Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution/03

La bibliothèque libre.
Les Dames de Bellegarde - Mœurs des temps de la Révolution
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 407-444).
◄  02
LES
DAMES DE BELLEGARDE
MŒURS DES TEMPS DE LA RÉVOLUTION

III[1]
LA FIN D’UN ROMAN D’AMOUR


I

En s’éloignant de Paris pour obéir aux ordres de la Convention, Hérault de Séchelles n’ignorait pas qu’il y laissait des ennemis acharnés à sa perte. A leur tête figuraient Robespierre et Saint-Just, qu’offusquaient sa popularité, son luxe, son élégance, ses liaisons avec Proly, Dubuisson, Pereyra et autres suspects arrêtés déjà ou à la veille de l’être. Au sein même du Comité de Salut public, il avait saisi maints témoignages de cette malveillance. Encore qu’elle voulût se dissimuler, elle perçait dans l’attitude défiante de quelques-uns de ses collègues. Lorsque Proly avait été décrété d’arrestation, Hérault avait protesté, plaidé, avec des larmes et vainement, la cause de ce compagnon de ses plaisirs. Son attitude avait paru surprendre ceux qui en étaient témoins. Dans ces faits, il pouvait lire son propre destin. Il était donc parti contre son gré et brûlait du désir d’être rappelé à la Convention, avec l’espoir de déjouer par sa présence les intrigues nouées contre lui.

Il semble qu’à ce moment, il ait voulu, en donnant à ses paroles et à ses actes un caractère révolutionnaire plus accusé, démontrer l’injustice des soupçons dont il était l’objet. Pas plus à cette époque qu’à aucune autre de sa vie, on ne relève à sa charge ces traits de cruauté froide dont quelques-uns de ses émules ont été prodigues ; nulle part, dans les documens officiels, on ne retrouve la phrase abominable que lui attribue un de ses biographes[2], comme extraite d’une lettre adressée à la Convention au cours de sa mission dans le Haut-Rhin : « J’ai dressé quelques guillotines sur ma route et je vois qu’elles ont produit un excellent effet. » Mais combien d’autres propos démontrent que, s’il n’a pas dressé des guillotines, il a pactisé par ses approbations avec les bourreaux qui les dressaient !

« J’ai lu tes lettres au Comité de Salut public, écrit-il, le 20 septembre, à Carrier, le féroce organisateur des noyades de Nantes ; elles sont pleines de vigueur et d’énergie ; continue, brave collègue ; c’est en poursuivant ainsi les coquins et les hommes douteux, c’est en déménageant cette engeance que tu sauves la République. Adieu, mon ami, je t’embrasse. » Il mande encore au même personnage : « Quand un représentant est en mission et qu’il frappe, il doit frapper de grands coups et laisser toute la responsabilité aux exécuteurs ; il ne doit jamais se compromettre par des mandats écrits, » — recommandation hypocrite dont celui à qui elle s’adressait n’a tenu aucun compte et qui nous livre peut-être le secret des apparences de modération relative que, vus à distance et comparés à ceux de ses complices, présentent les actes de Hérault de Séchelles.

Quand il arriva dans le Haut-Rhin, animé du visible souci de dissiper par son zèle révolutionnaire les suspicions dont il était l’objet à la Convention, il n’y avait plus lieu de recourir à ces habiletés et à ces subterfuges. Il fallait égaler en activité ceux qui dénonçaient ses liaisons, son modérantisme imité de celui de Danton, et les lui imputaient à crime. Aussi son premier cri en entrant en Alsace, le 8 novembre, est-il : « Que la Terreur soit à l’ordre du jour ! »

Après avoir fait établir, d’accord avec Pichegru, un camp retranché à Belfort, « il tourne son attention vers la conservation d’Huningue, et ravive dans cette ville les couleurs et les signes sensibles d’un patriotisme qui s’éteignait aux yeux ainsi que dans les cœurs. » Dans tout le département, il prend des mesures pour l’élever au niveau de la République. « L’esprit public était entièrement corrompu. Partout des intelligences avec l’ennemi, l’aristocratie, le fanatisme, le mépris des assignats, l’agiotage et l’inexécution des lois. » Il combat tous ces fléaux, casse les autorités, les comités de surveillance, installe partout « de bons sans-culottes ; » il crée un Comité d’activité révolutionnaire, le place sous la surveillance du peuple, — un tribunal révolutionnaire, « qui mettra le pays à la raison ; » — il supprime aux façades des maisons les images de la Vierge et des saints, les croix dans les cimetières, « signes de superstition qui souillent les regards de l’homme libre. » Il suspend les passeports, multiplie les visites domiciliaires, pourchasse les suspects dans les campagnes comme dans les villes. Il organise en un mot « le mouvement de terreur qui seul pouvait consolider la République. »

Enfin, pour couronner son œuvre, il fait célébrer dans la cathédrale de Colmar « une fête simple et grave. » Au sommet d’une montagne, « emblème de la République, » couronnée par la flamme, « emblème de l’intelligence, » une femme était assise, figurant la Raison que célébra du haut de la chaire le représentant de la Convention. « Le peuple chanta la Liberté, et le reste du jour, consacré à l’Egalité, fut égayé par le bonheur de se retrouver et de s’entretenir fraternellement. » Une fête pareille fut ordonnée dans toutes les villes d’Alsace.

Le 5 décembre, la Convention prit connaissance du rapport dans lequel Hérault de Séchelles énumérait ces mesures et se félicitait d’avoir en peu de jours transformé le département du Haut-Rhin. Mais déjà l’orage qui, depuis longtemps, se formait sur sa tête avait fait entendre ses premiers grondemens. Un membre de l’assemblée, Bourdon (de l’Oise), à l’appui d’un projet de loi tendant à exclure du Comité de Salut public les prêtres et les nobles qui en faisaient partie, s’était écrié le 16 novembre : « Je vous dénonce le ci-devant avocat général, le ci-devant noble Hérault de Séchelles, membre du Comité de Salut public et maintenant commissaire à l’armée du Rhin, pour ses liaisons avec Pereyra, Dubuisson et Proly »

L’assemblée avait frémi en entendant accuser un de ses membres les plus populaires. Dans le silence d’effarement qui suivit l’accusation, Hérault de Séchelles ne trouva que deux défenseurs. Son collègue Bentabolle fit timidement remarquer que Lepelletier de Saint-Fargeau avait agi comme Hérault dans le ci-devant Parlement et qu’il n’en avait pas moins « mérité le Panthéon. » Couthon prit aussi la parole pour déclarer qu’il ne serait pas juste de condamner Hérault sans l’avoir entendu. Couthon était l’ami de Robespierre. Il n’ignorait pas les sentimens de haine voués par celui-ci à Hérault de Séchelles. Son intervention était donc aussi extraordinaire qu’inattendue. Elle dispose à conclure que Robespierre était moins pressé d’assouvir sa vengeance que soucieux de la rendre plus sûre et plus éclatante en accordant à l’accusé le temps de préparer sa justification qu’il savait devoir être vaine, puisque déjà il l’avait secrètement condamné.

Hérault de Séchelles reçut à Colmar le compte rendu de ce court débat. Il se préparait à rentrer à Paris, à la suite d’un autre incident non moins grave et qui ne pouvait lui laisser aucun doute sur l’existence du complot ourdi contre lui. Son collègue Lemaire, délégué par la Convention aux armées du Rhin, était venu tout ému lui communiquer une lettre adressée au maire de Strasbourg, signée marquis de Saint-Hilaire, dans laquelle il était dit que, lui, Hérault, trahissait et se disposait à livrer Colmar à l’étranger. « Il m’a tout promis, » affirmait le signataire.

La lettre était apocryphe, le nom de son auteur inconnu, et l’affirmation qu’elle contenait calomnieuse. Hérault fut convaincu que le coup partait de Paris. Il convoqua le même jour la société populaire de Colmar et lui donna lecture du document accusateur. « Vous me connaissez, ajouta-t-il. Mais il importe au salut public que vous employiez toute votre sagacité, tous vos efforts pour dénouer une trame infernale dont un des fils vient de paraître et se renoue sans doute à quelque conspiration nouvelle. Voilà principalement l’objet pour lequel je vous ai rassemblés tous. Il est temps que cette manœuvre tombe et que le peuple connaisse les maux qu’on lui prépare en décriant et en s’efforçant de décrier ses plus sincères, ses plus fidèles amis. » Pour finir, il annonça qu’il allait demander son rappel à la Convention. Des protestations éclatèrent. On l’adjurait de rester, on ne voulait pas qu’il partît. Peut-être eût-il définitivement cédé. Mais la nouvelle de l’attaque dirigée contre lui par Bourdon (de l’Oise) lui parvint. Elle le convainquit de la nécessité d’aller reprendre son siège de représentant afin de confondre ses ennemis et de reconquérir son influence.

