Les Désirs et les jours/1/05

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Texte établi par L’Arbre (1p. 40-48).
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V

Pierre Massénac habite avec ses parents dans une rue étroite et enfumée, appelée rue de la Manufacture. Le matin, quand il descend, le soleil lui paraît plus beau parce que la rue est sale, qu’elle débouche dans les champs et qu’il y séjourne même l’hiver, une odeur de vinaigre, de friture et d’excréments de poule. Les maisons sont sales, en dedans comme au dehors. Et pourtant, à ses yeux, quand le soleil, qui réchauffe le dépotoir, les tire de leur moisissure, elles chantent de toutes leurs fenêtres, les pavés rient de tous leurs carrés. Il y a dans cette rue plus d’enfants sales que dans tous les autres quartiers ensemble. Tout ce qu’on touche est poisseux et une odeur de pourriture imprègne jusqu’à la peau.

Le divertissement des gamins, c’est la chasse aux moineaux. On s’installe avec une fronde derrière un tas de détritus et on attend. Sitôt le coup parti, ceux qu’on appelle les « chiens » se précipitent sur la boule de plume et la remettent aux plus jeunes. Ces derniers juchés à quelque distance sur de vieux bidons rouillés enferment dans des boîtes de carton les oiseaux blessés ou seulement étourdis par le coup.

Massénac, qui peut avec une fronde moucher une chandelle à quinze pas, est l’as de la bande. On ne lui envie pas moins cette réputation que celle de courage qu’il s’est acquise par des exploits répétés. Léonard, le fils d’un commerçant cossu, qui a le teint rose, les dents plus blanches et plus dures que les autres, et qui se distingue par la propreté de ses chemises et la coupe de ses habits, souffre mal la supériorité de Massénac. Il tente, ayant tiré en même temps que celui-ci de s’approprier des oiseaux. Massénac les lui laisse, mais il lui ordonne de s’éloigner.

— C’est ma talle, dit Massénac d’un air assuré, va te placer plus loin.

— Il y a assez d’oiseaux pour deux, se récrie Léonard.

— Jean, passe-moi deux ou trois gros cailloux, dit Massénac assez haut pour être entendu de Léonard.

Les aides de Massénac, sentant la poudre, se sont glissés derrière un tas de fumier ; celui-ci reste debout et met Léonard en joue. Le caillou heurte avec force la pointe de la chaussure de l’intrus. Le duel est inégal.

— Si tu veux te battre, avance comme un homme, crie Léonard, qui a pâli quand Massénac l’a visé au pied.

— Je suis ici pour chasser. Et, si tu me déranges, je te ferai courir à ma façon.

— Tu es brave avec une fronde !

— Deuxième avertissement, dit Massénac et il envoie un caillou ricocher sur la cheville de Léonard. Celui-ci pousse un cri de colère et prend ses jambes à son cou. Ses acolytes n’ont pas attendu son signal pour déguerpir. Hors de la portée de la fronde, ils s’arrêtent.

— Fils de quêteux, crie Léonard.

Un éclair de haine passe dans le regard de Massénac. Mais il ne poursuit pas l’insulteur. Sans le savoir, Léonard l’a blessé profondément. Massénac sait depuis peu qu’il n’est pas le fils de Bernard et d’Eugénie Massénac ; sa mère est une ancienne femme de ménage des Massénac qui a vendu son enfant. De son père, il ne sait rien. Il n’a parlé de son secret à personne, pas même à Auguste Prieur qui est son ami. Mais Pierre se méfie de l’intelligence d’Auguste.

Pierre est assis dans le salon entouré de lambris sombres, de meubles massifs et noirs, séparés du reste du logis par des portières de verre filé. Du plafond, descend un énorme lustre à pendeloques de couleur. Près de l’unique fenêtre, dans un bocal de verre rectangulaire, travaillent des petits animalcules, appelés communément abeilles à vin. Au mur pendent des colifichets de liège et des reproductions encadrées. Les meubles sans noblesse s’effilochent. Eugénie Massénac se pavane au milieu de ces laideurs en robe violette. Pierre ne la voit pas, tout absorbé qu’il est dans ses pensées, plus sinistres que le décor.

Il est le fils d’une femme de ménage qui l’a vendu. Eugénie et Bernard ne savent pas qu’il le sait. Aussi ne s’expliquent-ils pas sa taciturnité. En apprenant la vérité, il a été accablé, il a pensé à se tuer.

Ne pouvant continuer d’aimer Eugénie comme sa mère, maintenant qu’il sait qu’elle n’a pas le droit à ce nom, il se tourne contre elle avec toute l’ardeur qu’il a mise jusque là à l’aimer. Il aurait pu l’aimer pour elle-même car elle est bonne pour lui. Mais elle a surpris sa confiance. Cet amour qu’elle lui inspirait sous de fausses représentations, elle ne le volait pas moins à son fils adoptif qu’à la vraie mère. C’est cela que Pierre sent, même s’il est incapable de l’analyser.

