Les Désirs et les jours/1/10

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Texte établi par L’Arbre (1p. 82-88).
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X

Une odeur de laine sale, de sueur et de moisissure flotte dans l’air surchauffé de l’entrepont.

Le quartier-maître remet à Massénac ses deux couvertures et lui désigne son lit, une boîte suspendue, recouverte de deux matelas. Un couloir étroit sépare les deux rangées de lits étagés qui se font face.

Le jeune homme déplie les couvertures qu’on lui a données et un nuage de poussière s’en dégage. Il est huit heures. Il monte dans son lit, et se dévêt, sa valise et ses vêtements pêle-mêle autour de lui. Ne sachant où mettre ses chaussures, il les aligne contre le mur. Il est surtout honteux de ne pas connaître les usages.

Le navire est en mer.

Pierre s’éveille longtemps avant la cloche. Il saute à bas de son lit. Les hommes se précipitent à l’entrée du réduit où se trouvent les cuvettes et un baril d’eau pour les ablutions. Il les suit. Personne ne lui parle et il ne veut pas, le premier, rompre le silence qu’il juge hostile. Il regarde ses compagnons.

Tous ces visages ne dépareraient pas un dortoir de pénitencier. Et ce sont les hommes avec qui il doit vivre pendant six mois ! Près de la porte, le premier lit est occupé par une sorte de nègre, à la bouche dégarnie où pointent trois ou quatre chicots pourris sur des gencives violettes ; son compagnon est un géant à la tête et au cou de taureau, à la poitrine carrée et velue ; vient ensuite un grand vieillard, puis un homuncule au visage replet et au ventre rebondi.

Les ablutions à l’eau froide lui rendent le goût de la vie. L’air est vif. Son apprentissage de la vie de marin commence. Pierre est adroit et fort ; ce qu’on lui apprend, il ne l’oublie pas.

Les premiers qui lui adressent la parole, ce sont Mirion, le charpentier, et le cuisinier Lancinet, un idiot. À tout ce qu’on lui dit, Lancinet répond : « Oui, oui », et il fait mine de s’affairer. On le taquine sans cesse et il n’a que son rire hébété pour se défendre. Mirion a pitié de lui quand les choses vont trop loin, mais d’ordinaire, il se contente de rire des tours qu’on lui joue. Comme Lancinet a l’habitude d’être sauvé par Mirion, quand il ne comprend pas et que son rire n’a pas désarmé ses bourreaux, il tourne ses yeux bleus de vieille biche vers son protecteur. Si le charpentier garde son sérieux, il part aussitôt et se jetterait à la mer plutôt que de reculer. On lui fait accomplir des choses impossibles. Il a le visage plissé et glabre d’une vieille femme, et des yeux bleus très limpides. Il mange safrement, à la façon d’un animal.

Mirion ne fraye pas avec les autres. Rencogné dans son lit, où il cherche refuge en entrant, toujours à l’affût, sans qu’il y paraisse, des conversations, il rit tout seul de tous les plis de son visage de célibataire asexué. Il a toujours le fil et l’aiguille à la main, ravaudant ses bas, mettant des pièces à ses chemises.

Pierre a pour voisin, le vieux Rèque, avare, mesquin, fureteux, voleur de bouts de corde, de bretelles, de ceintures, de tout ce qu’on laisse hors de son sac. Un soir, en entrant, Pierre aperçoit sur le coffre de Rèque, une paire de bas qu’il a cherchée la veille. Rèque les a chipés ; mais par scrupule, il ne cache pas ses larcins : quand il s’empare d’un objet, il le place en évidence sur son lit à l’entrée des hommes. Quand on réclame, il proteste :

— Il était là.

— Qui est-ce qui l’a mis là ?

— Tu l’as maintenant. T’as pas besoin d’avoir le pave.

Le pave, dans leur argot, c’était faire une tête, garder rancune ou simplement manifester de la mauvaise humeur.

En entrant, les hommes se débarrassent de leurs vareuses. Chacun puise son eau dans un baril, se débarbouille et laisse la place à son voisin. La cloche sonne toujours trop tôt. Les derniers se décrottent à la hâte pour ne pas être mal notés.

