Les Désirs et les jours/2/03

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Texte établi par L’Arbre (1p. 123-133).
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III

Vendredi, le vendredi qui précède l’élection. Dans un restaurant grec, juché sur un tabouret élevé, les coudes sur le zinc, un client déjeune de deux rôties servies avec de la confiture aux oranges et un café noir. Il s’est installé sur le premier tabouret, près de la rue et il guette. La rue est déserte. La chaussée mouillée reflète une lumière grise.

L’inconnu paraît contrarié qu’il ne se passe rien. Son parapluie, accroché au zinc se balance dans un équilibre précaire. L’homme est un petit maigre au teint jaune. Il a l’air d’un maître d’école échappé d’un roman de Dickens. Un de ces êtres qui ne semblent vivre que pour le malheur des autres. On ne voit pas son front à cause du chapeau melon qu’il n’a pas enlevé. Les yeux sont petits, grisâtres, encadrés dans des petits verres à monture d’or.

Cyrille Lecerf voudrait pouvoir se rendre invisible, traverser la rue, pénétrer dans la maison d’en face. Dans quelques instants, les policiers seront là. Ils seront deux. Avant ce jour, il n’avait encore dénoncé personne. La sensation n’est pas désagréable. Sans lui, Bernard Massénac serait encore libre. Il l’est encore. Oui, mais pour peu de temps. Aura-t-il peur ? Il a hâte de le voir sortir, la tête basse, les menottes aux poings.

Lecerf a vidé sa tasse. Rien encore, en face. Le patron le regarde. Tout à l’heure, ils ont échangé des banalités, mais le patron devine que l’inconnu n’a pas le goût de parler. Un étrange client qui semble bien plus intéressé par le spectacle de la rue vide que par le café qu’il boit distraitement. On le devine en attente.

— La rue est bien tranquille, dit le patron, espérant amorcer la conversation.

— Est-ce toujours ainsi ?

— C’est plus vivant à midi quand les enfants rentrent de la classe.

— Servez-moi un autre café.

Le restaurateur continue :

— Le soir, il y a encore des fêtes en face, vous savez, chez Massénac, mais depuis qu’il a recueilli la femme de son fils, c’est plutôt rare… Autrefois, (il s’interrompt pour poser la tasse de café devant son interlocuteur) le bonhomme donnait des fêtes qui se prolongeaient pendant deux ou trois jours. Et, je vous en donne ma parole, ça buvait ferme et ça se battait.

Mis en verve, il poursuit :

— C’était le bon temps. Toute la cuisine se faisait ici. Et ils n’étaient pas difficiles. Vous ne savez pas tout ce que cette femme me fait perdre. Surtout en temps d’élections, comme maintenant.

— Quelle femme ? demande Lecerf qui n’écoute ce récit que d’une oreille.

— La femme de son fils. Entre nous, il veille sur elle plus jalousement qu’on ne veille sur une bru.

— Ah ! dit Lecerf.

Cette exclamation ne lui a pas été arrachée par la phrase du restaurateur, mais par l’arrivée de la voiture de la police.

— Il y a de la visite chez Massénac. La police…

— Des agents en congé qui vont boire un verre avec lui. Il en vient souvent.

Les deux hommes attendent à la porte, guindés. Par habitude, quand on vient leur ouvrir, ils enlèvent leur chapeau. Ce geste dépouille leur visite de tout caractère officiel et gâte un moment le plaisir de Lecerf. Quelques minutes plus tard, un taxi s’arrête à la porte, une jeune femme y monte. Il l’envoie chercher son avocat. Les deux policiers sont toujours dans la maison.

— Qu’est-ce qu’ils attendent donc ?

Le cri d’une sirène éclate derrière le restaurant ; d’autres lui répondent. Les policiers sont toujours enfermés avec Massénac.

À la fin, ils sortent, Massénac derrière eux, riant de toutes ses dents comme pour narguer Lecerf que pourtant il ne voit pas. Sans hâte, il referme la porte. Tous les trois montent dans la voiture qui démarre aussitôt.

L’enthousiasme de Lecerf se refroidit.

