Les Désirs et les jours/1/09

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Texte établi par L’Arbre (1p. 72-81).
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IX

Pendant les quelques jours où Pierre a cru aimer Germaine, son caractère s’est adouci. Il se sentait léger, débordant d’affection pour les êtres et les choses. Eugénie a deviné qu’il aimait. Mais cette éclaircie fut de courte durée. Les mauvais jours sont revenus.

Eugénie est devenue incapable de penser. Son cerveau obscurci par la douleur ne fonctionne plus. La pauvre femme en a eu la révélation un jour que Pierre, qui s’était absenté de l’école, lui a demandé un mot d’excuse pour le professeur. Elle s’est assise à la table pour écrire et s’est aperçue qu’elle ne pouvait plus. Une sorte de timidité paralysait sa main. Pierre a préparé le billet. À compter de ce jour, elle a prié son mari de rédiger les billets et de signer les bulletins.

Elle ne sait plus quels moyens inventer pour se soustraire à la haine dont Pierre la poursuit. Elle se résigne à entreprendre son premier voyage en vingt ans. Son mari la reconduit chez une de ses sœurs, à Montréal. Au fond de son cœur, elle espère qu’une absence améliorera ses relations avec son fils. Mais au bout d’une semaine, ne tenant plus en place, elle revient.

Partie en santé apparemment, Eugénie revient l’ombre d’elle-même. Le voyage l’a beaucoup fatiguée, mais le chagrin la mine encore plus. À son retour, elle s’est mise au lit. Le docteur vient tous les jours lui donner des piqûres. « Elle n’a plus de sang », dit-il.

Quand elle était malade, dans sa jeunesse, elle a eu les maîtres de la profession, puis d’autres moins sûrs et, à sa mort, elle n’a qu’un médicastre quelconque qui porte une chemise d’une blancheur douteuse et dont toute la personne respire la table frugale et le réduit malpropre.

À mesure que sa fin approche, Eugénie semble avoir peur de Pierre ; elle ne veut pas rester seule avec lui. Quand il est là, ses yeux se remplissent de terreur. Elle ne parle plus. Quand elle appelle, ce n’est jamais lui.

L’agonie est commencée. La conscience d’Eugénie semble s’éclairer de lueurs nouvelles à mesure que ses forces déclinent. Elle s’interroge sur sa conduite à l’égard de Pierre par qui elle a souffert. La malheureuse en arrive à croire qu’elle a mérité cette souffrance et cette mort. Elle accepte de n’être pas aimée, parce qu’elle n’en est pas digne.

Dans un rêve, elle se revoit, jeune et gaie. Malgré ses vifs désirs, elle n’a pas d’enfant. Elle revoit, comme si elle était là, sa femme de ménage, Caroline, une pauvre fille un peu folle qui, à vingt ans, a épousé un vieillard qu’elle soigne avec dévotion et que, par son travail, elle fait vivre. Ils ont un fils que Caroline adore. Caroline a le teint jaune ; ses cheveux ont prématurément blanchi, et elle n’a plus, selon l’expression populaire, que la peau et les os. Son fils est vêtu de velours et porte des bijoux d’enfant, ce qui achève d’accuser le contraste entre sa mère et lui.

— Il ne sera pas comme son père, dit-elle.

Pierre rit de ses petites dents et deux fossettes se creusent au coin de sa bouche. Sa mère le dévore de baisers. Eugénie dit :

— Ça ne vous fatigue pas, Caroline, de porter ce petit partout où vous allez. Il est bien lourd.

— Allez, ça me fatigue, madame Eugénie, mais je peux pas le laisser seul avec pépére, il s’ennuierait trop.

— Si vous me le laissiez une journée de temps en temps, ça le distrairait. Voyez comme on s’entend bien tous les deux.

Pierre embrasse Eugénie, la comble de caresses.

— Je sais bien qu’il serait mieux ici qu’avec moi d’un bord et de l’autre, mais de le voir ça m’encourage au travail.

— Si vous changez d’idée, je le prendrai volontiers. Il pourrait coucher dans ce petit lit.

Eugénie est tourmentée par ce souvenir. Elle essaie de détourner la tête pour le chasser, mais elle n’en a plus la force. La sueur inonde l’oreiller sous sa tête. Elle revoit le petit lit à barreaux blancs, recouvert d’un sommier de grand luxe et surmonté d’un ciel de lit en mousseline. Caroline ouvre de grands yeux.

— Couchez-le dedans pour qu’il fasse un petit somme pendant que vous travaillez.

Plusieurs fois, la pauvre Caroline quitte son travail pour venir admirer « son prince » qui dort sous une courtepointe de soie bleue. Bientôt, Pierre appelle indifféremment Eugénie et Caroline du nom de maman.

— Le petit sans-cœur, je cré qu’il aimerait autant rester avec vous. Et qu’est-ce que maman deviendrait sans son petit prince ?

Caroline à la seule pensée d’être séparée de son fils, fond en larmes.

— Voyons, voyons, Caroline, je l’aime autant que vous, mais vous êtes sa mère.

— Une bien pauvre mère, allez ! Vous avez plus le tour que moi et quand il arrive ici, il a l’air d’aimer mieux ça que dans not’pauvre maison.

L’idée d’adopter Pierre hante le cerveau simple d’Eugénie. Les gens simples sont plus que d’autres capables de passions violentes ; ils n’ont pas de diversions. Elle trouve des arguments pour écouter son démon : cet enfant ne mène pas une vie normale ; avec moi, il aura tout ce qui lui manque.

La scène change : elle consulte ses parents, le curé et enfin le notaire. Tous approuvent le projet d’adoption. Elle trouve même un allié imprévu dans la personne du mari de Caroline.

— Que ferez-vous de Pierre quand vous ne pourrez plus travailler, Caroline ?

