Les Désirs et les jours/1/01

La bibliothèque libre.
Texte établi par L’Arbre (1p. 9-16).
II  ►

I

Les yeux encore lourds de sommeil, Auguste contemple les murs de sa chambre, si hauts qu’ils semblent se perdre dans le toit. Tout d’abord, il ne reconnaît pas ses meubles, puis, peu à peu, leur ancienne physionomie lui appa­raît. Voici le bahut, où il range ses livres d’ima­ges, la descente de lit en peau de chevreuil dont les poils s’arrachent à pleines mains, et où s’alignent quatre petits trous blancs creusés par ses genoux et ceux de son frère. Claude, dans son petit lit, dort, la bouche ouverte, un fil de salive reliant la commissure de ses lèvres à l’oreiller. Que fait donc Georgette ? Le ma­tin, alors que les enfants somnolent, la servante monte les petits habits bien brossés et les dispose dans l’ordre de leur endossement au pied des lits.

Pendant l’aménagement dans cette nouvelle maison, Auguste a passé quelques jours chez sa tante Paule, à Fontile. Il se rappelle le voyage de retour en chemin de fer, son angoisse quand son père l’a quitté pour aller causer avec des compagnons dans le fourgon à bagages, l’arrivée à Deuville dans la nuit, la tempête. Son père porte une valise au bout de chaque bras et il lui dit : « Monte sur mon dos et tiens-toi à mon cou. » Puis, c’est une course dans la nuit, la pluie qui lui fouette le visage et lui coule dans le dos, le tonnerre qui éclate dans ses oreilles, l’engourdissement progressif de ses poignets, enfin l’arrivée dans cette grande maison sombre, sa mère qui pleure et rit tout à la fois en le voyant. Son père dit : « Dépêche-toi de le mettre au lit, il est trempé jusqu’aux os. » Auguste est fier de n’avoir pas eu peur.

Auguste ouvre la porte de la chambre et, pieds nus, dans sa chemise de nuit dont il doit retenir les bords pour qu’ils ne balayent pas le parquet, il s’oriente. Le corridor n’a pas de mur d’un côté et, à travers la balustrade, il aperçoit une porte, vitrée dans sa partie supérieure de pièces opaques et multicolores. Le hall d’entrée est encombré de caisses et de colis et du plafond descend une longue chaîne de cuivre terminée par une suspension de grenat.

Il ne sait pas encore s’il aimera cette maison. Il a envie de crier « Maman », mais une voix d’homme, qu’il ne reconnaît pas, raconte que la veille, la foudre est tombée sur les fils électriques, rue Principale, et ne s’est arrêtée qu’après avoir réduit en miettes trois ou quatre poteaux et tué un cheval. Une autre voix, féminine celle-là, répond. Auguste, craignant d’être surpris en chemise de nuit par des inconnus, retourne dans sa chambre. Où sont donc ses parents et que font ces étrangers dans la maison ?

Il retrouve Claude assis dans son lit, nullement dépaysé par le changement. Claude ne s’attache pas aux choses comme Auguste. Les deux frères présentent un contraste frappant : Auguste est frêle à côté de son cadet. Il ressemble à sa mère dont il a la sensibilité, la finesse des traits et des membres, alors que Claude, qui tient de son père, a déjà les épaules carrées, la tête large et forte. Dans les jeux, Claude bouscule souvent son aîné.

— Viens voir, dit Auguste, rassuré par la présence de son frère.

Claude le rejoint à la fenêtre. L’air est saturé d’humidité comme après un long arrosage. Dans l’herbe des gouttelettes perlent le long de minuscules fils d’araignée tissés en forme de tente. La cour est vaste, plantée de pommiers bas et crochus. On ne voit au-delà que les cheminées des maisons et un immense bouquet de verdure.

— On dit la prière ? Claude a hâte d’aller jouer.

Il s’agenouille sur la descente de lit. Auguste sent confusément beaucoup de choses qu’il ne comprend pas, mais la récitation à haute voix de la prière du matin en vide son esprit. D’ailleurs, presque aussitôt, Georgette paraît.

— Qui est-ce qui est en bas ? demande Auguste.

— Ton père et ta mère.

— J’ai entendu parler quelqu’un.

— C’est que les voix changent avec les maisons.