Un fait douloureux qu’il apprit en rentrant à Paris dut lui prouver qu’elle était singulièrement ébranlée. Le Comité de Sûreté générale avait, en son absence, ordonné l’arrestation du maréchal de Contades, épargné jusque-là. Le 8 décembre, les agens porteurs du mandat, n’ayant pas rencontré le vieux soldat à son hôtel de la rue d’Anjou, étaient aussitôt partis pour Livry. S’étant présentés au Grand Berceau, chez les dames Hérault, ils les avaient sommées de les mettre en sa présence. Elles ne pouvaient qu’obéir. Le maréchal occupait deux chambres au second étage, et s’y trouvait fort souffrant.

— Êtes-vous le citoyen Contades ?

— Moi-même.

— Nous avons l’ordre de vous arrêter. Êtes-vous ici chez vous ?

Sur sa réponse affirmative, on avait fouillé dans ses armoires et ses commodes sans découvrir aucun papier compromettant. Les agens auraient voulu l’emmener. Mais, l’état de sa santé ne le leur permettant pas, ils se contentèrent de le mettre en arrestation dans sa demeure où, sans doute, on l’eût oublié si, quelques jours plus tard, il n’avait commis l’imprudence de venir à Paris. Sa présence ayant été signalée, son hôtel de la rue d’Anjou vit se renouveler, le 25 décembre, les mêmes scènes que la maison de Livry. Puis on le fit monter en voiture pour l’incarcérer. Mais alors se produisit ce fait, peut-être unique dans l’histoire de la Terreur, d’un inculpé refusé par toutes les prisons où on le présentait, aucun gardien ne voulant recevoir ce vieillard de quatre-vingt-dix ans, courbé par l’âge et les infirmités, qui ne pouvait marcher que soutenu par deux hommes. Il fallut se décider à le ramener chez lui. On l’y laissa sous la garde d’un surveillant à ses gages, qui répondait de sa personne[3].

Nos documens ne mentionnent aucune démarche faite par Hérault de Séchelles à l’effet d’obtenir la mise en liberté du vénérable ami de sa mère et de sa grand’mère. Mais, s’il n’intervint pas en sa faveur, on ne saurait lui en faire un grief. Il était trop menacé lui-même pour s’entremettre utilement en faveur d’un autre. Tenter de délivrer le maréchal eût été sans doute consommer sa perte en attirant l’attention sur lui. Mieux valait le laisser en tête à tête avec un gardien qui, grassement payé, était intéressé à voir se prolonger son existence et, par conséquent, à le faire oublier.

L’arrestation d’un ci-devant maréchal de France chez la mère d’un conventionnel considéré jusque-là comme un des plus fermes soutiens de la République n’en constituait pas moins une menace terrible, non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout ce qui lui était cher : les dames de Bellegarde, dont les relations avec lui n’étaient plus un mystère pour personne ; et les nobles habitantes de la maison de Livry, toujours exposées à une dénonciation et qui avaient encouru la rigueur des lois en cachant sous leur toit un prêtre et une chapelle où, tous les jours, il célébrait la messe en leur présence.

C’est avec le sentiment de ces périls redoutables que, le 29 décembre, Hérault de Séchelles parut à la tribune de la Convention et répondit aux attaques dont, en son absence, il avait été l’objet. Après avoir tracé un tableau sommaire de sa mission dans le Haut-Rhin, il continua : « Comme j’ai eu l’honneur d’être calomnié pour avoir sévèrement rempli mon devoir et comme je rapporte avec moi des preuves décisives, il est essentiel que ma conduite soit mise au plus grand jour. Je le demande avec instance. Soit que j’en rende compte au Comité de Salut public, soit que je publie ce compte par la voie de l’impression, si vous le préférez, on verra qui de mes dénonciateurs ou de moi a le mieux servi la République. »

Il se défendit ensuite d’avoir connu intimement Pereyra et Dubuisson ; il ne les avait vus que quatre ou cinq fois. Ses relations avec Proly avaient été plus fréquentes. Mais Proly n’était-il pas l’ami des plus excellens patriotes ? « Il n’a jamais proféré en ma présence une seule parole qui m’ait mis à portée de le dénoncer, comme je n’y aurais pas manqué, si j’eusse découvert qu’il fût en contradiction avec les intérêts de la liberté et de la République. » D’ailleurs, lui-même n’avait-il pas été absent pendant huit mois, tantôt en Savoie, tantôt dans le Haut-Rhin, et de ce fait ne résultait-il pas que sa prétendue intimité avec Proly n’avait pu durer ? Il n’avait eu qu’un ami, affirmait-il, et c’était Lepelletier de Saint-Fargeau, son camarade d’enfance, dont il invoqua les mânes : « Heureux martyr ! j’envie ta gloire. Je me précipiterai comme toi, pour mon pays, au-devant des poignards liberticides. Mais fallait-il que je fusse assassiné par le poignard d’un républicain ! »

Enfin, pour finir, il offrit sa démission de membre du Comité de Salut public. « Si d’avoir été jeté par le hasard de la naissance dans cette caste que Lepelletier et moi n’avons cessé de combattre et de mépriser est un crime qui me reste à expier ; si je dois encore à la liberté de nouveaux sacrifices ; si un seul membre de cette assemblée me voit avec méfiance au Comité de Salut public ; .. alors je prie la Convention nationale d’accepter ma démission de ce Comité… Rentré tout à fait dans le sein de l’assemblée, j’inviterai mes collègues à vérifier mes fautes en patriotisme ; j’appellerai le témoignage du vertueux Couthon qui nous préside en cet instant ; je le prie de vous dire si, lorsque j’ai eu le bonheur de concourir avec lui à la rédaction des Droits et de l’Acte constitutionnel, mes collègues dans ce travail ne m’ont pas toujours vu rechercher avec ardeur jusqu’à la dernière limite ce qu’il y avait de plus populaire, de plus démocratique, de plus sacré dans les intérêts du peuple et dans la dignité de la nature humaine. »

Couthon ne répondit pas à cette adjuration. Mais l’assemblée, émue par ce discours vibrant et ces accens de vérité, en ordonna l’impression et n’accepta pas la démission que Hérault lui offrait. Elle le maintint dans le Comité de Salut public, et il put se croire sauvé.


II

Les six derniers mois de l’année 1793 et les six premiers de l’année 1794 marquent l’apogée de la Terreur. Durant cette période, Paris fut un véritable enfer où démons et damnés s’agitaient frénétiquement, les uns sans cesse en quête de victimes, les autres cherchant en vain à échapper aux supplices, ou s’y résignant. Le tribunal révolutionnaire fonctionnait sans trêve ; l’exécuteur de ses sentences suffisait à peine à la tâche que lui donnaient chaque jour les « fournées » de condamnés. Les vides quotidiens faits dans les prisons par ces assassinats étaient quotidiennement comblés par des arrestations nouvelles. La loi des suspects, les pouvoirs arbitraires des sections, les encouragemens accordés aux dénonciateurs, autant d’instrumens de meurtre dont ceux qui s’en étaient emparés usaient avec furie.

La luxueuse capitale qu’avait naguère été Paris offrait l’aspect d’une ville conquise, dévastée par ses conquérans. Dans les quartiers riches, le silence avait succédé aux agitations élégantes d’autrefois. Les somptueux hôtels de l’aristocratie étaient clos, transformés en clubs ou en magasins ; leurs habitans morts ou fugitifs, ou incarcérés, leurs mobiliers somptueux confisqués et dispersés par les enchères. Dans les quartiers pauvres, errait une population hâve et déguenillée, sans moyens d’existence, qui criait famine. Le soir venu, la voie publique cessait d’être sûre. Il ne restait apparence de mouvement qu’aux abords du Palais-Royal où, dans les cafés, se montrait, discutait, pérorait tout un monde d’agioteurs, d’espions, d’hommes en vue. Partout ailleurs, régnait un calme sinistre que troublait seule la marche des escouades de gardes nationaux qui allaient procéder à des visites domiciliaires ou arrêter les citoyens suspects, et qu’évitait le passant, attardé qui se hâtait de rentrer chez lui en proie à l’inquiétude, à la défiance, à l’effroi.

