Les Désirs de Jean Servien/31

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Calmann-Lévy (p. 218-222).


XXXI


Le bonhomme Servien, en veste de travail, s’approcha du lit ; puis s’en éloignant sur la pointe des pieds :

— « Il dort, monsieur Garneret ; il dort. Le médecin nous dit qu’il est sauvé. C’est un bien bon médecin ! D’ailleurs vous le savez, puisque c’est votre ami et que c’est vous qui nous l’avez amené. Vous nous avez sauvés, monsieur Garneret. »

Et le relieur détourna la tête pour s’essuyer les yeux, alla vers la fenêtre, souleva le rideau et regarda la rue toute claire.

— « Le beau temps va le remettre tout à fait. Mais nous avons passé six semaines affreuses. Je n’ai jamais désespéré, parce qu’il n’est pas naturel qu’un père désespère de la vie de son fils ; pourtant vous savez, monsieur Garneret, qu’il a été bien malade.

« Les voisins ont été très bons pour nous ; mais on n’avait pas ses aises dans cette maudite cave. Pensez, monsieur Garneret, qu’il a fallu lui tenir pendant vingt jours le front dans la glace.

— « Oui, c’est le traitement de la méningite. »

Le relieur se rapprocha de Garneret. Il se grattait l’oreille, il se frottait le front, il se caressait le menton. Il était embarrassé.

« Mon pauvre Jean, dit-il enfin, il est amoureux. Il a une passion ; je l’ai compris par tout ce qu’il disait dans son délire. Je n’ai pas l’habitude de m’occuper de ce qui ne me regarde pas ; mais, comme je vois que la chose est grave, je vous demanderai, dans son intérêt, de me la dire, si vous la savez. »

Garneret haussa les épaules :

— « Une actrice, une tragédienne ! bah ! »

Le relieur réfléchit un instant ; puis :

— « Voyez-vous, monsieur Garneret, bien que j’aie agi pour le mieux à l’égard de mon pauvre garçon, je me fais des reproches. Je me dis que l’instruction que je lui ai donnée l’a détourné du travail et de la vie pratique… Une tragédienne, dites-vous ? Ces goûts-là doivent se prendre dans les collèges. Du temps qu’il allait en classe, je prenais ses cahiers dès qu’il était au lit, et je lisais tout ce qui était en français. C’était pour moi une manière de me rendre compte de son travail ; parce que, tout ignorant qu’on est, on voit bien, avec un peu d’instinct, ce qui est fait proprement et ce qui est galopé. Hé bien ! monsieur Garneret, je fus effrayé de trouver dans ses devoirs tant de pensées exaltées ; il y en avait de très belles, sans doute ; et j’ai recopié sur un papier celles qui m’ont le plus frappé. Mais je me disais : Tous ces discours, toutes ces histoires, prises dans les livres des anciens Romains, vont mettre en effervescence la tête de ce garçon, et il ne saura jamais la vérité des choses. J’avais raison, mon bon monsieur Garneret : et c’est le collège, voyez-vous, qui l’a rendu amoureux d’une tragédienne… »

Jean Servien se souleva sur son lit.

— « C’est toi, Garneret ? Je suis bien content de te voir. »

Puis il tendit l’oreille.

— « Qu’est-ce qu’on entend donc ? »

Garneret lui répondit que c’était le mont Valérien qui tirait sur les remparts. On était en pleine Commune.

— « Vive la Commune ! » s’écria Jean Servien.

Et il posa, en souriant, sa tête sur l’oreiller.