Les Désirs de Jean Servien/07

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Calmann-Lévy (p. 32-56).


VII


Les vacances approchaient. Par un midi brûlant, Jean était assis à l’ombre sur le parapet qui bordait la cour du côté du jardin du maître. Il jouait mollement à la marelle phénicienne avec un camarade joli comme une fille sous ses cheveux bouclés et dans sa veste de coutil écru.

— « Ewans, lui dit Jean, en poussant un petit caillou le long d’une des lignes tracées au fusain sur la margelle de pierre, Ewans, tu dois bien t’ennuyer d’être pensionnaire ?

— « Maman ne peut pas me garder chez elle », répondit Ewans.

Servien demanda pourquoi.

— « Parce que… », répondit Ewans.

Il regarda longtemps le caillou blanc qui lui servait à jouer, puis il ajouta :

— « Maman voyage.

— « Et ton père ?

— « Il est en Amérique. Je ne l’ai jamais vu. Tu as perdu. Recommençons. »

Servien, qui s’intéressait à Mme Ewans à cause des magnifiques boîtes de bonbons qu’elle apportait à son enfant, fit cette question :

— « Tu l’aimes bien, ta mère ? »

L’autre répondit :

— « Pardi ! »

Puis il ajouta :

— « Il faudra que tu viennes me voir un jour, pendant les vacances, chez maman. Tu verras : c’est très joli chez nous ; il y a des canapés et des coussins à n’en pas finir. Mais il ne faudra pas tarder, parce que nous irons bientôt à la mer. »

Un maigre domestique parut dans la cour et jeta au milieu des cris aigus des écoliers un appel que n’entendirent pas les deux joueurs de marelle. Un gros garçon, qui se tenait par punition seul contre le mur avec la tranquillité de l’habitude, souffla dans ses deux mains ajustées en cornet :

— « Ewans, on te demande au parloir. »

Le surveillant s’approcha :

— « Monsieur Garneret, dit-il, vous ferez ce soir une demi-heure de piquet pour avoir rompu le silence qui vous était ordonné. Monsieur Ewans, allez au parloir. »

Ewans battit des mains, sauta de joie et dit à son ami :

— « C’est maman ! Je lui dirai que tu viendras à la maison. »

Servien, rougissant de plaisir, balbutia qu’il demanderait la permission à son père. Mais Ewans avait déjà traversé la cour en laissant derrière lui un sillage de poussière.

La permission fut aisément donnée par M. Servien, bien persuadé que tous les enfants admis dans un pensionnat si coûteux étaient issus de parents bien situés dans le monde et dont la fréquentation ne pouvait être qu’avantageuse aux manières présentes et à l’établissement futur de son fils.

Les renseignements que Jean lui donna sur Mme Ewans devaient paraître excessivement vagues, mais le relieur était accoutumé à ce que les mœurs des gens riches fussent enveloppées pour lui d’un impénétrable mystère.

La tante Servien fit à ce sujet quelques observations très générales touchant les gens qui vont en voiture. Puis elle se rappela l’histoire d’une grande dame qui, comme Mme Ewans, avait mis son fils en pension et qui, de plus, fut compromise dans une affaire de pots-de-vin, sous Louis-Philippe.

Elle ajouta en manière de conclusion que l’habit ne fait pas le moine, qu’elle se croyait, bien que ne portant pas de chapeaux, plus honnête que les femmes de « la haute », toutes des sucrées, et elle plaça son proverbe préféré : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Jean n’avait jamais vu de ceintures dorées ; mais l’image, dans son vague, lui souriait.

Les vacances étant venues, la tante, un jeudi, après le déjeuner, tira de l’armoire un gilet blanc. Jean, tout endimanché, monta sur un omnibus qui le conduisit à la rue de Rivoli. Il monta quatre étages d’un escalier dont le tapis, fixé aux degrés par des tringles de cuivre, lui parut surprenant.

Les notes d’un piano arrivaient sur le palier. Il sonna, rougit et regretta d’avoir sonné. Il eût voulu s’enfuir. Une femme de chambre ouvrit la porte. Edgar Ewans était derrière elle, dans un de ces costumes de toile écrue qu’il portait si aisément.