Dans la Convention même, au Comité de Salut public, au Comité de sûreté générale, à la Commune, dans les clubs, en tous ces antres d’où partaient chaque jour des décrets exterminateurs, les rivalités des tribuns, celles des partis engendraient d’ardentes querelles que dénouait l’échafaud. La suspicion transformée en moyen de despotisme n’épargnait ni les conventionnels, même ceux qui s’étaient déclarés partisans du terrorisme, ni les généraux qui avaient, comme Hoche, défendu vaillamment la République et la patrie. Les agitateurs s’entre-dévoraient sous le regard hypocrite de Robespierre, qui profitait de leurs divisions pour fonder son pouvoir, les pieds dans le sang, en invoquant l’Être suprême, en le célébrant en des solennités pompeuses et théâtrales.

Ce tableau qu’ont décrit tour à tour les innombrables historiens de la Révolution ne donne, tel qu’il vient d’être rappelé, qu’une idée incomplète de ce que fut Paris durant cette année maudite. Mais il suffit pour démontrer ce qu’il y eut d’extraordinaire dans la résolution prise par les dames de Bellegarde de ne pas s’éloigner, alors que leur nom, leur qualité d’aristocrate, leur fortune, constituaient pour elles des dangers incessans. Qu’elles soient restées dans cet enfer, malgré ces dangers, quand s’enfuyait tout ce qui pouvait s’enfuir et lorsque nul ne pouvait se flatter d’y échapper, même en se cachant, on ne saurait se l’expliquer que par l’attachement passionné qu’avait voué Adèle à Hérault de Séchelles. Arrivée avec lui et ayant, par amour pour lui, foulé aux pieds tous les devoirs, elle ne voulait plus s’en séparer, comptant sans doute qu’il les protégerait, elle et sa sœur, en cas de péril. Ce qu’elle faisait pour son amant, on aime à croire qu’Aurore le fit pour elle et non pour Philibert Simond, bien que, cependant, de plus en plus lié avec son collègue depuis qu’il connaissait les dames de Bellegarde, il continuât à vivre, lui aussi, dans leur intimité.

Elles restèrent donc à Paris, non, comme on pourrait le croire, en femmes timides, alarmées, pénétrées d’horreur devant tant de tragiques spectacles qui alimentaient la vie publique, mais en curieuses, jalouses de n’en rien perdre et d’en fixer le souvenir dans leur mémoire. Cette curiosité que rien ne lassait est le trait indélébile de leur physionomie ; elle justifie le jugement que la duchesse de Fleury, leur contemporaine et leur amie, a porté sur elles dans un passage de ses Mémoires, que nous avons déjà cité. Elles n’ont éprouvé de haine « ni contre le sang, ni contre les persécuteurs, » et leur indifférence explique dans une certaine mesure leur témérité. Elles vécurent dans la fournaise parisienne, en une sorte de quiétude qu’encourageait leur protecteur, fréquentant ses amis, assistant aux séances de la Convention, aux audiences du tribunal révolutionnaire le jour où la reine y comparut, montrant partout « leur jolie figure, et leur jeunesse, » et cette insouciance dont se sont étonnés tous ceux qui les ont connues. Il en fut ainsi jusqu’au jour où la foudre qui menaçait Hérault de Séchelles et dont, à son retour du Haut-Rhin, il avait détourné les coups, subitement éclata, dans des circonstances sur lesquelles ont peut-être trop légèrement passé les historiens.

Quinze mois auparavant, durant son séjour en Savoie, s’était fait présenter à lui un jeune commissaire des guerres à l’armée des Alpes, que les pièces de police désignent simplement sous le nom de Catus et qui s’appelait en réalité Charles-Ignace Pons de Boutier de Catus. Originaire de Belfort, entré comme noble, en 1782, à l’École militaire, il avait été promu ensuite au grade de lieutenant dans le régiment d’Aunis. Envoyé en cette qualité à la Martinique, il s’y trouvait, en 1791, investi des fonctions d’adjudant-major de son bataillon au moment où le général comte de Béhague, gouverneur de la colonie, s’efforçait de la maintenir sous l’autorité du roi. Apôtre zélé de la Révolution, Catus encourut le ressentiment du gouverneur, et resta assez longtemps emprisonné. A son retour en France, il dénonça Béhague au Comité colonial. On le récompensa de son attitude en le nommant commissaire des guerres et en l’employant aussitôt à l’armée des Alpes. Hérault de Séchelles, qui l’y rencontra, s’intéressa à lui, et le fit charger par le ministre des Affaires étrangères d’une mission dans la petite république de Mulhouse[4].

Cette mission remplie, Catus revenait à Paris, lorsque, sur la route, il rencontra le représentant qui se rendait à Colmar, en vertu des ordres de la Convention. Catus connaissait l’Alsace, parlait l’allemand. Hérault pensa qu’il trouverait en lui un auxiliaire précieux. Il se l’attacha comme secrétaire et, lorsqu’il rentra à Paris, il le ramena. Catus s’était fait au préalable accorder un congé de deux mois. En vue de son séjour dans la capitale, il avait loué un appartement rue Gaillon. Mais, il n’alla pas l’habiter. Il descendit rue Basse-du-Rempart, chez Hérault de Séchelles, qui voulait utiliser ses services pour le règlement de ses affaires privées, que ses occupations l’obligeaient depuis longtemps à négliger[5].

Rien en tout cela n’offrait prétexte à une accusation. Mais les espions qui surveillaient la maison de Hérault de Séchelles prirent ombrage de la présence chez lui de ce jeune inconnu. Ils suivirent le domestique de Catus, qui logeait dans l’appartement de la rue Gaillon et venait tous les jours rue Basse-du-Rempart recevoir les ordres de son maître. Ils l’arrêtèrent, et, l’ayant interrogé, conclurent de ses réponses que Catus, jadis émigré, s’était fait réintégrer par surprise dans l’armée, avait été ensuite destitué et conspirait. Ces griefs présentaient si peu de fondement qu’ils portent à croire qu’on les forgea de toutes pièces dans l’unique intention de compromettre Hérault de Séchelles, en l’accusant d’avoir donné asile à un homme prévenu d’émigration et de complot. Ils furent en tous cas la cause de l’arrestation de Catus. Les agens chargés de se saisir de lui le trouvèrent le 46 mars, au matin, dans la chambre qu’il occupait chez Hérault de Séchelles.

Quoiqu’il fût d’assez bonne heure, celui-ci était déjà sorti pour se rendre à la Convention. C’est là qu’il reçut un avis de son secrétaire : Catus s’empressait de l’avertir qu’il était détenu au « violon » de la section Lepelletier. Hérault y courut, s’entretretint avec lui en présence de l’officier du poste et lui promit de faire immédiatement des démarches à l’effet de hâter sa mise en liberté. Il revint quelques heures plus tard. Cette fois, il n’était pas seul. Philibert Simond l’accompagnait. Une telle démarche constituait la plus dangereuse et la plus incompréhensible imprudence. La loi interdisait tous rapports avec les prévenus de conspiration, « à peine d’être traité comme leur complice. » En outre, le Comité de Salut public était saisi de l’affaire, et tenter d’entraver son action, c’était courir au-devant de ses rigueurs. La sentinelle préposée à la garde de la prison ayant voulu s’opposer au passage des deux députés, ils aggravèrent leur imprudence en s’autorisant de leur qualité de représentans du peuple pour forcer la consigne et pénétrer auprès de Catus.

À ce moment, arriva un membre de la section Lepelletier, celui-là même qui avait opéré l’arrestation. Il le prit de très haut avec les députés, les sommant de sortir.

— Que faites-vous là ? leur dit-il. Je vous connais ; je sais que vous êtes représentans du peuple. Vous n’êtes pas à votre poste.

Ils durent obéir et se retirer, tandis que le sectionnaire, après avoir grondé la sentinelle, allait rendre compte au Comité de Salut public de ce qui venait de se passer.

Dans ce Comité, dont Hérault de Séchelles savait cessé de faire partie, siégeait Saint-Just, le confident et souvent l’inspirateur de Robespierre, ennemi juré comme lui de l’ami des citoyennes Bellegarde. A sa demande, le Comité de Salut public invita le Comité de Sûreté générale à venir conférer avec lui. Dans ce conseil, l’arrestation de Hérault de Séchelles fut décidée et le mandat rédigé immédiatement : « Les Comités de Salut public et de Sûreté générale réunis, informés par la section Lepelletier qu’un homme prévenu d’émigration, recherché depuis longtemps comme tel, vient d’être trouvé dans l’appartement de Hérault, député ; considérant la gravité des renseignemens reçus sur son compte et la conduite suspecte qu’il a tenue, arrêtent que Hérault et ceux qui habitent avec lui seront mis sur- le-champ en état d’arrestation au Luxembourg et que les scellés seront apposés sur leurs papiers. » Un mandat analogue fut décerné contre Philibert Simond.

