Les Désirs et les jours/1/04

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Texte établi par L’Arbre (1p. 30-39).
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IV

Un soir, M. Prieur entra la tête basse.

— Qu’est-ce qu’il y a François ? lui demande Mme Prieur. Es-tu malade ?

Il était pâle et Auguste vit tout à coup, avec un serrement de cœur, qu’il avait pleuré. L’enfant sentit ses yeux se mouiller. Jusque là, il n’avait jamais vu pleurer son père. François Prieur regardait sa femme en silence, puis comme s’il annonçait la fin du monde :

— Laurier est mort, dit-il.

La nouvelle lui avait été apportée par le télégraphe. Il n’ajouta rien. Les enfants montèrent se coucher et François Prieur se plongea dans son journal et ne prononça pas un mot de la soirée.

Auguste ne joue plus que rarement avec Claude. Il a des amis, une vie mystérieuse pour les siens. Il disparaît des jours entiers et à son retour, il fait des récits fantastiques de ses explorations dans la campagne. Il est descendu sous le pont ; il a visité des maisons abandonnées, et même une maison hantée, perdue au milieu d’un champ de sarrasin.

Il ne raconte pas tout ce qu’il fait. Les Closey ont quitté le quartier, mais Auguste a d’autres amis. Avec ses camarades il a remonté le cours des ruisseaux. Ils ont même construit un radeau sur le plus important de ces cours d’eau ; ils l’ont chargé de paille et y ont mis le feu ; ils l’ont ensuite suivi jusqu’à la manufacture, puis ils ont détalé au moment où le brasier s’engouffrait sous la bâtisse. Auguste admire le courage de Pierre Massénac, resté au bord du ruisseau jusqu’au dernier moment. C’est ce même Massénac qui a chargé de pierre le couvercle d’un puisard qui vomissait des flammes quand on y jetait une allumette. Ce fut une belle explosion. Massénac n’a pas fui avec les autres. C’est un miracle qu’il n’ait pas été touché par la volée de projectiles.

À un mille de Deuville, Auguste connaît un ruisseau, peu fréquenté, peuplé de petites truites mouchetées, et qu’il faut rejoindre à travers des champs. Un jour qu’il avait des invités de Montréal, François Prieur les y a conduits dans une voiture de louage et Auguste a obtenu d’accompagner le groupe.

Ils sont partis avant le lever du soleil et ils ont remonté le cours d’eau, marchant dans les hautes herbes, mouillés jusqu’à mi-corps par la rosée, pêchant tantôt dans les trous sombres, abrités du courant par un tronc mort, tantôt dans les rapides où le soleil miroite sur la pierre polie. Ils ont marché longtemps sans entendre un seul oiseau, accompagnés seulement par le bruit de conversation à mi-voix de l’eau. Ils ont traversé des gorges étroites, où le pied a peine à se poser et dépassé les douze cascades, en amont desquelles M. Prieur dit que le ruisseau se divise en deux affluents.

Auguste n’a rien de plus pressé au premier congé que d’y retourner avec Massénac.

Pierre Massénac, dont c’est la première partie de pêche, suit Auguste en silence. — Arrivons-nous bientôt ? demanda-t-il. Il a hâte de voir l’eau. Auguste se tait pour mieux se rappeler la topographie. Il se promet au retour d’entailler un arbre pour avoir un meilleur repère dans les expéditions futures. À la fin, il retrouve le sentier qui conduit au ruisseau. Pierre enjambe lestement la clôture ; Auguste le suit. En touchant le sol, ils sentent l’eau gicler sous leurs pieds.

Le cours d’eau, gonflé par les pluies récentes, a quitté son lit à l’orée du bois, à un endroit où l’eau forme un coude à angle droit et une partie du courant s’est déversée dans le champ d’avoine, inondant sa partie basse, pendant qu’un mince filet va rejoindre un peu plus loin le cours principal. Nombre d’obstacles naturels ont été déplacés, changeant la physionomie du ruisseau. Ce qui trouble Auguste, ce n’est pas de patauger dans l’eau, bien que le soleil soit avare de ses rayons, mais la crainte que la truite, dérangée dans ses habitudes, effrayée par les corps étrangers que l’eau entraîne, ne refuse de quitter ses obscures retraites.

Massénac jette son appât dans une petite anse noire et, à sa grande surprise, sa ligne est emportée. Il ne sait que faire. « Tire », lui crie Auguste que l’embarras de son compagnon met en joie.

Au retour, vers cinq heures, une chauve-souris vient se planter à quelques pas d’eux sur un arbre, la tête en bas. Pierre tente de la capturer, mais la bête élude son piège et voulant fuir lui frôle la tête. Il laisse échapper un cri de panique, vite réprimé. Maintenant qu’il a eu peur, une volonté irraisonnée de tuer s’empare de lui. Il ne voit plus Auguste, il n’a d’yeux que pour ce petit être inoffensif contre lequel il s’acharne avec un bâton.

La chauve-souris a roulé au pied d’un gros arbre. Les jambes écartées, le souffle court, Pierre la regarde. Il tremble de tous ses membres, effrayant à voir. Son compagnon, mal à l’aise, s’est détourné de lui.

— Auguste, dit-il, d’une voix blanche.

— Oui.

— Je l’ai tuée.

— Je le sais.