— « Viens », lui dit-il.

Et il l’entraîna dans un salon dont les rideaux mi-clos laissaient passer des flèches de lumière qui se brisaient en éclats sur des glaces et des appliques dorées. Une odeur irritante et douce traînait dans cette pièce étouffée par l’abondance des sièges capitonnés et l’amas des coussins.

Jean aperçut dans cette ombre une dame trop différente de celles qu’il avait remarquées jusque-là pour pouvoir se faire une idée de sa nature, de sa beauté, de son âge. Il n’avait jamais vu d’yeux d’un éclat si vif sur une peau si mate, ni de lèvres si rouges, souriant avec une telle expression d’habitude et presque de fatigue. Elle était assise devant son piano dont elle agaçait lentement les touches, sans former aucune phrase mélodique. Jean voyait surtout d’elle une chevelure dont l’arrangement le frappait comme quelque chose de mystérieux et de beau.

Elle tourna la tête vers lui et, caressant d’une main la blonde de son peignoir :

— « Vous êtes l’ami d’Edgar ? dit-elle, d’un ton cordial, mais d’une voix qui sembla rude à l’enfant, dans ce salon parfumé comme une chapelle.

— « Oui, madame.

— « Vous plaisez-vous à la pension ?

— « Oui, madame.

— « Les maîtres ne sont pas trop sévères ?

— « Non, madame.

— « Vous n’avez plus votre mère ? »

À cette question, la voix de Mme Ewans s’était adoucie.

— « Non, madame.

— « Que fait votre père ?

— « Il est relieur, madame. »

Et le fils du relieur rougit en faisant cette réponse. En cette seconde, il eût bien consenti à ne jamais revoir son père, qu’il aimait, s’il eût pu, à ce prix, passer pour le fils d’un capitaine de frégate ou d’un secrétaire d’ambassade. Il songea tout à coup qu’un de ses condisciples était fils d’un médecin célèbre et que le portrait de ce médecin était exposé dans les vitrines des papetiers.

C’était un père comme celui-là qu’il fallait annoncer à Mme Ewans. Par quelle injustice ne le pouvait-il pas ? Il était honteux, comme s’il avait dit une inconvenance.

Mais la mère de son ami l’avait écouté avec une indifférence parfaite.

Elle continuait à promener ses doigts au hasard sur le clavier.

Puis :

— « Il faut bien vous amuser aujourd’hui, mes enfants. Nous irons nous promener. Voulez-vous que je vous mène à la fête de Saint-Cloud ? »

Edgar fut d’avis qu’on y allât, à cause des chevaux de bois.

Mme Ewans se leva, rajusta par un joli geste ses cheveux cendrés et donna en passant un regard oblique à la glace.

— « Je vais m’habiller, dit-elle ; ce ne sera pas long. »

Pendant qu’elle s’habillait, son fils, assis au piano, cherchait à se rappeler un air d’opéra bouffe, et Jean, mal à l’aise sur le bord de sa chaise, contemplait dans le salon des choses étranges et somptueuses qui lui semblaient tenir mystérieusement à la personne de Mme Ewans et qui le troublaient presque autant qu’elle-même l’avait troublé.

Enveloppée d’une odeur légère et d’un frisson de soie, elle reparut en ajustant les brides du chapeau qui lui faisait un léger diadème.

Elle souriait.

Edgar la regarda :

— « Maman, il y a quelque chose… Je ne sais pas quoi, qui te change. »

Elle contempla dans la glace sa chevelure dont la couleur blonde avait des reflets d’un violet pâle.

— « Il n’y a rien, dit-elle ; seulement j’ai mis de la poudre dans mes cheveux. »

Elle ajouta :

— « Comme l’Impératrice. »

Et elle sourit encore.

Elle mettait ses gants. On sonna. La femme de chambre vint dire à sa maîtresse que M. Delbèque attendait.

Mme Ewans fit la moue et dit qu’elle ne pouvait recevoir ; la femme de chambre fit tout bas quelques observations très sèches. Mme Ewans haussa les épaules.