Dans la soirée, vers onze heures, Hérault de Séchelles, en rentrant chez lui, vit avec surprise sa maison investie[6]. Il demanda ce que cela signifiait. Pour toute réponse, on mit sous ses yeux l’ordre d’arrestation dont il était l’objet. Il se récria, protesta, revendiqua le droit d’en référer avant tout au Comité de Sûreté générale. On se contenta de lui objecter que les membres du Comité s’étaient séparés et, tandis qu’on apposait les scellés sur les portes de son appartement, on le conduisit au Luxembourg, où il fut écroué en même temps que Philibert Simond, qui venait d’y arriver.

Le lendemain, il écrivit à la Convention :

« Enfermé cette nuit dans la prison du Luxembourg, je frémis d’indignation en vous annonçant de quelle absurde et atroce calomnie je me trouve victime. Est-il possible qu’un représentant du peuple se voie privé de sa liberté et enlevé à ses fonctions sur une simple dénonciation qui ne m’a point été communiquée, dont j’ignore le lâche auteur, sans explication préalable, sans que j’aie été appelé ni entendu au Comité de Sûreté générale, suivant l’usage qui s’observe entre nous, et surtout suivant le décret qui charge le Comité de Sûreté générale de prendre connaissance des dénonciations contre les députés. »

En exhalant ces plaintes, le malheureux oubliait qu’il n’était pas un des détenus parmi lesquels il se trouvait jeté subitement qui n’eût eu le droit d’en exprimer de toutes pareilles. Il oubliait que, pour eux aussi, comme pour les victimes déjà sacrifiées, on s’était contenté de « simples dénonciations ; » qu’on ne les avait même pas confrontés avec leurs accusateurs ; et que, pour les frapper plus sûrement, on avait violé les règles de la justice, les lois de défense, les devoirs que commande le respect de la liberté et de la vie humaine. Ces crimes, il les avait approuvés ; il en avait, par ses votes, préparé et facilité l’exécution. Comment pouvait-il s’étonner d’être à son tour frappé par les armes qu’il avait mises aux mains des bourreaux !

Après avoir donné cours à son indignation, il exposait les faits, racontait l’origine de ses rapports avec Catus, le passé de celui-ci, et s’appliquait à démontrer l’invraisemblance de l’accusation dirigée contre lui.

« O mes collègues, la seule idée d’un tel soupçon, jusqu’à ce que ma justification soit connue de la France, déchire et soulève mon âme. Incapable de trahir mes sermens, les lois et la patrie, si dans ma vie j’ai commis des fautes, — et quel est l’homme qui n’en commet pas ? — soyez certains que mes fautes ne furent jamais que d’excusables erreurs. J’appelle, en finissant, le glaive de la loi sur moi ou sur mon calomniateur. Il n’y a pas de milieu. »

Lecture de cette lettre aurait dû être faite à la tribune de la Convention. Hérault de Séchelles comptait encore dans l’assemblée des amis et des partisans. Peut-être se fussent-ils laissé émouvoir par ces accens pathétiques. Mais c’est là justement ce que Robespierre ne voulait pas. La protestation du prévenu fut passée sous silence. Il n’en est même pas question dans le fougueux et haineux réquisitoire que Saint-Just prononça le même jour, à l’ouverture de la séance, en annonçant que Hérault de Séchelles et Philibert Simond étaient arrêtés.

Après avoir tracé le récit des incidens qui justifiaient selon lui la décision des Comités, Saint-Just ajoutait : « Si l’on examine la conduite antérieure de ces deux hommes, ils nous étaient déjà suspects. Le Comité de Salut public avait déclaré, depuis environ quatre mois, au premier qu’il ne délibérerait plus en sa présence, qu’on le regardait comme un ami de l’étranger et comme suspect pour avoir réclamé, les larmes aux yeux, la liberté de Proly, s’être saisi des papiers diplomatiques du Comité, les avoir compromis de manière qu’ils ont été imprimés dans les journaux et répandus en dehors. Si l’on examine la conduite de Simond, il n’est point sûr qu’il ait été du parti populaire dans la Savoie, sa patrie. Il était le vicaire général de l’évêque de Strasbourg et le partisan de Schneider, prêtre autrichien, accusateur public du Bas-Rhin, qui, aujourd’hui, est détenu à l’Abbaye pour ses attentats et qu’on a découvert hier comme étant à la tête du mouvement qui devait ouvrir les prisons… Nous avons une lettre entre les mains, écrite par Hérault à un prêtre réfractaire, dans laquelle il parle d’une manière indécente de la Révolution et promet à ce prêtre de l’emploi. Ce prêtre a été guillotiné depuis. Simond fut le collègue de Hérault dans sa mission du Mont-Blanc. Leur liaison en ce moment atteste qu’ils n’ont jamais cessé d’agir de concert depuis et qu’ils sont complices. »

Terribles, en ce temps-là, étaient de telles accusations. Qu’elles fussent fondées ou non, il suffisait de les avoir encourues pour que ceux qui les formulaient fussent dispensés d’en faire la preuve. Saint-Just couronna les siennes par cette péroraison véhémente :

« Vous avez dit que la justice et la probité étaient à l’ordre du jour dans la République française ; l’une et l’autre vous commandent une raideur inflexible contre tous les attentats. Si vous voulez établir la liberté, l’une et l’autre vous commandent d’immoler toute considération à l’intérêt public. Quelle est cette audace de franchir une loi terrible qui punit de mort les violateurs ? ou plutôt quelle épouvante et quel désespoir de la part des coupables ont pu les porter à cet acte de témérité ? Ne se sont-ils point jugés eux-mêmes ? Voilà donc le fruit de ces crimes que tant de gouvernemens se sont épuisés à ourdir ? Tous les trésors des rois sont vides, tous les forfaits sont épuisés, et la liberté triomphe, et vous êtes plus grands que vous n’avez jamais été. Le sénat de Rome fut honoré par la vertu avec laquelle il foudroya Catilina, sénateur lui-même. En vain les rois avaient préparé l’avilissement ; vous ne pouvez être plutôt atteints des insultes de l’étranger que la Providence des imprécations de l’impie. Hérault et Simond sont prévenus de complicité dans la conspiration. Je vous ai rendu un compte préliminaire. Les Comités de Sûreté générale et de Salut public vous proposeront demain le décret et l’acte d’accusation entièrement motivés contre eux. »

Ce langage équivalait à un arrêt de mort. Aucune voix ne s’éleva en faveur des accusés. Qui eût osé les défendre, quand on les savait condamnés ?


III

Saint-Just avait menti en accusant Hérault de Séchelles d’avoir conspiré. En ce qui touche Catus, il fut impossible d’établir que celui-ci eût émigré. Le contraire fut même démontré : Catus prouva aussi que, loin d’avoir été destitué, il avait donné des gages de dévouement à la République et mérité qu’on lui confiât des missions importantes. On dut renoncer à le traduire devant le tribunal révolutionnaire. Le 22 août 1794, six mois après l’exécution de Hérault de Séchelles, trois semaines après la chute de Robespierre, le nouveau Comité de Sûreté générale ordonna sa mise en liberté.

Innocent, quant au fait d’avoir donné asile à un suspect, Hérault de Séchelles ne l’était pas moins quant à cet autre, qu’on lui imputait, d’avoir intrigué en vue du rétablissement de la royauté. On n’apporta de ce chef aucune preuve et il n’en existe aucune. Il est vrai qu’un des historiens de la Révolution, Louis Blanc, qui ne recule pas devant les insinuations les plus hasardées quand il s’agit de prendre la défense de Robespierre et de justifier ses forfaits, s’attache à démontrer que les soupçons qui entraînèrent la perte de Hérault de Séchelles avaient quelque raison d’être et cite à l’appui de ses dires ceux de Hardenberg[7] d’après lesquels Hérault de Séchelles se serait entremis pour arracher à la mort la reine Marie-Antoinette.