Il soulève la chauve-souris, honteux de son emportement.

Les ailes paraissent de crêpe noir. À son dos bée une large plaie, faite par le bâton, mais le sang n’en coule pas. Pierre cherche ses yeux et les trouve un peu au-dessous des oreilles. En voyant sa bouche de nourrisson, Auguste éprouve du remords d’avoir laissé tuer un être aussi pitoyable.

Pendant tout l’été qui suivit cette première expédition, Auguste retourna souvent au ruisseau avec Massénac et d’autres compagnons.

À peine avaient-ils enjambé la clôture qui séparait le champ d’avoine de la route, que le temps cessait d’exister pour eux. Ils connaissaient maintenant les moindres accidents du ruisseau et son tempérament suivant les jours, les places ombragées ou soleilleuses où la truite venait mordre à l’appât, les remous où les plus gros poissons se tapissaient, le gué où il fallait mettre le pied à l’eau pour atteindre une petite crique poissonneuse. À certains endroits, la berge était facilement accessible, à d’autres, il fallait se tracer un chemin à travers d’épais fourrés.

Le bois était rempli de pièges où Pierre et Auguste, sous prétexte de les initier, envoyaient leurs compagnons plonger jusqu’aux genoux dans la boue.

À chaque nouvelle visite, ils se proposaient de remonter jusqu’aux sources. Ils ne les atteignirent cependant jamais. Quand ils avaient dépassé les cascades, ils étaient si las, les affluents étaient si étroits et la broussaille si dense qu’en dépit de leurs efforts, ils devaient bientôt renoncer à se frayer un chemin plus avant.

Au retour d’une de ces expéditions, Pierre a vainement tenté de traverser le ruisseau sur une branche flexible. Il est tombé dans l’eau à mi-corps. Auguste se moque de lui.

— Si tu passes, lui crie Massénac, je me donne à toi, corps et âme.

Ils ont chacun leurs témoins. Auguste s’avance avec assurance, se servant de sa canne à pêche comme d’un balancier. Au moment de poser le pied à terre, il ressent une exaltation extraordinaire. Ce succès est un présage ; s’il réussit, il sera un jour un grand homme.

— Tu es mon serviteur, dit-il à son ami médusé. Ils sont tous témoins. Si tu as une parole, tu es à moi corps et âme.

Pierre se ferait tuer pour Auguste à cause de ce pari, et c’est cela que le jeune Prieur ne sent pas. « Il ne sent pas les choses ; il ne peut que les comprendre », pense Pierre.

Massénac est convaincu qu’Auguste n’a pas de cœur. C’est le reproche que font les gens sensibles à ceux qui ont l’intelligence vive et qui, tout en ayant du cœur, le subordonnent à la raison quand il ne s’agit pas de choses qui les touchent directement. Leur pitié ne s’émeut pas aussi facilement que celle des gens dont le cœur gouverne toute la vie.

Auguste, vif et enjoué dans la discussion, alors que Pierre est lent, que son imagination est plus grossière, ne manque jamais une occasion d’humilier son ami. Il peut être d’une cruauté de bête féroce et il exaspère souvent Massénac. Cependant, jamais ce dernier, qui est le plus fort, ne recourt aux poings contre Auguste.


La vocation d’Auguste Prieur est déterminée vers cette époque par une visite qu’il fait avec sa mère à une vieille tante qui habite Montréal. Le fils de celle-ci vient de terminer ses études de droit. C’est pour elle un grand événement, le couronnement d’une vie de labeur, de sacri­fices, d’abnégation. Elle rit, elle pleure en par­lant des études de son fils, des pièges qu’on lui a tendus aux examens, de son habileté à les éviter. « Voyant, dit-elle, qu’il ne réussissait pas à l’embarrasser, l’examinateur lui a posé toutes sortes de questions qui n’étaient pas au programme. Mais Julien a répondu à tout. »

Jugeant qu’elle a suffisamment impressionné Mme Prieur, elle prend un air mystérieux, déli­bère quelques instants avec elle-même, puis arrivée à une décision, elle dit : « Venez ! »

Auguste suit. Après ce préambule, il ima­gine que sa tante va lui révéler un secret si grand, si profond, que toute sa vie va en être bouleversée. Il est tendu. La tante conduit les visiteurs dans sa chambre et tire d’un placard une grande boîte ronde, bourrée de papier de soie. Elle en écarte cérémonieusement la feuille supérieure et Auguste, qui n’en peut croire ses yeux, aperçoit la couronne d’un feutre gris.

L’enfant est partagé entre une folle envie de rire et la crainte de blesser la vieille dame.

Sa mère n’a pas bronché.

— C’est la surprise que je veux lui faire le jour de son admission au Barreau, dit la tante, le visage rayonnant de joie. Son premier chapeau…

Le ton de vénération de la vieille dame pour parler du Barreau, éveille dans l’enfant une grande admiration pour ce cousin et la profession qu’il embrasse.

— Toi, mon petit, iras-tu à l’université quand tu seras grand ?

Auguste, qui ignore jusqu’à la signification de ce mot, ne sait que répondre. Sa mère le tire d’embarras :

— Auguste sera pharmacien !

Il ne réplique pas qu’il sera avocat, mais sa décision est prise. Il ira à l’université comme son cousin. On parlera de lui avec respect.