Cyrille Lecerf était un dévot consumé par l’ambition. Il mesurait à peine quatre pieds et dix. C’était la tragédie de sa vie. Il songeait sans cesse, à se poser, en causant avec un interlocuteur, dans une position élevée. Dans la rue, il manœuvrait pour tenir celui qui lui parlait sur la chaussée, pendant qu’il se haussait sur le trottoir.

Tous les jours depuis des années, il assistait dans le premier banc, à la messe du curé et, les jours de quête, il déposait ostensiblement un billet dans l’assiette. Membre actif des congrégations et sociétés pieuses, Lecerf ne manquait aucune occasion de se mettre en évidence. Malgré tous ses efforts, il n’était pas aimé de ses co-sociétaires et ne parvenait à occuper aucune charge. On lui reprochait son intransigeance et son esprit dominateur avec ses égaux.

Il ne visait à rien moins qu’être l’arbitre de la vie spirituelle et morale de Deuville. Il ne recherchait pas le prestige ou la gloire, mais uniquement la puissance. Et encore, il ne la cherchait pas pour elle-même, mais pour Dieu et l’Église. Ses semblables se jugent humbles et dévoués au bien et ils le sont à leur façon. Ils ne s’analysent pas, ne s’interrogent pas. Ils finissent par s’identifier à la vérité, imbus qu’ils sont de l’idée qu’un catholique ne peut se tromper, même quand il est ignorant, dans la mesure où il agit pour la plus grande gloire de Dieu. « Si l’Église comptait plus de catholiques décidés, disait-il, on aurait tôt fait de réduire le mal à l’impuissance ». Le mal, c’étaient les hérétiques, les Juifs, les politiciens. « Mon ambition, c’est de faire de Deuville un lieu où les « étrangers à notre foi » se sentiront mal à l’aise ».

Il cachait si bien son ambition, montrait un tel dévouement qu’il trompa la confiance du curé de Saint-Augustin, l’abbé Étienne, qui déplorait que sa loyauté et son dévouement restassent inemployés. Celui-ci le convoqua au presbytère.

— Vous êtes propriétaire, monsieur Lecerf ?

— Oh oui, monsieur le curé, répondit le dévot, en prenant son air le plus soumis. J’ai deux maisons louées à des bons catholiques en plus de celle que j’habite.

— Comment se fait-il que vous n’ayez encore jamais été élu à aucune charge ?

— Je ne suis pas très populaire, dans la paroisse, monsieur le curé. Voyez-vous, je vis tranquillement avec ma femme malade.

— Je me charge de vous, dit l’abbé Étienne. Vous serez le prochain directeur de la Société religieuse. Cette charge avait été le modeste début de Lecerf.

Lecerf avait deux raisons de vouloir perdre Massénac : sa haine du député, qui l’avait naguère humilié, et le tribun lui-même qui le tenait par la crainte du chantage. Le tribun avait pris les moyens de s’assurer l’appui de certaines personnes par des procédés assez peu élégants, mais efficaces.

Massénac excellait à un genre particulier de chantage. Quand il voulait compromettre un père de famille, il l’invitait à une petite fête intime à sa demeure. Il revenait à la charge jusqu’à ce que ses victimes, ayant épuisé toutes leurs excuses, se laissent entraîner dans son antre. Là, tout procédait familièrement. Massénac n’était pas avec un homme depuis une demi-heure qu’il le tutoyait et l’appelait par son prénom, quels que soient le rang et les titres du personnage. Il avait la gaité facile et dès le premier verre « de fort », il ne savait plus, de son propre aveu, ce qu’il disait. On buvait à la santé du député, du Premier Ministre, du Pape, santés qui ne se refusent pas et, chaque fois, il fallait vider son verre.

Quand tout le monde était un peu éméché, apparaissait une danseuse. Lentement, avec des minauderies, elle se dévêtait. Puis, à un signal donné, elle allait s’asseoir sur les genoux de la victime. Comme par hasard à ce moment, une ampoule de magnésium illuminait la salle. « Comment est-il encore entré ici celui-là ? » s’étonnait Massénac. « C’est un photographe amateur. Ne vous inquiétez pas. J’arrangerai cela ». Parfois avant la fin de la danse, la victime, encore consciente, prétextait un engagement et se levait. La danseuse se jetait alors à son cou et la photo n’en était que plus accablante. Massénac avait fait ce coup à Cyrille Lecerf. Il faut dire à la décharge du député de Deuville que s’il profitait des services de Massénac, il ignorait comment celui-ci persuadait les récalcitrants.

