Les Désirs de Jean Servien/30

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Calmann-Lévy (p. 213-217).


XXX


Elle était la maîtresse de Bargemont ! c’était pour Jean Servien la plus horrible torture et la plus inattendue. Il avait de la haine et du mépris pour ce gros homme dont il connaissait la fausse bonhomie, la brutalité, la sottise et la platitude. Cette face couperosée, ces yeux hors de la tête, ce front traversé par une veine bleu noir, cette main lourde, cette âme louche et vulgaire, était-ce donc là… Oh ! quel dégoût de le penser ! Le dégoût, voilà ce que la nature délicate de Servien ressentait le plus péniblement. Dans sa moralité peu sûre, il aurait pardonné à Gabrielle des vices élégants, des monstruosités exquises, des crimes romanesques. Mais ce Bargemont et son pot de beurre !… Ne jamais posséder la plus désirable des femmes, ne plus la revoir, il le voulait bien encore, mais la savoir dans les bras de cette lourde brute, c’est ce qui lui rendait impossibles la pensée et la vie.

En songeant ainsi, il avait regagné instinctivement son quartier. De longs sifflements lui passaient au-dessus de la tête et il entendait d’effroyables détonations. Des gens le croisaient, coiffés de foulards et portant des matelas sur leur dos. Au coin de la rue de Rennes il heurta du pied un réverbère couché sur le trottoir près d’un mur éventré. Devant la boutique du relieur il vit un grand trou. Il allait ouvrir la porte : un obus l’avait défoncée, et l’on voyait dans l’ombre l’établi culbuté.

Il se rappela alors que les Allemands bombardaient la rive gauche, et il voulut courir dans les rues sous les obus.

Une voix qui sortait de dessous terre l’appela :

— « C’est toi, mon garçon ? Viens vite, tu m’as causé une fameuse inquiétude. Descends, nous sommes installés dans la cave. »

Il suivit son père et trouva des lits dans les caveaux. Le plus grand caveau servait de cuisine et de salon. Là, le relieur montrait sur une carte au concierge et aux locataires la position des armées de secours. La tante Servien, dans l’ombre, les yeux ternes et fixes, suçait lentement du biscuit trempé dans du vin. Elle ne comprenait rien à tout ce qui se passait et gardait de la défiance.

Ce petit monde, ainsi terré depuis la veille au soir, demanda des nouvelles au fils Servien. Puis le relieur reprit les explications qu’on lui avait demandées comme à un ancien militaire et à un homme sérieux.

— « Il s’agit, disait-il, de tendre la main à l’armée de la Loire, à travers le cercle de fer qui nous étreint. L’amiral La Roncière a enlevé les positions d’Épinay en avant de Longjumeau… »

Puis s’adressant à Jean :

— « Mon garçon, trouve donc Longjumeau sur la carte, je n’ai plus mes yeux de vingt ans, et ces chandelles éclairent très mal. »

À ce moment, une formidable explosion secoua les pierres de taille et remplit la cave de poussière. Les femmes poussèrent de grands cris ; le portier alla faire sa ronde, tâtant les murs avec ses grosses clefs ; une énorme araignée courut sur la voûte.

Puis la conversation reprit tranquillement et deux locataires se mirent à jouer aux cartes sur un tonneau.

Jean, brisé de fatigue, s’endormit à terre d’un affreux sommeil.

— « Est-ce que le petit est rentré ? » demanda la tante Servien en suçant son biscuit.

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