Aller au contenu

Les Désirs de Jean Servien/29

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 204-212).


XXIX


La haine de l’Empire qui l’avait laissé souffrir dans une arrière-boutique et dans une salle d’étude, l’amour de la République dont il attendait tout, avaient échauffé dès le 4 septembre l’enthousiasme guerrier de Jean Servien. Mais il se fatigua vite des longs exercices dans le jardin du Luxembourg et des gardes inutiles au pied des remparts. L’ivresse sentimentale des boutiquiers pris de vin et de patriotisme l’écœurait, et ce jeu au soldat à jeun, dans la boue, lui sembla à la longue d’un goût détestable.

Garneret était, par bonheur, son compagnon de garde, et Servien subissait l’influence de cette pensée ordonnée et riche, soumise au devoir et à la réalité. Cela seul le sauvait d’un amour sans passé comme sans espoir qui prenait la fixité dangereuse d’une maladie mentale.

Il y avait longtemps qu’il n’avait revu Gabrielle. Les théâtres étaient fermés ; il savait seulement, d’après les journaux, qu’elle soignait les blessés dans l’ambulance du théâtre. Il ne la cherchait plus.

Quand il n’était pas de service, il lisait dans son lit (car l’hiver était rude et l’on manquait de bois) ou bien il courait aux nouvelles sur les boulevards et se mêlait aux groupes. Un soir, dans les premiers jours de janvier, comme il passait devant la rue Drouot, il fut attiré par des bruits de voix, et vit M. Bargemont malmené par des gardes nationaux de mauvaise mine.

— « Je suis plus républicain que vous, s’écriait le gros homme ; j’ai toujours protesté contre les infamies de l’Empire. Mais quand vous criez : Vive Blanqui !… permettez… j’ai le droit de crier : Vive Jules Favre ! permettez, j’ai le droit… » Les huées qui s’étaient élevées lui couvrirent la voix. Des gens en képi lui montraient le poing et l’appelaient « traître, capitulard, badingouin ». Sur sa large face, défaite par la peur, restaient encore de vieux plis d’insolence bourgeoise. Une fille qui passait cria : « À l’eau ! » Cent voix répétèrent : « À l’eau ! » À ce moment il se fit une grande poussée et M. Bargemont se jeta dans la cour de la mairie. Une escouade de gardiens de la paix le reçut et se referma sur lui. Il était sauvé !

La foule amassée s’écoula peu à peu et Jean entendit le récit de l’affaire passer de bouche en bouche avec toutes sortes de déformations. Les derniers venus apprirent qu’on venait d’arrêter un général allemand qui s’était introduit comme espion dans Paris, pour livrer la ville avec l’aide des bonapartistes.

Le passage redevenu libre, Jean vit M. Bargemont sortir de la mairie. Il était fort rouge et la manche de son pardessus disloquée.

Jean eut l’idée de le suivre.

Le long des boulevards, il le suivit par amusement, de fort loin et sans s’inquiéter de le perdre ; mais quand le fonctionnaire prit une rue transversale, le jeune homme le serra de plus près ; il ne songeait encore à rien ; un instinct le poussait. M. Bargemont tourna à droite ; la rue assez large était déserte et mal éclairée par des quinquets de pétrole qui remplaçaient les becs de gaz. Cette rue, Jean Servien la connaissait mieux que toute autre. Il y était tant de fois venu ! La forme des portes, la couleur des boutiques, les lettres des enseignes, tout lui en était familier ; il n’y avait pas jusqu’à la sonnette de nuit du pharmacien qui ne lui fût un souvenir et ne l’émût. Le pas des deux hommes retentissait dans le silence. M. Bargemont se retourna. Il fit quelques pas encore et sonna à une porte. Jean Servien l’avait rejoint. Il était là aussi devant la porte. C’était celle qu’il avait embrassée dans une nuit de désespoir, c’était celle de Gabrielle. La porte s’ouvrit. Jean fit un pas et M. Bargemont, entrant le premier, la laissa ouverte, pensant que ce garde national était un locataire qui rentrait. Jean se coula dans l’escalier noir et monta deux étages. M. Bargemont sonnait au troisième palier. On ouvrit. Jean entendit la voix de Gabrielle :

— « Comme tu viens tard, mon cher ; j’ai envoyé Rosalie se coucher ; je t’attendais, tu vois. »

Le gros homme, tout soufflant, répondait :

— « Figure-toi qu’ils ont voulu me jeter à l’eau, ces coquins ! Mais c’est égal, je t’apporte quelque chose de rare et de cher : un pot de beurre !

— « Comme le Petit Chaperon rouge, reprit la voix de Gabrielle. Entre, tu me conteras cela… Entends-tu ?

— « Le canon ? Ça ne cesse pas.

— « Non, le bruit d’une chute dans l’escalier.

— « Tu crois ?

— « Donne-moi la bougie, je vais voir. »

M. Bargemont descendit quelques marches et vit Jean étendu sans mouvement sur le palier.

— « Un ivrogne, dit-il ; il y en a tant ! Ce sont des ivrognes aussi qui voulaient me noyer. »

Il éclairait de sa bougie la face blême de Jean. Gabrielle, penchée sur la rampe, regardait :

— « Ce n’est pas un homme ivre, dit-elle, il est trop pâle. C’est peut-être un malheureux garçon qui meurt de faim. Quand on en est réduit au pain du gouvernement et à la viande de cheval… »

Puis elle regarda plus attentivement sous ses sourcils froncés et murmura :

— « C’est singulier, c’est vraiment singulier !

— « Est-ce que tu le reconnais ? demanda le gros homme.

— « Je cherche à me rappeler… »

Mais déjà elle s’était rappelé le baiser sur la main, devant la grille de la petite maison.

Elle courut dans son appartement, revint avec une carafe et un flacon d’éther, s’agenouilla devant l’homme évanoui, puis, de son bras qu’entourait le brassard blanc des infirmières, elle souleva la tête de Jean. Il rouvrit les yeux, la vit, poussa le plus grand soupir d’amour qui soit jamais sorti d’une poitrine humaine et sentit ses paupières retomber doucement. Il ne se rappelait rien ; seulement elle était penchée sur lui, et elle l’avait caressé de son souffle. Elle lui mouillait les tempes, et il se sentait renaître, délicieusement. M. Bargemont pencha la bougie sur Jean Servien qui, rouvrant les yeux pour la seconde fois, vit la joue rouge du gros homme effleurant l’oreille délicate de la tragédienne. Il poussa un grand cri et s’agita convulsivement.

— « C’est peut-être une crise d’épilepsie », dit M. Bargemont en toussant ; car il s’enrhumait dans cet escalier.

Elle reprit :

— « On ne peut pas laisser un malade sans secours. Réveillez Rosalie. »

Comme il remontait en grognant, Jean s’était remis debout.

Il détournait la tête.

Elle lui dit tout bas :

— « Vous m’aimez donc encore ! »

Il la regarda avec une indéfinissable tristesse :

— « Non, je ne vous aime plus. »

Et il descendit l’escalier en trébuchant. M. Bargemont reparut :

— « C’est particulier, dit-il, Rosalie ne me répond pas. »

L’actrice haussa les épaules.

— « Tenez, allez-vous-en : j’ai une horrible migraine. Allez-vous-en, Bargemont. »