Avec quelques-uns ce coup-là n’était pas possible, Massénac alors les faisait filer, fouillait leur passé, dénichait un scandale ou un petit fait trouble susceptible sous certains angles de porter préjudice. Il pratiquait ce chantage à l’intérieur du parti, rarement dans le camp adverse et toujours pour des raisons politiques. Sa « boîte aux souvenirs » comme il l’appelait eût valu $100,000. entre des mains moins scrupuleuses.

Lecerf ignorait l’étendue des preuves recueillies par Massénac, mais en pensant au tribun, il se rappelait certains incidents de sa jeunesse, les vergers où il allait voler des pommes avec des camarades, les poursuites dans la cour de triage quand ils étaient surpris à piller un wagon de marchandise. Il n’avait jamais été pris. Il tenait de cette époque le goût des bandes, de l’aventure, du risque, son mépris de ses semblables. Quelques jeunes gens, s’étant risqués sans lui dans une affaire, avaient été pris et internés dans une école de réforme. Son prestige en avait été accru. On ne faisait jamais un coup sans lui. Il y avait aussi les filles. Aucune ne lui résistait. Il se rappelait Laure, une grande blonde, qui était belle d’une beauté animale et sensuelle, et qui venait le rejoindre dans sa chambre à deux heures du matin. Il se rappelait le tapis de l’escalier, le grincement de la porte, le lavabo de faïence, le lit ridicule… Laure était son aînée de deux ou trois ans. Il lui avait donné une bague, ornée d’une améthyste, volée à sa mère. Son seul cadeau. Elle ne lui demandait jamais rien. Quand il était sans le sou, elle lui apportait un dollar ou deux. Il les multipliait par dix dans une seule après-midi à l’arrière de la salle de billard, où l’on faisait la partie de poker.

Tout cela, c’était à Montréal. Il avait changé depuis. Pourquoi y avait-il dans le monde des maîtres-chanteurs ?

Il y avait aussi une affaire assez obscure qui avait précédé son départ de la ville. Un soir, son chef de bureau l’avait appelé au téléphone.

— Il paraît, lui avait-il dit, que vous vous amusez avec la petite Piret.

Lecerf ne s’était pas mépris sur le sens dégoûtant que son chef donnait au mot s’amuser. Il lui était arrivé de laisser entrer la jeune fille dans le bureau, de lui serrer le bras et même de lui donner en jouant une tape sur la cuisse.

— L’affaire est devant le gérant, avait continué le chef. Peu importe ce que je crois. Êtes-vous capable de vous disculper ? Je vous dis la chose pour vous mettre en garde.

Et il avait raccroché.

À ce moment, Lecerf était marié. Comment avait-on pu déformer la vérité au point de lui faire un crime d’un innocent badinage. Le lendemain, la jeune fille ne parut pas. Il alla s’expliquer avec Mme Piret. Celle-ci en le voyant n’avait qu’entr’ouvert la porte et lui avait jeté au visage :

— Vous vous expliquerez avec mon mari.

— Mais au moins dites-moi ce qui est arrivé.

— La petite nous a tout dit, dit-elle sombrement. Je ne puis vous dire si mon mari va vous faire arrêter.

Elle avait refermé la porte. Un instant, dans l’escalier hostile, Lecerf avait eu un moment de découragement. Le sang affluait à son cerveau. Il existait un fondement à cette histoire, sa manie de pincer les cuisses de la jeune fille. Il se débattait dans un cercle de petite dimension. Une chose ne faisait pas de doute, c’est qu’on pouvait l’accuser.

Le soir, horrifié, il n’eut pas le courage de raconter l’événement à sa femme, mais il lui annonça qu’il avait obtenu une situation à Deuville. Il se rappelait la nuque blonde de la jeune fille, son odeur un peu aigre…