Auguste n’est pas tout à fait convaincu et, aussitôt habillé, il descend le grand escalier, emplissant ses yeux de tout ce qu’il voit.

Toutes les pièces qu’il traverse sont encombrées de meubles, de caisses ; les parquets sont sales et les murs ont quelque chose d’hostile. Une odeur de bois et de peinture imprègne la cuisine.

Mme Prieur est vêtue d’une robe de serge grise. Le matin, elle sort de sa chambre toute attifée, jusqu’aux cheveux qu’elle a fort longs et qu’elle prend une éternité à placer.

Les enfants mangent sans goût leur gruau d’avoine, la tête penchée dans leur assiette. Ils ont hâte d’être libres, d’explorer leur nouveau domaine. Mme Prieur leur dit : « Vous pouvez aller jouer maintenant. » Mais ce matin, elle ajoute :

— Je vous défends d’entrer dans l’écurie ou dans la cave.

La cave ouvre sur la cour par une porte obli­que à deux battants qu’Auguste a repérée de sa fenêtre.

— Est-ce que nous avons un cheval ? deman­de Claude.

— Non. Nous n’avons pas de cheval, mais ton père va acheter deux petits cochons.

— Est-ce que nous sommes riches mainte­nant ? demande Auguste.

— Non.

— Est-ce que nous sommes pauvres ?

— Non plus. Nous sommes à l’aise, mais on ne parle pas de ces choses.

Auguste suit Claude dans le petit verger, planté de trois rangées de pommiers crochus, couverts en ce moment de fleurs blanches.

Il ne comprend pas la distinction que sa mère vient de faire. Dans les récits qu’on lui raconte, il y a des pauvres et des riches. Ces compromis entre richesse et pauvreté le laisse pensif.

Auguste ne tarde pas à se familiariser avec son nouveau pays. Tenant Claude par la main, il s’aventure dans la rue. Ils jouent, en marchant, à traîner la main sur les barreaux plats des clôtures à claire-voie qui séparent les propriétés du trottoir. Quand la clôture s’éloigne, ils descendent pour ne pas perdre contact avec le bois. Ils se croiraient perdus s’ils manquaient un seul barreau. Ils amassent en chemin tout ce qui peut devenir une collection : Claude, les noyaux de fruits, les clous ; Auguste, les enveloppes de cigarettes. Ils vont ensuite cacher leur butin dans un coffre, au fond de l’écurie. L’intérieur de cette bâtisse, rafistolé avec des moyens de fortune, a été aménagé en salle de jeux pour les jours de pluie et, par les soins d’un électricien, ami des Prieur, un téléphone, alimenté par des piles, fonctionne entre cette pièce et la cuisine.

Auguste sait vaguement qu’il y a une guerre. Son père en commente les péripéties le soir quand les enfants sont couchés. C’est un peu à cause de la guerre qu’on engraisse deux cochons et qu’on mange de la margarine américaine, que Mme Prieur frotte avec une amande avant de l’étendre sur le pain. De plus, une des chambres du premier, restée sans meuble, sert à remiser des provisions : sacs de sucre, de farine d’avoine, caisses de margarine, de pommes sèches, de figues et de raisins secs. Auguste s’y glisse en tapinois avec son frère et ils mêlent dans leurs poings des portions égales de sucre brun et de farine d’avoine qu’ils vont déguster dans la cour.

La grand’mère est leur unique trouble-fête. Elle est toujours aux aguets. À cause de ses rhumatismes, elle garde souvent la chambre. Elle occupe au rez-de-chaussée, un ancien cabinet de travail, attenant au hall d’entrée et lambrissé de chêne à hauteur d’homme. En face de cette pièce, où les enfants vont en tremblant embrasser l’aïeule, s’ouvre le salon contigu à la salle à manger et séparé du hall par de grandes portes de chêne rouge. C’est dans ce salon qu’Auguste a eu pour la première fois le sentiment que la guerre représente une menace pour les siens. Son oncle est venu, un soir, et il a montré un papier qui lui avait été livré le matin par un courrier officiel. À cause des enfants, les grandes personnes chuchotaient. Puis Auguste a vu son oncle déchirer le papier. Mais personne n’a paru rassuré par ce geste. L’enfant a pressenti qu’on pouvait lui enlever son oncle et même son père pour la guerre. Obscurément, il redoute que Deuville ne porte malheur à sa famille.