Les Désirs de Jean Servien/08

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 57-62).


VIII


Le lendemain, il se réveilla maussade et abattu.

— « Eh bien ! lui dit son père, en aspirant avec bruit chaque cuillerée d’une écuelle de soupe, eh bien ! t’es-tu amusé hier, mon garçon ? »

Il répondit brièvement et avec répugnance. Tout lui soulevait le cœur. La robe d’indienne de sa tante lui donnait une sorte de rage.

Le père faisait des questions minutieuses ; il aurait eu plaisir à refaire, tout en mangeant son potage, la promenade de son fils. Il avait vu Saint-Cloud du temps qu’il était militaire. Mais il n’y était jamais retourné depuis. Il avait une idée : ils iraient tous trois à Versailles ; sa sœur aurait soin de faire cuire la veille un morceau de veau qu’on pût emporter. Ils visiteraient le musée, mangeraient sur le tapis vert et prendraient beaucoup de plaisir.

Jean, à qui ces projets faisaient horreur, ouvrit ses cahiers et mit la tête dans ses livres, pour se dispenser d’entendre davantage et de répondre. Il se mettait d’ordinaire plus lentement à l’ouvrage. Son père lui en fit la remarque, en le louant de son zèle.

— « Il faut, dit-il, s’amuser quand c’est l’heure de l’amusement et travailler quand c’est l’heure du travail. »

Et il se mit à laminer sa peau de chagrin.

Jean rêva. Il avait entrevu tout un monde qu’il savait à jamais fermé pour lui et vers lequel toutes les forces de sa jeune nature l’entraînaient irrésistiblement. Il n’imaginait pas que Mme Ewans pût être jamais différente de ce qu’il l’avait vue. Il ne se la figura ni autrement vêtue, ni autrement environnée. Il ne savait rien des femmes ; celle-là lui était apparue toute maternelle, et c’était une mère comme Mme Ewans qu’il eût voulu avoir. Mais avec quels battements de cœur et quelle chaleur au front il évoquait cette mère chimérique !

À compter de la journée de Saint-Cloud, Jean se crut malheureux et il le devint en effet. Il s’efforça d’être insoumis ; il était fier de rompre la discipline et de mépriser les châtiments.

Il suivait avec ses camarades de pension les classes d’un lycée du quartier Latin. Dès qu’il avait pris sa place sur le plus haut des gradins de la salle bien chauffée, il lisait quelque roman sentimental, dissimulé sous des piles d’auteurs latins et grecs. Parfois le professeur découvrait, malgré sa myopie, le livre clandestin. Jean avait ses heures d’éclat. Ses versions étaient remarquables, sinon par l’exactitude, du moins par l’élégance. De même, il n’était pas sans exemple qu’on relevât dans ses thèmes des tournures heureuses. Il fit, sur ce sujet : « La vierge Théano défendant Alcibiade contre les Athéniens irrités », un discours latin qui, chaudement approuvé par M. Duruy, alors inspecteur de l’Instruction publique, valut à l’élève quelques semaines de popularité scolaire.

Il allait, les jours de congé, sur les boulevards et il contemplait avidement, à travers les glaces des boutiques, les bijoux, les étoffes, les bronzes, les photographies de femmes, les mille choses dont les caprices frivoles lui semblaient les formes nécessaires du bonheur.

Entré en philosophie, il eut son premier chapeau de haute forme et il fuma des cigarettes, en compagnie. Son esprit avait quelque chose de brillant et de fin qui amusait ses camarades. Il leur était supérieur par l’imagination.

Ses dernières vacances se passèrent d’une façon tolérable. Son père, le trouvant un peu pâle, l’envoya au village chez des parents chartrains. Jean, après les longs dîners de la ferme, allait s’asseoir sous un arbre, et lisait un roman. Parfois il allait à la ville dans la voiture du meunier. Souvent il recevait le long de la route la pluie qui tombait tristement à la tombée du jour. Puis il avait le plaisir de se sécher à la grande cheminée d’une auberge du faubourg, devant le tournebroche odorant. Il lui arriva même de chasser avec un fusil à pierre en compagnie de son cousin le meunier. Enfin, il pouvait se flatter, à son retour, d’être allé à la campagne.