Par temps calme, on se groupe à trois ou quatre sur le pont et on raconte des aventures. Dans l’ombre qui envahit le bateau, ces histoires prennent des proportions d’épopée.

Arnim est le premier homme par qui Pierre entend parler des filles. C’est un grand et solide gaillard au teint rouge, au crâne poli comme une bille de billard. Par économie, il rase toutes les semaines le peu de cheveux qui lui poussent autour des oreilles et au bas de la nuque. Grand amateur de femmes et abonné des petites maisons, il parle de ses aventures au moment de toucher un port.

À la veille d’une escale, le quartier-maître demande à Pierre d’écrire une lettre à sa belle-sœur, une fille d’hôtel, dont il est l’amant. Il ne remercie pas. Il fait relire la lettre, cachette l’enveloppe et l’emporte.

Arnim et le quartier-maître ont conspiré de conduire Lancinet dans une petite maison d’Auckland pour se gausser de lui. Les autres sont dans le complot à l’exception de Mirion et de Pierre. Le pauvre cuisinier, qui ne se doute de rien, se prépare à partir avec ses bourreaux.

— Où vas-tu Lancinet, demande Massénac ?

— Oui, oui, dit l’idiot.

Le jeune homme le secoue.

— Qui t’amène à terre ?

— Oui, oui.

— Qui ?

— Arnim, oui, oui.

Mirion a compris ce qui se prépare. Mais il ne se sent pas de taille à s’attaquer à Arnim. Massénac n’a jamais eu peur d’un homme.

— Tu restes ici, dit-il à Lancinet. Tu m’entends ?

— Oui, oui.

— Il t’a dit qu’il venait avec nous, dit Arnim.

— Il a changé d’idée.

— Tu n’es pas son père.

— Il ne sortira pas.

Arnim en parlant s’est rapproché du jeune homme. Avant que celui-ci se doute de son intention, il lui assène un coup de poing à la tête. Pierre s’est garé, mais trop tard. Le coup l’atteint le long de la tempe. Il tombe à la renverse. Arnim, qui le croit inconscient, lève le pied pour lui broyer le visage, mais Massénac a prévu le coup. Il saisit le pied au vol et d’un mouvement rotatoire, il arrache l’homme de terre. Ils se relèvent ensemble et pendant quelques instants se mesurent du regard. Massénac attaque.

Arnim halète sous les coups qu’il tente de porter au jeune homme ; Pierre profite de son avantage et ménage ses forces. Quand son adversaire lui paraît suffisamment énervé, il le frappe à l’estomac et pendant qu’Arnim, courbé, rassemble ses forces, il se jette sur lui et de ses deux poings rassemblés, l’achève d’un coup de massue. Instinctivement, Arnim tente de se soulever, puis il retombe inerte.

Pierre regarde la chambrée.

— Lancinet ne sort pas, dit-il.

Il y a là deux ou trois hommes qui pourraient l’étendre aux côtés d’Arnim, mais ils admirent le courage du « jeune », comme ils l’appellent, et ne bougent pas. D’ailleurs, Arnim n’est pas aimé, et au fond d’eux-mêmes, les hommes reconnaissent que Massénac a raison.

Lancinet n’a pas compris ce qui s’est passé. Mais il voit que Massénac est le plus fort, que c’est à lui qu’il doit obéir.

À terre, Pierre Massénac a invariablement le mal du pays. Son ami Auguste, inscrit en droit, le laisse maintenant six ou sept mois sans nouvelles. Les lettres du jeune étudiant donnent froid au marin. Elles ne partent plus du cœur. Pierre les compare à des articles de revue : elles lui sont destinées, c’est vrai, mais elles ne lui apportent plus rien. Si encore Auguste lui donnait des nouvelles de Deuville, de son frère Claude, de sa sœur Louise, les seuls êtres auxquels l’exilé soit encore attaché, parce qu’ils touchent à Auguste. Il y a aussi Germaine Lavelle, restée pour Pierre le prototype de la femme. Les filles qu’il rencontre dans les ports : serveuses de bar ou de restaurant, danseuses vénales, Vénus de carrefour, ne lui ressemblent guère. Et le jeune homme qui déteste Deuville, où il a souffert et haï, aspire à y retourner riche et respecté.