« A la nouvelle de la translation de Marie-Antoinette à la Conciergerie, raconte l’homme d’État prussien, le comte de Mercy, alors à Bruxelles, dépêcha un émissaire à Danton pour l’engager à épargner la Reine[8]. On lui offrit pour ce service une somme d’argent considérable ; il la rejeta, disant qu’il consentait à protéger la Reine sans aucune vue d’intérêt personnel. Plein de confiance dans la protection de Danton, le comte de Mercy crut d’autant mieux qu’elle suffirait à la sûreté de la Reine que, pendant plus d’un mois, l’illustre captive parut oubliée à la Conciergerie. Mais on vit bientôt tout le vide et l’inefficacité de cette négociation clandestine. Il paraît certain que Danton et ses amis cherchèrent à en tirer parti dans des vues de domination particulière. Danton s’étant concerté avec Hérault de Séchelles, ce dernier se rendit mystérieusement en Savoie et, là, il se servit pour ses relations au dehors de son intimité avec les demoiselles de Bellegarde. Il eut même avec Barthélémy, ambassadeur en Suisse, des conférences que le Comité de Salut public, à qui elles furent révélées, regarda comme suspectes. On répandit que Danton rêvait à faire la paix et qu’il aspirait à être régent. Peu de mois après, lui et ses amis montèrent sur l’échafaud. »

En dépit de l’autorité que donne à ce récit la haute situation de son auteur, l’invraisemblance, à défaut même des documens que nous sommes parvenu à nous procurer et qui le contredisent, en est éclatante. Si les faits qu’il révèle avaient été portés, comme le prétend Hardenberg, à la connaissance du Comité de Salut public, quelles raisons auraient empêché celui-ci de les faire figurer dans l’acte d’accusation qu’il dressa contre Hérault de Séchelles et contre Danton, alors qu’il cherchait vainement des preuves positives de leur alliance avec les royalistes ? Celles-là n’eussent-elles pas été écrasantes et n’eussent-elles pas dispensé le Comité de recourir, pour prouver la culpabilité de ceux qu’il voulait perdre, à des hypothèses qui donnent à ses décisions un caractère révoltant d’iniquité ? Or, toute l’infâme procédure qui précéda l’exécution est muette à cet égard. Ni de près ni de loin, il n’y est fait mention des tentatives attribuées par Hardenberg à Hérault de Séchelles et aux dames de Bellegarde. Ce silence suffit déjà à prouver que leur mémoire ne mérite pas de bénéficier de ce qu’aurait d’honorable et de propre à la relever le souvenir d’un effort en faveur de l’infortunée Marie-Antoinette, s’il était prouvé.

Mais il y a mieux. Il résulte de nos documens qu’Hardenberg a accueilli, sans les contrôler, des rumeurs dépourvues d’exactitude ; et que tout autre est la vérité. Si le comte de Mercy, alors à Bruxelles, a eu les intentions qu’on lui prête, il n’a pu les réaliser, soit parce que ses émissaires ont été impuissans à convaincre Danton ou n’ont pu arriver jusqu’à lui, soit parce qu’il s’est constamment heurté au mauvais vouloir de la Cour de Vienne. Longtemps encore après la mort du Roi, chargé de surveiller de Bruxelles les événemens de France, il ne pense que pur lueurs au danger que courent les jours de la Reine. Le 24 juin 1793, il discute longuement, dans une lettre à Thugut, les chances d’une Restauration. Il voit les conventionnels forcés par les circonstances intérieures de mettre Louis XVII sur le trône et de confier la régence à sa mère[9]. Il tourne et retourne ces idées sans en sortir ni concevoir une autre issue.

Le. 4 août, un de ses émissaires, qui ne signe pas sa lettre, lui écrit de la frontière : « S’il prenait envie au parti de Danton de rétablir le Roi, on serait exposé ou à reconnaître une Constitution pire peut-être que la République ou à continuer la guerre avec un nombre moindre d’alliés. On doit croire que les royalistes de la Vendée mettraient bas les armes et il serait bien difficile que les ministres anglais pussent se dispenser de négocier la paix dès qu’il y aurait eu en France une forme quelconque de gouvernement. »

Cependant, le 12 du même mois, Mercy, à la nouvelle du transfert de la Reine à la Conciergerie, semble se réveiller. Il mande à Thugut : « Peu de jours éclairciront les vues plus ou moins atroces que les scélérats ont eues contre la Reine. Il n’y a que la terreur qui puisse les arrêter. Mais il existe un embarras extrême dans le choix des moyens propres à l’inspirer. » Puis il envoie une note pressante au prince de Cobourg, qui commande les armées alliées, et l’engage à marcher sur Paris. Cobourg oppose une fin de non-recevoir. « Plus on a réfléchi, plus on a calculé, moins la combinaison des localités, des événemens et des circonstances a permis de trouver quelque expédient praticable et avantageux pour atteindre ce but salutaire. » Finalement, il propose de menacer la Convention de rouer vif Beurnonville et les conventionnels, qu’a livrés Dumouriez, si l’on assassine la Reine. Il trouve, il est vrai, le procédé peu humain, « et peut-être serait-il préférable et plus simple de négocier un échange. » Mais la proposition en reste là.

De son côté, à la même époque, 24 août, le duc de Polignac, réfugié à Pentzing, une bourgade aux portes de Vienne, essaie de rappeler à l’Empereur les périls qui menacent la reine de France et suggère l’idée d’un appel à Danton.

« Mais les momens sont chers et chaque jour, chaque heure perdus peuvent détruire tout espoir de salut pour la Reine. C’est en frémissant de terreur que le serviteur le plus fidèle et le plus reconnaissant de son auguste souverain et bienfaiteur prend la liberté de tracer à Sa Majesté l’Empereur le danger de la Reine et de lui indiquer le seul moyen possible peut-être de la sauver. »

Cette supplique de Polignac reste sans réponse. Trois semaines plus tard, Mercy reçoit une nouvelle lettre de son correspondant inconnu : « Quoique je désespère du salut de la Reine, y est-il dit, et que je croie à sa mort certaine, plus cru moins retardée, je n’ai pas été plus effrayé par le décret qui fixe l’époque de son procès que je ne l’étais auparavant… Au reste, j’ai fait sur tout cela deux réflexions bien cruelles ; la première, c’est qu’on n’a rien fait pour la Reine ; la seconde, c’est qu’il est impossible de donner aucun conseil, parce que la chose la mieux imaginée en apparence pour la sauver serait peut-être celle qui la perdrait et cette effrayante responsabilité excède le courage du zèle le plus pur. Ainsi, par exemple, la marche sur Paris paraissait capable de produire un bon effet et peut-être n’aurait-elle excité que plus de rage, à moins qu’il n’eût été question d’une marche rapide de quelques jours. Il aurait mieux valu tenter quelque négociation.

« M. Ribes[10] n’a aucune nouvelle des divers moyens qu’il a pris ; il n’a même aucune réponse, et aucun des hommes envoyés n’est revenu. On pourrait, ce me semble, envoyer un officier français prisonnier et lui donner une espèce de mission sans conséquence, telle que de le charger d’une lettre à Danton et de vingt passeports en blanc pour assurer le passage en Amérique de vingt de ses amis s’ils sauvaient la Reine. Le prisonnier se disant échappé arriverait. Il supposerait qu’il a besoin de rendre compte de ce qu’il a vu, et peut-être que Danton ferait alors des ouvertures d’un autre genre. Je me rappelle que, pendant le procès du Roi, le parti Brissot s’attendait que les puissances entameraient une négociation.

« Au reste, j’ai fait remarquer une fois combien il serait affreux de commencer une négociation, si la Reine devait être sacrifiée par la nécessité où seraient peut-être quelques puissances de refuser les conditions proposées, et il me semble que Vôtre Excellence a suffisamment excité l’attention de la Cour de Vienne sur ce que le salut de la Reine peut être à l’abri de toute responsabilité intérieure et publique. »

Le 17 septembre, Mercy exprime de nouveau à Thugut ses alarmes. Il vient d’apprendre qu’à la Convention, on a pris l’engagement de mettre à mort les traîtres, dont la Reine. « Dans de telles circonstances, est-il de la dignité ou même de l’intérêt de Sa Majesté l’Empereur de voir le sort dont son auguste tante est menacée sans rien hasarder pour l’arracher ou la soustraire à ses bourreaux ? » Il reconnaît l’impossibilité de mesures communes auxquelles peu des alliés voudraient s’associer. Mais, ne serait-il pas possible pour le bon renom de Sa Majesté de faire quelques démarches d’éclat ? Ne pourrait-on avoir recours, si peu que ce soit, à une déclaration, à une démonstration militaire, ou même, puisque les puissances ne peuvent ou ne veulent rien, à une intervention des puissances neutres ? Le 11 octobre, il déclare que le danger est extrême. Mais c’est en vain qu’il attend des instructions pour agir. Le 17, il apprend que Marie-Antoinette a été immolée.

