Les Désirs et les jours/2/02

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Texte établi par L’Arbre (1p. 116-122).
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II

Auguste Prieur a fait un mariage d’amour qui est en même temps un mariage de raison. Les Lantoine sont riches et influents à Deuville. Avant ses fiançailles avec Marguerite, alors que la jeune fille hésitante avait fui à Montréal, chez une de ses amies, pour se donner le temps de réfléchir, Auguste était devenu amoureux de sa cadette, Claire. « Ce n’est pas moi que tu aimes, lui a dit Marguerite à son retour, ce sont les Lantoine. » Conquérir un homme pour Claire signifiait l’enlever à une rivale trop sûre d’elle-même et indigne de son bonheur. « Tu traites mal Auguste, avait-elle dit à Marguerite, tu ne mérites pas qu’il t’aime. »

Cet incident, que sa jeune sœur prenait au sérieux, avait révélé brusquement Marguerite à elle-même et, trois mois plus tard, elle épousait Auguste. Claire convola avec un camarade d’enfance. Elle ne faisait depuis, que de courtes visites espacées aux Prieur.

Avocat en renom, promis au plus brillant avenir, Auguste désire un fils qui continue son nom. Marguerite ne le désire pas moins. Enfin leur vœu se réalise. La grossesse n’a pas été pénible, mais le moment critique approche : l’accouchement.

Affalé dans un fauteuil, Auguste ressent un bien-être incompréhensible. Toute la fatigue, accumulée depuis deux jours, est descendue dans ses jambes. Il ne s’endort plus, il ne désire rien ; les jambes étendues devant lui, il pourrait veiller encore vingt-quatre heures.

La fenêtre est ouverte. Quand il tourne le dos au lit, dans l’intervalle des crises, il discerne les feux des postes d’aiguillage, leur face rouge tournée de son côté. Il entend le halètement de la locomotive de cour qui laisse un wagon sur la voie de rassemblement, puis reprend sa course avec ce grincement particulier que font les locomotives qui reculent. Il n’ose pas allumer sa pipe. Dans son état, Marguerite ne peut tolérer l’odeur du tabac. Il ne peut quitter la pièce, il ose à peine respirer. Dans un moment, les douleurs vont reprendre et Marguerite va l’appeler. Pourra-t-il se relever ? Il pense au supplice de La Ballue. Combien de jours un homme peut-il résister, debout, immobile, dans une position intenable. Dans quelques heures, tout sera terminé. Il retournera à son bureau. Il a l’habitude de la marche au grand air. Ses jambes sont fortes et bien plantées dans son corps.

Marguerite a bougé. Combien de temps a-t-il été assis ? Un temps assez court et cependant assez long. Elle l’appelle. Il se lève et s’approche du lit. La veilleuse éclaire d’une lueur mauve le fond de la chambre. « Je sais que je vais mourir », dit-elle.

Il la console. On ne meurt pas d’un accouchement. Et pendant qu’il parle, une inquiétude l’étreint. Il arrive qu’on en meure. Mais c’est rare. Mme Prieur a mis au monde quatre enfants et elle vit encore à cinquante-cinq ans. La mère de Marguerite a six enfants. Pourquoi n’est-elle pas venue ? Tout à l’heure, Marguerite lui a dit en pensant à elle : « Tu es ma mère. » Maintenant, elle dit : « J’ai un pressentiment que je ne survivrai pas. » Elle continue : « Que fait donc le médecin ? » — « Il a dit que ce ne serait pas avant le matin. »

— « Va chercher la garde, je n’en puis plus de souffrir. » Elle s’agrippe à son épaule et lui mord le bras. Entre les crises, elle ne se repose plus que quelques minutes — « Je vais chercher la garde », dit-il. « Non. Reste près de moi, ne t’en va pas. »

Il se dégage doucement et sort dans le corridor. La garde monte. Il sait que c’est inutile. Elle entre, les mains recouvertes d’une serviette blanche. Il détourne la tête. Quelqu’un d’autre est là, quelqu’un qui sait ; il se sent soulagé. Il a envie de sortir un peu, de marcher le long du corridor pour se désankyloser. Il sait que Marguerite ne le lui permettra pas.