— Je suis encore bonne, madame Eugénie, personne ne s’est encore plaint de moi. Je suis pas bien fine mais je recule pas devant le gros ouvrage.

— Oui, mais ce n’est pas une vie pour un enfant de vous suivre ici et là, vous ne pouvez pas toujours le surveiller.

— Je le sais bien.

— Si vous me le laissiez, j’en prendrais soin comme s’il était à moi ; il irait à l’école avec les autres enfants, et plus tard nous lui laisserions tout ce que nous avons.

— Je me dis bien qu’il serait mieux avec vous. C’est triste pour un enfant dans not’ maison, mais je l’aime trop.

— Si vous l’aimez pour lui, vous devez vouloir qu’il soit bien élevé, qu’il aille à l’école, qu’il ait une chance dans la vie.

— Je le sais bien. Je me le dis aussi, mais je peux pas.

Caroline se laisse décider. Elle cède ses droits devant notaire à la condition qu’elle pourra en tout temps voir son fils. Les papiers signés devant la cour, Eugénie devient jalouse de Caroline. Sa passion pour l’enfant lui montre la mère sous un nouveau jour : arrogante, voleuse, répliqueuse. Elle l’emploie moins souvent et même sort avec Pierre les jours où Caroline vient. Peu après, la pauvre servante et son mari quittent la ville…

Le rêve est terminé. Eugénie ne sait ce que Caroline et son mari sont devenus. Qu’importe d’ailleurs ? Elle s’est si longtemps répété qu’elle avait raison, qu’elle avait agi pour le bien de Pierre… maintenant elle est incapable de démêler ce qui s’est passé. Caroline était-elle ce qu’elle a voulu la croire ? N’a-t-elle pas exagéré ?

Si elle pouvait en ce moment défaire ce qui est fait, retrouver la paix et rendre la joie à Pierre, elle sent qu’elle accepterait de sacrifier les années de bonheur qui ont suivi. Il est trop tard. Son impuissance l’accable. Elle tente de se lever ; elle se jettera aux pieds de Pierre et lui demandera pardon. Mais elle est paralysée.

Bernard vient d’entrer dans sa chambre, suivi du médecin. Celui-ci s’approche du lit, prend le pouls de la malade et annonce : « Ce n’est plus qu’une question d’heures. »

Pierre est seul avec la malade. Il la regarde, les yeux mauvais. Depuis quelques jours, il entre parfois dans la chambre quand son beau-père est absent. Il ressent avec une force étrange la tentation de traduire en acte une idée qui germe depuis longtemps dans son cerveau. Étrange force d’une idée à laquelle on attache une importance relative et qui bientôt en prend une absolue au point de changer le cours de notre vie.

Il prend une épingle, qui traîne sur la table de chevet et, se penchant au-dessus de la forme inerte, de la main droite, il plante l’épingle dans la lèvre d’Eugénie, dont les yeux se remplissent d’horreur et de pitié.

Crispé, il regarde l’épingle et la lèvre où le sang ne paraît pas. Il se rappelle une autre scène, de son enfance, la chauve-souris morte, qui, elle non plus, ne saignait pas.

Eugénie le regarde, les yeux remplis de larmes ; elle n’éprouve plus devant lui aucune terreur. Elle sait ce dont il est capable et ce qu’il pense. Elle a pour lui une immense pitié. Elle veut tendre les bras vers lui et ses lèvres essaient de former le mot « pardon ». Et tout à coup, Pierre éclate en sanglots et se jette à genoux au pied du lit. Il a pardonné, mais il ne peut pas se résoudre à aimer. Au fond, il n’a fait que cela depuis qu’il la poursuit de sa haine. Chaque fois qu’il la frappait, c’est son propre cœur qu’il atteignait.

Eugénie est morte, la chair a cédé à la hauteur du poumon et un liquide visqueux s’épand dans le lit. C’est d’une pneumonie qu’elle mourait après avoir tant souffert par le diabète. Ses jambes étaient enflées et déformées ; ses bras ramollis pendaient à ses côtés. Les seins et le menton s’étaient affaissés.

Il y avait longtemps qu’elle n’inspirait plus que de la pitié. Le médecin avait dit à son mari, un an plus tôt, à la suite d’une pleurésie : « Maintenant qu’elle a passé cela, il n’y a plus rien pour la faire mourir. Il vous faudra la tuer. »

Bernard se rappelle le sourire moqueur qu’elle avait jeune fille, ses clignements d’yeux quand elle s’amusait, sa voix de fausset, les mots d’anglais qu’elle introduisait dans ses phrases quand Pierre était présent. Il était jaloux, car elle était belle.


On a installé le corps, revêtu d’une robe noire, au milieu du salon, sur deux chevalets, recouverts d’un drap. Pendant l’ensevelissement, une vieille folle toute contrefaite et décharnée, qui habite une bicoque branlante aux murs couverts de vignes, est entrée sans frapper. Elle a déposé une gerbe de roses sauvages sur la table et elle est partie sans ouvrir la bouche. Au fond de la pièce, le portrait de Pierre, exécuté par un artiste forain d’après une photographie, domine Eugénie dans la mort, comme il l’a dominée durant sa vie.

Pierre Massénac a dix-sept ans. Il jette un dernier regard sur celle qui prétendit remplacer sa mère. Il n’a plus de haine dans son cœur depuis le coup d’épingle. Cependant il n’éprouve aucun regret d’avoir, par sa conduite, hâté sa mort. Maintenant, elle peut le comprendre, comprendre qu’il ne l’a jamais haï comme il s’est haï lui-même, lui pardonner comme il pardonne.

Il va rejoindre son poste à bord d’un navire de la marine marchande. En partant, il pense : « Laissons les morts enterrer les morts. »