— « Vous, restez là ! » dit-elle aux enfants, et elle passa dans la salle à manger d’où s’éleva bientôt le murmure de deux voix.

Jean demanda tout bas à Edgar qui était ce monsieur.

— « M. Delbèque, répondit Edgar. Il a des chevaux et une voiture. Il vend des cochons. Un jour, il nous a menés au théâtre, maman et moi. »

Jean était surpris et un peu choqué de ce que M. Delbèque vendît des cochons. Mais il n’en dit rien ci demanda si c’était un parent.

— « Non, dit Edgar, c’est un de nos amis. Il y a longtemps… au moins un an que nous le connaissons. »

Jean, revenant à son idée, fit cette question : « Est-ce que tu lui as vu vendre ses cochons ?

— « Que tu es bête ! répondit Edgar ; il les vend en gros ! Maman dit que c’est un fameux métier. Il a un porte-cigare avec un bout d’ambre et une femme toute nue sculptée en écume de mer. Imagine-toi que l’autre jour, il est venu conter à maman que sa femme lui faisait des scènes abominables. »

Mme Ewans passa la tête par la porte entr’ouverte :

— « Allons, dit-elle, allons ! »

Et ils allèrent. À peine dans la rue, un homme qui fumait salua familièrement la jeune femme, d’un geste de sa main gantée. Elle murmura entre ses dents :

— « Nous n’en aurons jamais fini ! »

L’homme dit en grasseyant :

— « Chère amie, j’allais chez vous vous offrir une boîte de cigarettes du Levant. Mais je vois que vous promenez une pension, ma parole d’honneur ! une pension. Vous prenez des élèves. Tous mes compliments. Faites-en des hommes, chère amie, faites-en des hommes. »

Mme Ewans, le sourcil froncé et les lèvres pincées, répondit :

— « Je suis avec mon fils et un ami de mon fils. »

Le monsieur considéra au hasard un des enfants qui se trouva être Jean Servien.

— « Très bien, très bien, dit-il. Ce garçon-là est votre fils ?

— « Ah ! non, par exemple ! » s’écria-t-elle avec vivacité.

Jean se sentit comme renié et, pendant que, d’un beau geste, elle posait la main sur l’épaule de son fils, il remarquait la tenue aisée et le costume élégant de son camarade, et il regardait avec dégoût sa propre jaquette taillée par la Servien dans une redingote du relieur.

— « Aura-t-on l’honneur de vous voir ce soir aux Bouffes ? demanda le monsieur.

— « Non ! » répondit Mme Ewans, et du bout de son ombrelle elle poussa les enfants en avant.

Ils vont tous trois légers sous les marronniers des Tuileries, traversent le pont, descendent sur la berge, enjambent la passerelle branlante, puis le ponton d’embarquement.

Ils sont à bord du bateau à vapeur qui exhale au soleil une robuste odeur de goudron. Les longs parapets gris passent, puis les berges boisées.

Saint-Cloud ! Dès que les amarres sont jetées, Mme Ewans saute sur le pont du débarcadère. Elle va droit au bruit des clarinettes et des grosses caisses, avec ses petits compagnons qu’elle guide du bout de son ombrelle.

Ce fut une grande surprise pour Jean, quand Mme Ewans lui fit « essayer sa chance » à la loterie. Il s’était déjà promené avec la Servien dans les foires de banlieue, mais sa tante l’y avait détourné si énergiquement de toute dépense, qu’il croyait les tourniquets et les tirs réservés à une classe de personnes dont il n’était pas. Mme Ewans prit un grand intérêt au jeu de son fils à qui elle recommanda de pousser fortement la manivelle.