Que résulte-t-il de cet ensemble imposant de pièces révélatrices de l’inertie de l’Autriche, sinon qu’on n’a rien fait pour la Reine, et qu’en conséquence, Hérault de Séchelles ne méritait pas d’être accusé d’avoir voulu la sauver ?

D’autres griefs relevés à sa charge n’étaient pas plus fondés. Lorsqu’on lui lut parmi les pièces d’accusation la fameuse lettre signée : marquis de Saint-Hilaire, qui dénonçait sa prétendue trahison, c’est avec raison qu’il la déclara mensongère, et s’écria :

— Si vous admettez de pareilles dénonciations, si vous lancez l’anathème contre les dénoncés, bientôt vous allez voir disparaître du sol de la liberté les patriotes les plus vrais, les plus utiles à la chose publique. Les agens des despotes qui nous reconnaissent invincibles n’ont d’autres moyens que de nous diviser et nous faire périr en détail.

Relativement aux papiers diplomatiques que, sur l’affirmation de Billaud-Varennes, on l’accusait d’avoir dérobés, il eût pu répondre que, s’il y avait eu détournement, le seul membre du Comité qui méritât d’être incriminé, c’était justement le dénonciateur[11]. Mais, soit ignorance, soit dédain, il se contenta de demander des preuves ; on ne put les lui présenter. Lorsqu’il eut constaté qu’on ne tenait aucun compte de ses protestations et compris que sa mort était résolue, il se résigna. Il n’opposa plus qu’une indifférence dédaigneuse à ses accusateurs et conserva cette attitude jusque sous le couteau.

Il n’en fut pas de même de Philibert Simond. Privé de sa liberté, cet homme, qui avait un jour exprimé devant la Convention le vœu que les suspects arrêtés « allassent grossir le limon de la Loire, » perdit toute son arrogance et ne songea qu’à user de subterfuges. Il invoqua sa qualité d’étranger. Né en Savoie lorsque cette province appartenait au Piémont, il prétendait n’être point passible des lois françaises. Cette prétention repoussée, il s’agita pour sauver sa tête, bien qu’il eût senti depuis longtemps « qu’elle ne tenait pas bien sur ses épaules. » Dans sa prison, de concert avec quelques-uns de ses codétenus, il complota pour assurer son évasion sans atteindre d’autre résultat que celui de hâter sa fin.


IV

L’arrestation de Hérault de Séchelles jeta dans la consternation les dames de Bellegarde. Pour Adèle, qui avait tout sacrifié à cet homme : sa réputation, ses enfans, son mari, son état dans le monde, il représentait tout l’avenir. Non seulement, elle l’aimait et se savait aimée, mais encore il était pour elle un protecteur ; elle lui devait la sécurité dont elle avait joui jusque-là, malgré la violence des orages déchaînés autour d’elle, et sans doute se flattait-elle que leurs existences demeureraient à jamais confondues. Elle se sentait donc cruellement atteinte par le coup qui le frappait.

Il ne paraît pas qu’Aurore fait été au même degré qu’elle, ce qui autorise à penser que Philibert Simond n’a pas joué dans sa vie le rôle que lui attribue le cardinal Billiet, ou que, tout au moins, le lien qui l’avait unie à ce triste personnage n’existait plus. Mais elle portait à sa sœur une tendresse trop vive pour n’être pas malheureuse de son malheur et pour ne pas mêler ses larmes aux siennes. Elle s’associa à ses angoisses et suivit avec elle, partagée comme elle entre la terreur et l’espérance, toutes les phases du procès qui se préparait.

A Livry, où continuaient à vivre la mère et la grand’mère de Hérault de Séchelles, le désespoir fut plus grand encore. Là aussi, son arrestation succédant à celle du maréchal de Contades atteignait à la fois les cœurs et les intérêts, et assombrissait brusquement l’existence. Au milieu des agitations de sa vie, au cours de ses innombrables égaremens dont, enfouies dans leur retraite, gémissaient du matin au soir ces infortunées, et que chaque jour elles suppliaient le ciel de lui pardonner, il n’avait pas cessé de se conduire envers elles comme un fils aimant et respectueux. Souvent, à leur demande, il s’était entremis en faveur de leurs parens, de leurs amis. Les membres de sa famille, son arrière-grand-père Magon de Labalue, son grand-père Magon de la Lande, son grand-oncle Magon de Lablinaye, son oncle de Saint-Pern, son cousin Cornu lier, tout en déplorant les fautes de sa vie publique, avaient maintes fois recouru à son influence. Ce que lui écrivait sa mère, à la date du 6 août 1793, nous prouve qu’ils n’y avaient pas recouru en vain.

» Je n’ai pu, mon enfant, vous remercier par M. Romeron d’avoir trouvé un moment pour me donner de vos nouvelles ; je suis charmée qu’elles soyent bonnes, malgré tout ce que vous faites pour qu’elles ne le soient pas. Je voudrais que vous puissiés trouver le tems de vous baigner, de vous raffraîchir, et de ne pas tant compter sur vos forces qui ne résistent pas toujours à un travail forcé.

« Je vais mander à mon père ce que vous me marqués sur son affaire ; d’après quoi il verra qu’il peut compter sur votre zèle ! Bonsoir, mon enfant, je vous embrasse de tout mon cœur[12]. »

Cette lettre ne constitue pas seulement une preuve de la sollicitude de Hérault pour les siens ; elle démontre aussi que su mère et son aïeul avaient renoncé à lui adresser des reproches. Il n’en entendait plus quand il allait à Livry ; il y était reçu avec joie, avec tendresse ; il n’y pouvait surprendre qu’un visible empressement à tout faire pour le disposer à revenir. Son arrestation, en laquelle on était contraint de voir le prélude de sa mort, y apporta la terreur en rouvrant les plaies anciennes et en rappelant le trépas tragique, mais du moins glorieux, qui, trente ans plus tôt, avait ravi un fils unique à la veuve de René Hérault et à sa bru un époux.

Pour comble d’infortune, partout où l’on pleurait sur le sort de Hérault de Séchelles, on était impuissant à le secourir. Son ami Danton, qui n’aurait pas refusé de s’entremettre pour le sauver, avait perdu tout pouvoir et toute influence. A quelques jours de là, il allait être arrêté, lui aussi, avec la plupart des hommes de son parti. Il ne pouvait rien pour Hérault. Quiconque eût été assez audacieux pour paraître s’intéresser à celui-ci se serait irréparablement compromis. Le silence des documens ne permet pas d’affirmer qu’il eut au moins, dans sa prison, la consolation de recevoir quelques témoignages des sentimens qu’excitait son malheur. Les dames de Bellegarde purent-elles arriver jusqu’à lui ? Lui accorda-t-on la faculté de leur écrire ou de lire leurs lettres ? Eut-il la visite de sa mère ? Put-elle lui faire ses adieux ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre et qui laissent aux hypothèses le champ le plus étendu.

Cependant, on arrivait à la fin de mars. Hérault de Séchelles était en prévention depuis quinze jours et la date de sa comparution devant le tribunal révolutionnaire n’avait pas encore été fixée. Mais ce retard n’allait servir qu’à faciliter à ses ennemis l’exécution de leurs desseins. Ayant reconnu l’impossibilité de fournir des preuves des faits particuliers qui lui étaient imputés, Robespierre et Saint-Just avaient résolu de le confondre dans l’accusation générale que, depuis plusieurs semaines, ils préparaient secrètement contre Danton, Lacroix, Camille Desmoulins, et d’autres. On les arrêta dans la nuit du 30 au 31. Le matin venu, on les envoya rejoindre au Luxembourg Hérault de Séchelles. Un trait mérite d’être cité, qui témoigne de cette indifférence sincère ou jouée que nous avons constatée et qu’affectait Hérault à l’approche de la mort. Il jouait à la galoche avec d’autres prisonniers quand Lacroix parut. Il quitta sa partie et courut l’embrasser. Il accueillit de même les autres accusés, déployant un calme qui contrastait avec leurs plaintes, leurs récriminations et leurs ricanemens.

Le 2 avril, il comparut avec eux devant le tribunal. Bien que l’accusation ne relevât à leur charge que des crimes politiques, elle n’avait pas reculé devant l’infamie de les faire asseoir à côté de Chabot, Fabre d’Eglantine, Bazire, Julien (de Toulouse) et Delaunay, poursuivis comme coupables de faux publics. Devant ses juges, Hérault conserva son attitude simple et digne. Quand on lui demanda son nom, il répondit :

— Je m’appelle Marie-Jean, noms peu saillans même parmi les saints. Je siégeais dans cette salle où j’étais détesté des parlementaires.

