous remettions notre intelligence, et nous vous avons vu à l’œuvre ; aujourd’hui nous vous remettons nos intérêts complets. Vous leur ferez honneur, n’est-ce pas, Paul Bouteiller ?… Après les adolescents, voici que les hommes se mettent dans vos mains. Nous qui sommes la frontière et qui sentons plus qu’aucune partie du pays la nécessité d’être un roc, nous n’aurions pas assez de nos régiments, de nos forteresses, de nos trésors de guerre généreusement constitués par l’humble épargne, si nous ne pouvions appuyer sur un bon citoyen toute l’âme lorraine…

Des acclamations interrompirent Suret-Lefort, si chaleureux sous sa glace extérieure ; de toute la salle, sous les trapèzes, à côté de la perche lisse et par-dessus les tremplins, des bras tendus désignaient le député, magnifique vraiment en redingote, avec ses bras croisés, son teint blême, ses cheveux noirs, ses yeux brillants et son beau front. Il allait parler… Fort raisonnablement, pour reposer le public sans le refroidir, le directeur de la Lorraine républicaine fît d’abord donner la musique. Cependant Goulette, que l’on avait chargé dans cette belle fête d’organiser le punch, la bière et, comme il disait, « toute la limonade », ordonna aux garçons de servir, et quand la dernière note eut expiré, levant son verre, il hurla de sa grosse voix sympathique de pochard :

— À Bouteiller, la Lorraine reconnaissante !

— Mâtin ! — dit Suret-Lefort à l’oreille de Bouteiller, — en a-t-il, un accent !

Et tandis qu’on applaudissait, avant de se lever pour son grand discours de remerciement, le député répondit :

— Tout à l’heure, mon cher ami, quand vous me traitiez si généreusement, j’admirais votre talent, que j’ai prédit, vous vous en souvenez, dès 1880 ; mais ce que j’admirais surtout, c’est que vous vous soyez à ce point affranchi de toute intonation et, plus généralement, de toute particularité lorraine.