Elle avait sur la chance les idées les plus superstitieuses. Elle « appelait » les gros lots. Elle battait les mains quand Edgar gagnait un coquetier ; les coups malheureux la désolaient, soit qu’elle fût aveuglément cupide pour le bien de son fils, soit plutôt qu’elle vît dans cette malchance un présage. Après deux ou trois tours de perte, elle écarta son fils, fit tourner le disque de bois si brusquement que son faix de porcelaine et de verrerie en tinta, et elle joua pour son propre compte une fois, deux fois, vingt fois, trente fois, avec fureur. Ce fut ensuite toute une affaire de changer les petits lots contre un gros, suivant l’usage. Elle se décida pour un service à bière dont elle donna les pièces à porter aux deux amis. Ce n’était qu’un commencement. Elle retint les enfants à chaque boutique. Elle leur fit tirer des macarons au jeu de la rouge et de la noire. Elle leur fit éprouver leur adresse dans tous les tirs, avec des arbalètes chargées de petits cylindres de terre glaise, avec des pistolets et des carabines à capsules et balles de plomb, à toutes les distances, sur toutes les cibles, contre des figurines de plâtre, des pipes tournantes, des poupées et contre l’œuf dansant à la cime d’un jet d’eau.

Jean Servien n’avait jamais fait un tel exercice, ni usé si vite de tant de choses diverses.

Les yeux criblés de formes brutales et de couleurs criardes, la gorge brûlée de poussière, coudoyé, pressé, poussé, bousculé par la foule, il était ivre de cette débauche de jeux.

Il voyait Mme Ewans ouvrir sans cesse son petit porte-monnaie en cuir de Russie, et une puissance nouvelle lui était révélée. Ce n’était pas tout encore. Il fallut faire tourner la toupie hollandaise, monter sur les chevaux de bois, rouler du haut des montagnes russes, et tourner dans les gondoles vénitiennes, se faire peser dans la balance, toucher le bras de la femme-torpille.

Mais Mme Ewans revenait sans cesse devant la maringote d’une somnambule translucide de Paris munie d’un certificat signé par le ministre de l’Agriculture et du Commerce et par trois médecins de la Faculté. Elle regardait avec envie les bonnes monter en rougissant dans la voiture meublée d’un lit et de deux chaises ; mais elle n’osait pas monter comme elles.

Elle se rappelait qu’une somnambule avait aidé une de ses amies à retrouver des couverts volés.

Elle avait même consulté une tireuse de cartes peu de temps avant la naissance d’Edgar, et celle-ci lui avait annoncé un garçon. Ils étaient las tous les trois et chargés de porcelaine, de verrerie, de mirlitons, de bâtons de sucre de pomme, de pains d’épice et de macarons. Ils entrèrent pourtant dans la baraque des figurines de cire, où ils virent le corps de monseigneur Sibour exposé dans la chapelle ardente de l’archevêché, l’exécution de Marie Stuart, des membres atteints de différentes maladies hideuses et une Géorgienne sortant du bain. Un écriteau indiquait que cette Géorgienne était le type le plus pur de la beauté féminine. Mme Ewans l’examina avec une curiosité qui bien vite devint malveillante.

— « On dira tout ce qu’on voudra, murmura-t-elle ; je ne voudrais pas pour tout au monde avoir des pieds si grands et une taille si forte. Et puis, ces figures régulières ne plaisent pas du tout. On aime mieux un visage expressif. »

Quand ils sortirent de la baraque, le soleil était bas et la poussière flottait en nuages d’or sur la foule des femmes, des ouvriers et des militaires.

C’était l’heure de dîner. Mais en passant devant le cirque des singes, Mme Ewans vit une telle queue de curieux se couler sous la draperie de toile à matelas de l’estrade, qu’elle ne put résister à la force de l’exemple. Du reste une curiosité l’attirait vers les singes qu’on lui avait dits sensibles à la beauté des femmes. Mais le spectacle détourna ses idées. Elle vit un caniche en pantalon rouge fusillé comme déserteur malgré sa mine honnête. Les larmes lui en vinrent aux yeux, tant elle était sensible aux illusions du théâtre !

— « C’est pourtant vrai, dit-elle, le cœur gros. On a vu des pauvres militaires fusillés pour avoir couru sans permission au lit de mort de leur mère, ou pour avoir souffleté un officier insolent. »

Quelque vieille chanson de Béranger, entendue chez des ouvriers, dans son enfance plébéienne, lui remontait à la mémoire et ajoutait à son attendrissement. Elle raconta la lamentable histoire du chien condamné, et rendit les deux enfants tout tristes.