Il lui a été difficile de haïr sa mère adoptive, mais peu à peu, il y est parvenu. Il ne vit plus que pour la faire souffrir. Il s’applique à la prendre en défaut. Il lui semble que jusqu’à la révélation de sa naissance, il ne la voyait pas. Elle est accorte ; elle a le visage en boule, les yeux petits et luisants, le teint couperosé, les cheveux plats et rares. Elle se vêt de couleurs trop vives. Quand elle est agitée, elle roule sur elle-même l’air tragiquement drôle, passant indistinctement du rire aux larmes. Il se rappelle sa hâte de se faire enlever les dents parce qu’elle trouvait les prothèses plus belles. Elle a la manie répugnante d’embrasser les cousines pauvres sur les lèvres, même quand leur front couvert de pustules découragerait le serrement de mains. Elle agit dans sa charité comme si les maladies ne se transmettaient pas. Elle préfère exposer les siens à la contagion que de causer, par son recul, de la peine à une malheureuse.

Pierre ne peut plus rester seul avec elle pendant une demi-heure sans qu’il survienne entre eux des échanges aigres-doux. Eugénie ne lui en garde pas rancune. Elle oublie aussitôt.

En ce moment, il est seul dans le salon, séparé de la chambre de ses parents par une porte d’arche. À travers la portière de verre filé, Pierre entend les ronflements de son père adoptif, endormi tout habillé dans son lit.

Bernard Massénac a de petits yeux bleus, embusqués derrière d’épais sourcils, le nez, légèrement recourbé vers la bouche, s’est épaissi à la suite d’un coup, le menton rond se creuse au milieu, le front est large. L’ensemble du visage fait penser à Victor Hugo vieux. Il cultive d’ailleurs cette ressemblance avec Hugo « penseur ». Il est affreusement bancal. Quand on ne le connaît pas, il est impressionnant. Taciturne par tempérament, il peut rester des heures dans un salon, sans dire une phrase. Par contre, dans les assemblées, c’est un tribun redoutable. On ne sait jamais ce qu’il pense. Dans sa jeunesse, il a été marin. Il a participé à des enlèvements. Il a raconté à Pierre, un jour de bonne humeur, l’histoire de ce tailleur, père de trois enfants, enlevé par lui dans un caboulot de Boston, après avoir été préalablement drogué par le maître d’équipage à qui il manquait un homme. En s’éveillant en mer le malheureux pleurait comme un enfant… Bernard Massénac rit encore au souvenir de cet épisode.

Vers quatre heures, il s’éveille les yeux encore bouffis de sommeil, la barbe piquante, les cheveux ébouriffés et il demande :

— Femme, où as-tu mis ma calebasse ?

Il appelle rarement Eugénie par son nom. Il l’appelle « femme » ou « ma fille ». Quand il parle d’elle, il dit Génie.

Eugénie s’affaire, retrouve la calebasse. Ayant à sa disposition un choix d’une vingtaine de pipes, il veut toujours celle qu’il ne trouve pas. Il a des pipes partout, sur le rebord des fenêtres, sur le bahut, sur le guéridon près duquel il s’assoit pour lire Ingersoll, car il se croit libre-penseur, et jusque dans les cabinets.

Pierre revendique chaque jour une plus grande liberté. Eugénie cède, mais après d’âpres querelles, hérissées de reproches, qui s’usent mais ne se résorbent pas. Quand ils ont échangé des mots amers, Eugénie se retire dans sa chambre pour pleurer. Il sait qu’elle ne peut fermer l’œil avant qu’il ne soit au lit et qu’elle se lève pour vérifier l’heure, quand il entre la nuit. Quelquefois, elle n’attend pas au lendemain pour l’accabler de reproches. Il reste insensible à ses injures, à ses sarcasmes, à ses menaces.

La veille, il est entré plus tôt. Il la provoque :

— À quelle heure suis-je entré, hier soir ?

Le ton est calme, sans trace apparente de colère ou de défi.

— Je t’ai entendu à deux heures.

— C’est moi que tu as entendu, dit Bernard. Je revenais d’une assemblée. Il ajoute : « À ce moment, Pierre était couché. »

— Vous voyez, dit celui-ci sans se départir de son calme.

— C’était bien la première fois.

Pierre se lève, triomphant, et prend sa casquette.

— Où vas-tu ? demande Eugénie.

— Ne puis-je sortir, même l’après-midi sans que vous me demandiez où je vais ?

— Un garçon bien élevé n’a pas de secret pour sa mère.

— Peut-être que je ne suis pas bien élevé.

— C’est assez ! Pierre ! rentre dans ta chambre.

Il jette sa casquette sur une chaise, bien en vue, et repousse la porte de sa chambre avec violence.

Eugénie continue ses reproches, entrecoupés de sanglots. Il lui crie :

— Inutile de vous fatiguer, je ne vous entends pas.

Pendant cet échange, Bernard feint de lire son Ingersoll. Il n’a pas ouvert la bouche. Eugénie lui dit :

— Si Pierre n’était plus heureux avec nous, je crois que j’en mourrais. Qu’est-ce qu’il a mon Dieu ?

— Laisse-le aller jusqu’au bout de sa corde, dit Bernard. Après, on verra.

Eugénie, depuis le changement survenu dans son fils, souffre tous les jours mille morts. Pierre reste impitoyable. Il la voit dépérir sans chagrin. Les lèvres de l’adolescent qui étaient déjà minces, ne forment plus qu’une ligne tant il les tient serrées.