Il se reproche de ne pas être assez affectueux. Marguerite ne sortait plus à cause de sa grossesse. « Je ne te vois presque pas », dit-elle. C’est vrai. Il rentre fatigué à six heures et il lit le journal, heureux qu’elle soit là, mais ne pensant pas qu’elle aurait peut-être besoin de causer. Hier, elle avait une escarbille dans l’œil. Après le souper, elle lui demanda de l’enlever. Il chercha et ne découvrit qu’une petite coupure sous la paupière inférieure. Il se reproche maintenant de ne pas avoir cherché plus longtemps.

Pendant son voyage de noces, il ne la quittait pas, n’avait de vie qu’avec elle et par elle. Un soir, à Saratoga, ils étaient descendus dans la salle de bal vers huit heures et s’étaient assis près de la vasque. Le maître d’hôtel, croyant qu’ils voulaient danser, avait fait réunir les musiciens…

La garde se détourne du lit. Auguste a remarqué qu’elle n’adresse jamais la parole à Marguerite. Elle dit : « Il n’y a rien à faire, monsieur, tout va bien. » Il n’est pas rassuré. Marguerite crie : « Auguste, viens ! » Il se penche sur elle, elle le serre de ses deux bras où toutes ses forces se sont portées. Dans ses yeux, pendant les crises qui se prolongent au point qu’elles ne lui laissent presque plus de répit, passent des visions d’épouvante. Le regard est tourné en dedans et les lèvres se figent dans un rictus mécanique qui n’a plus rien d’humain. Il s’efforce de la rassurer. Il est calme, plus calme qu’on ne l’est à quatre heures du matin, quand on n’a pas dormi depuis trente-six heures. « C’est de ta faute », crie-t-elle avec colère. Elle vocifère des phrases incohérentes pendant que la douleur passe. Il sent sourdre en lui une faculté nouvelle qui lui est adjointe, avec sa fonction propre, la douceur. Ce sentiment qu’il éprouve ne découle pas de son amour : il en est comme le dédoublement. « Excuse-moi, dit-elle aussitôt, je ne sais pas ce que je dis. » Son visage est tordu par la douleur ; ses lèvres contractées découvrent ses dents, elle ne repose que sur les pointes des talons et de la nuque. Et pour ne pas crier, elle lui mord le bras. Il ne peut rien pour elle. Dans la douleur, comme dans l’amour, ou la mort, nous sommes seuls, irrémédiablement. Il a cru qu’elle allait mourir et il eut donné sa vie pour qu’elle vive, mais il ne peut rien que rester là et compatir.

Dans la cour du chemin de fer, à la pointe du pylône de l’est, les quatre gros phares brillent étrangement dans l’aube, comme des étoiles visibles en plein jour. La locomotive continue son ménage. L’un après l’autre, les wagons sont chassés sur la voie de rassemblement. Un train de marchandise se prépare, auquel viennent se souder les derniers wagons.

Le médecin est entré. Il cause en bas, avec la garde. Marguerite ne sait pas que le jour est là. En apercevant le praticien, elle crie : « Docteur, je vais mourir. » Il sourit, cligne de l’œil vers Auguste. Celui-ci sent sa responsabilité tomber à zéro. Il se hâte de sortir dans le corridor, se remplit les poumons d’air. Le médecin vient fermer la porte. « Dans une heure, dit-il, elle se reposera ». Encore une heure. Toute la nuit, il a attendu ce moment. Il n’a pas pensé un seul instant à celui qui va naître, pour lequel Marguerite a enduré toute cette douleur. Auguste prie machinalement, par petits appels. Il a la certitude d’être entendu.

Ces consolations de la prière qu’il ressentait si souvent enfant, il les retrouve avec sa pureté. La paternité est une grâce sublime, susceptible de transformer entièrement un être, s’il consentait à se soumettre à son action. Mais l’ambition, le calcul réapparaissent bientôt ; les effets de la grâce se résorbent, l’action reprend la place de la vie.

— Je suis père ! Je suis père ! répète-t-il en arpentant le salon. Il ne me manquait que cela pour être député. Maintenant Deuville est à moi, à moi !

Puis s’exaltant :

— Qu’est-ce qui m’empêchera d’être un jour ministre !