Mais au pied même du cirque, un marchand de mirlitons, coiffé d’un casque de papier, les fit éclater de rire.

Il fallait songer à dîner. Elle savait une auberge, au bord de la Seine, où l’on pourrait manger une friture sous la tonnelle. Ils y allèrent.

La Parisienne et la cabaretière se saluèrent d’un clignement d’œil. Il y avait longtemps que celle-ci n’avait vu madame, elle ne connaissait pas les deux petits messieurs ; mais ils étaient tout de même bien mignons. Mme Ewans commanda le repas comme eût fait un connaisseur, savamment et dans l’argot des restaurants. Elle, son chapeau débridé ; eux, le dos contre la treille, ils savouraient en silence leur lassitude délicieuse. Ils voyaient la rivière et ses berges vertes à travers une arcade de vigne vierge. Leur pensée coulait insensiblement comme l’eau qu’ils regardaient. L’ombre et la fraîcheur du soir vinrent les caresser mollement. C’est alors que Jean Servien, en regardant Mme Ewans, éprouva pour la première fois la douceur de se sentir près d’une femme.

Bientôt, échauffé par un peu de vin mêlé d’eau qu’il avait bu, il ne vit plus rien que ses rêves pleins d’images élégantes, absurdes et nobles. Et c’est environné de ces visions qu’il retourna à la fête, où l’entraîna Mme Ewans, insatiable de spectacle et de bruit. Des arcs lumineux s’élevaient à intervalles réguliers sur l’avenue bordée d’échoppes et de tréteaux, mais les allées latérales étaient sombres et désertes sous leurs grands arbres noirs. Des couples y passaient lentement. Le bruit des musiques foraines y venait en s’adoucissant. Ils étaient là, quand un orchestre de clarinettes, de trombones et d’ophicléides éclata près d’eux, en jouant une polka de bal public. Dès les premières mesures, Mme Ewans n’y put tenir. Elle attira Jean contre elle, lui arrangea les bras dans les siens et, d’un coup de hanche l’élevant de terre, se mit à danser avec lui. Elle se balançait au rythme de la musique ; mais lui, gauche et troublé, ne s’enlevait pas ; il la retardait et la heurtait. Elle se détacha brusquement de lui et dit avec une impatience sèche :

— « Vous ne savez donc pas danser ! Viens, Edgar. »

Elle fit, dans l’ombre, quelques temps de danse avec lui. Puis, rose et souriante :

— « À la bonne heure ! » dit-elle.

Servien, sentant son impuissance, était devenu sombre. Une colère sourde lui montait au cœur. Il souffrait, et il se sentait un besoin de haïr.

Le retour en fiacre fut silencieux.

Jean se rompait les jambes pour ne pas frôler les genoux de Mme Ewans qui sommeillait au fond de la voiture. Elle le laissa descendre devant sa porte sans se réveiller tout à fait pour lui dire : « Adieu, monsieur. »

En rentrant au logis, il s’aperçut pour la première fois d’une odeur de colle qui lui sembla insupportable. La chambre où il avait longtemps dormi heureux et aimé lui parut misérable. Il s’assit sur son lit et regarda avec une tristesse amère le bénitier de porcelaine dorée, l’estampe commémorative de sa première communion, la cuvette posée sur la commode et, dans les angles, des piles de cartons et de papiers vernis pour reliures.

Tout ce qui l’entourait lui semblait animé contre lui d’un esprit méchant et injuste. Il entendait de la pièce voisine son père qui ronflait. Il se le figura à son établi, avec son tablier de serge, tranquille, content. Quelle honte ! Et, pour la seconde fois dans un tour de cadran, il rougit de son père.

Ses songes furent pesants ; il rêva qu’il tournait indéfiniment dans des appareils compliqués, sans pouvoir éviter de toucher le genou de Mme Ewans, malgré la peur qu’il en avait.

Il vit aussi, dans un champ, d’innombrables cochons de marbre, élevés sur des socles de pierre, et M. Delbèque se promenant lentement au milieu de ces troupeaux inanimés.