Le président l’ayant sommé de répondre aux griefs sur lesquels s’étayait l’accusation, il se défendit sobrement, ainsi qu’il l’avait fait durant ses interrogatoires, négligeant même d’invoquer en leur totalité les argumens qu’il avait déjà présentés. Il se renferma ensuite dans un silence hautain, sans prendre aucune part aux bruyans débats qui s’étaient engagés entre le président et les accusés. Du reste, malgré sa popularité et bien qu’il eût été le rapporteur acclamé de la Constitution de 1793, sa personnalité disparaissait à cette heure devant celle de Danton et de Camille Desmoulins. Il avait passé au second rang. Il semblait n’être là que pour la forme et pour faire nombre. Tel il reste dans l’histoire, avec une physionomie un peu effacée, ainsi qu’un comparse.

En entendant prononcer sa condamnation, il murmura :

— Je m’y attendais.

Sur son voyage de la prison à l’échafaud, 4 avril, nous n’avons que de rares détails. Mais tous s’accordent quant à sa fermeté devant la mort ; le plus malveillant ne dément pas les autres.

— Mon ami, montrons que nous savons mourir, dit-il à Camille Desmoulins condamné avec lui.

L’académicien Arnault, qui, dans les Souvenirs d’un sexagénaire, lui reproche de s’être écrié au passage des Hébertistes marchant au supplice : « Cela rafraîchit ! » nous le décrit tel qu’il l’a vu sur la charrette des condamnés. « Le calme de Hérault de Séchelles était celui de l’indifférence, le calme de Danton celui du dédain. La pâleur ne siégeait pas sur le visage de ce dernier ; mais celui de l’autre était coloré d’une teinte si ardente qu’il avait moins l’air d’aller à l’échafaud que de revenir d’un banquet. Il paraissait enfin détaché de la vie dont il avait acheté la conservation par tant de lâchetés et d’atrocités. » Il descendit de la charrette le premier. « Il regardait du côté du Garde-Meuble une main de femme qui, à travers les volets entr’ouverts, lui envoyait un dernier adieu. » Cet adieu, est-ce Adèle de Bellegarde qui le lui adressait ?

Le même soir, on donnait à l’Opéra une sans-culottide en cinq actes : La Réunion du 10 août ou l’Inauguration de la République française. On y voyait Hérault de Séchelles livrant aux flammes les emblèmes de la royauté[13].

Philibert Simond n’avait pas figuré dans le procès des Dantonistes. On le réservait pour une des fournées suivantes. Son tour vint, six jours plus tard, le 10 avril. Nous avons dit qu’il avait tenté de s’évader. Le 7 avril, la Convention était en séance quand le président reçut de l’accusateur public près le tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville, la lettre suivante, dont il donna sur-le-champ lecture à l’assemblée :

« J’ai l’honneur d’informer la Convention qu’il résulte des dépositions faites par plusieurs détenus qu’Arthur Dillon et Simond avaient formé le projet de s’emparer des clefs du Luxembourg, de se porter au Comité de Salut public, et d’en égorger les membres. Dillon devait commander la force armée, et Simond indiquer les avenues du Comité. Le premier va être mis en jugement ; quant à Simond, mon respect pour la représentation nationale m’ordonne d’attendre la décision de la Convention. »

Plusieurs voix s’élevèrent pour demander le renvoi de cette affaire au Comité de Salut public. Mais l’un des membres de ce Comité s’écria que ce renvoi était inutile, les faits étant déjà connus. Un autre député, Legendre, demanda que le décret d’accusation fût rendu sans retard. « Une lettre anonyme qui m’a été envoyée ne me laisse point de doute que les coupables qui ont péri sur l’échafaud n’eussent des complices dans la prison du Luxembourg pour exciter un mouvement. J’ai remis au Comité de Salut public cette lettre, dans laquelle des hommes qui se disaient patriotes, en flattant mon amour-propre et mon ambition, m’invitaient à porter le premier coup à la Convention, à m’armer de deux pistolets et à assassiner dans le sein de la Convention Robespierre et Saint-Just. Je demande le décret d’accusation contre Simond. » La proposition fut votée séance tenante.

Le procès s’ouvrit et se termina le 10 avril. Il y avait vingt-cinq accusés parmi lesquels le général Arthur Dillon, Gobel, l’évêque constitutionnel de Paris, Chaumette, Lucile Desmoulins, l’ex-religieuse Françoise Goupil, veuve d’Hébert. On en condamna dix-neuf. Ils furent exécutés le même jour[14]. La justice révolutionnaire était expéditive. Elle recula cependant devant la cruauté de plonger la mère et les sœurs de Philibert Simond dans la misère en confisquant les biens qu’il laissait. A la prière de quelques amis, le Comité de Sûreté générale consentit à abandonner ces biens aux héritiers qui, sans cette décision, eussent manqué de pain. Il n’usa pas de la même clémence relativement à l’héritage de Hérault de Séchelles. Tout ce que contenait l’appartement de la rue Basse-du-Rempart fut saisi pour être vendu au profit de la nation ; saisi aussi, le château d’Epone avec son mobilier qu’on mit aux enchères, en attendant de procéder pour les terres à la même opération[15].

On ne s’en tint pas là. Les parens du conventionnel, longtemps épargnés, furent poursuivis et envoyés au tribunal révolutionnaire. Parmi les malheureux qui montèrent sur l’échafaud dans la journée du 1er thermidor se trouvaient sept membres de la famille Magon. Deux d’entre eux étaient octogénaires. Au nombre de ces victimes figurent Mme de Saint-Pern, l’une des sœurs de Mme Hérault de Séchelles ; le jeune de Saint-Pern, âgé de dix-sept ans, qui fut exécuté, quoiqu’il eût été arrêté par erreur à la place de son père et qu’il ne fût l’objet d’aucune accusation. Mme Cornulier, fille de Mme de Saint-Pern, s’étant déclarée enceinte, échappa à la mort, après avoir vu périr son mari ; il avait vingt-deux ans, elle seize. Elle comparut, quelques mois plus tard, comme témoin, dans le procès de Fouquier-Tinville. Elle tenait à la main la liste des jurés qui avaient condamné toute sa famille. L’auditoire frissonna en entendant la jeune femme révéler qu’avant de mourir, son mari lui avait envoyé de ses cheveux enveloppés dans cette liste.

La commune de Livry, que la protection de Hérault de Séchelles semble, durant de longs mois, avoir mise à l’abri des mesures arbitraires en usage en ce temps-là, devint subitement l’objet des suspicions du Comité. On y vit arriver un jour une expédition militaire, appuyée de canons, sous la conduite de délégués des sections de Paris. Trente personnes environ furent arrêtées et expédiées dans les prisons de la capitale, où elles restèrent détenues jusqu’après la chute de Robespierre.

On est surpris de n’avoir pas à constater la présence, au milieu de ces prévenus, de la mère et de la grand’mère d’Hérault. Est-ce que leur malheur en imposa et qu’on n’osa les frapper alors qu’elles venaient de voir périr leur fils et petit-fils et emprisonner leurs parens les plus chers ? On ne trouve pas d’autre cause à la décision qui respecta leur retraite à jamais en deuil. Elles y demeurèrent sans être inquiétées. Le maréchal de Contades les y rejoignit bientôt après. Elles attendirent avec lui que la mort vint mettre un terme à leurs tourmens et à leurs regrets. Le maréchal mourut le premier, le 27 janvier 1795. Mme Hérault de Séchelles le suivit dans la tombe quatre mois plus tard, le s’juin. La veuve de René Hérault leur survécut durant près de trois années. Quand elle rendit l’âme, le 1er septembre 1798, il y avait longtemps que le vide s’était fait autour d’elle comme si elle eût encouru l’horreur qu’inspirait le nom de son petit-fils.

Les dames de Bellegarde avaient trop vécu dans l’intimité de Hérault pour n’être pas atteintes par sa condamnation. Elles n’en étaient pas encore consolées, lorsque, le 23 avril, dix-neuf jours après son supplice, sur des dénonciations qui les signalaient comme ayant participé aux crimes qu’on lui avait imputés, le Comité de Sûreté générale les décréta d’arrestation[16]. « Le Comité arrête que les nommées Bellegarde, ex-nobles, dont le mari de l’une est émigré et porto les armes contre la République au service du tyran sarde, seront saisies par le citoyen Pérès, porteur du présent, autorisé pour cet effet à faire toutes réquisitions civiles et militaires. Examen sera fait de leurs papiers et extraction de ceux trouvés suspects, qui seront apportés au Comité ; perquisitions seront faites, les scellés apposés, procès-verbal dressé et les susnommées et tous autres chez elles trouvés suspects, conduits dans des maisons d’arrêt pour y rester détenus par mesure de sûreté générale. »

Sur leur détention, à laquelle mit fin la journée du 9 thermidor, nous ne pourrions rien dire, si la duchesse de Fleury, qui les connut à ce moment dans la prison où elle était elle-même enfermée, ne nous apprenait, par quelques lignes de ses Mémoires, « qu’elles ont été traitées avec douceur et que c’est même là qu’elles ont contracté des liaisons de société. » Alors qu’on sait combien de femmes nobles, qui furent aussi de nobles femmes, étaient à cette époque enfermées dans les antichambres de la mort, ce que ce renseignement permet de se figurer ne fait qu’en rendre plus regrettable la concision. Il faut cependant s’en contenter on ce qui touche la captivité des dames de Bellegarde, il nous a été impossible d’en recueillir d’autres.


V

Les grandes épreuves, a-t-on dit, sont propices aux réflexions salutaires et disposent au repentir. Il arrive souvent, en effet, que le malheur, en traversant des existences qui se sont déroulées en dehors du devoir, les y ramène et les y fixe à jamais. On pourrait donc croire que la comtesse de Bellegarde, frappée dans son cœur par la mort de son amant, dans sa sécurité par son arrestation, dans sa tendresse fraternelle par l’arrestation de sa sœur, eût dû sortir de sa prison, après avoir subi tant d’angoisses, avec le désir de se réunir à son mari et à ses enfans. Il n’en fut rien. Soit que la douleur eût glissé sur cette âme mobile ; soit qu’on dépit de ce qu’offraient de tragique et de menaçant pour elle-même les spectacles auxquels elle assistait, elle eût acquis la conviction qu’elle échapperait aux dangers ; soit enfin que les relations contractées avec des vivans durant sa captivité eussent suffi pour la distraire et pour lui faire oublier les morts ; elle avait, au jour de sa délivrance, recouvré sa sérénité. Ce n’est pas pour étonner, lorsqu’on se rappelle avec quelle résignation calme et hors nature elle s’était séparée, à la fin de 1792, de sa fi Ile et de son fils.

De cette sérénité si rapidement reconquise l’amie des dames de Bellegarde, Aimée de Coigny, dont nous avons invoqué déjà le témoignage, donne une explication qui la peint elle-même tout entière et nous révèle sa propre mobilité. « M. Hérault, le député avec lequel elles étaient venues en France, écrit-elle, périt bientôt après. Mais elles le voyaient depuis si peu de temps que, malgré le grand attachement qu’il leur avait inspiré, le regret très vif aussi qu’elles en conçurent fut bientôt calmé. »

Que la comtesse de Bellegarde ait promptement pris son parti de la mort de Hérault de Séchelles, cela est hors de doute. Mais que ce soit parce qu’elle le connaissait depuis peu, Aimée de Coigny se trompe lorsqu’elle le prétend. Adèle oublia vite et fut vite consolée parce que c’était une âme légère et frivole sur qui les impressions passaient fugitives sans laisser une empreinte profonde, peut-être aussi parce qu’après avoir assisté à tant de sanglantes calamités, le désir de les oublier fut plus puissant que la douleur d’y avoir perdu un être cher. Elle ne serait pas la seule ni la première qui aurait immolé à ce besoin d’oubli total ce qui semblait inoubliable quand la tourmente était déchaînée. Sa liberté recouvrée, elle fut une femme nouvelle ou, pour parler plus exactement, elle se trouva telle qu’elle était, lorsqu’en Savoie, dix-huit mois avant, elle avait cédé à l’indomptable besoin de n’obéir qu’à son caprice, de donner carrière à ses curiosités de jeune femme à qui sont lourdes les chaînes, fussent-elles de fleurs.

Du reste, le théâtre qui s’offrait à ses regards était singulièrement attirant et bien fait pour lui suggérer la volonté d’y jouer un rôle. La société sortait de la mort et rentrait dans la vie. On s’étonnait d’être encore de ce monde alors qu’on pouvait compter par centaines les infortunés que le bourreau en avait arrachés. D’avoir vu de si près la fin de tout, on se croyait revenu à un commencement, à l’aube d’un avenir hier encore inespéré, qui reconstituerait sur des bases nouvelles l’édifice détruit et à de stupéfiantes catastrophes ferait succéder de légitimes réparations. La volonté de prendre sa place dans cet avenir, quels sont ceux parmi les contemporains qui ne l’ont pas conçue ? Le terrain sur lequel il va se dérouler est subitement envahi et de toutes parts. Pour se le disputer, voici les émigrés qui rentrent avides de vengeance ; voici les victimes délivrées, après n’avoir échappé à la mort que par miracle, qui commencent à sourire à travers leurs larmes ; voici même les puissans de la veille qui ne se résignent pas à croire que leur règne est fini. C’est à qui s’assurera la possession de l’influence, c’est à qui en orientera à son gré les élémens divers. Tout est à reconstruire, et, par conséquent, toutes les ambitions, comme toutes les bonnes volontés, trouveront à s’exercer.

Si volages qu’elles fussent, Adèle et Aurore de Bellegarde semblent avoir entrevu dans cette confusion le retour inévitable de réactions solennelles et discerné l’ardent désir de relever les ruines, qui était dans tous les cœurs. C’est encore Aimée de Coigny qui le constate et qui subitement grandit nos héroïnes, en nous les montrant attelées à la louable besogne d’une reconstitution sociale. « Mme de Bellegarde sont du petit nombre des personnes qui, en 1794, ont eu le courage de tirer les matériaux de l’ancienne société du chaos sanglant où ils étaient tombés et qui ont contribué à édifier la nouvelle. On doit même ajouter que ces matériaux se sont nettoyés chez elles, quoiqu’elles ne soient jamais arrivées à les ranger en ordre. En effet, on a rencontré dans leur maison, séparément ou ensemble, les élémens les plus opposés. Mais le fond de leur société est resté le même, composé d’artistes et de gens de lettres. »

Voilà certes une révélation inattendue. Elle l’est d’autant plus que, dans tout ce qu’on nous a raconté du lendemain de Thermidor, jamais les dames de Bellegarde n’étaient apparues. Les historiens, les chroniqueurs, les mémorialistes du Directoire n’en font pas mention. Tous les honneurs sont pour Mme de Staël, pour Mme Tallien, pour Joséphine de Beauharnais, pour Mme Hamelin, pour quelques autres, parmi lesquelles les dames de Bellegarde ne figurent pas. C’est à peine si, çà et là, on leur consacre en deux lignes un souvenir. Mme Vigée-Lebrun s’en tient à une brève allusion à la visite qu’elles lui firent à Meudon, où Aimée de Coigny les présenta. Elles invitèrent Mme Vigée-Lebrun à les aller voir à Epinay-sur-Orge. Elles avaient loué en commun avec leur amie une maison de campagne. Toutes trois étaient si aimables que leur voisine confesse qu’elle en fut charmée. La duchesse d’Abrantès, qui les rencontra chez Mme de Genlis, rend hommage à leur amitié fraternelle, à la douceur et à la bienveillance de leur commerce.

Plus tard, le biographe de Louis David trouvera dans les papiers du peintre des notes qui lui permettront de nous apprendre que la comtesse de Bellegarde « était une brune extrêmement jolie, mise avec l’élégance et la liberté de costume de ce temps. Elle profitait de sa jeunesse et de sa réputation de femme à la mode pour vivre et s’exprimer comme bon lui semblait. » Au même narrateur nous devons de savoir que les deux sœurs fréquentaient l’atelier de David, où les avait conduites une Noailles, leur amie, ce sur quoi nous pouvons remarquer qu’elles connaissaient déjà l’ancien conventionnel : il était des familiers du château d’Epone du vivant de Hérault de Séchelles, et elles s’y étaient rencontrées avec lui.

À ces détails trop brefs et trop rares, Aimée de Coigny en ajoute un autre : « La vicomtesse de Laval, je ne sais ni pourquoi ni comment, vint à connaître Mesdames de Bellegarde et elle en fit aussitôt ses esclaves, ce qui n’étonnera aucun de ceux qui la connaissent. Maîtresse de M. de Talleyrand quand elle était jolie, actuellement son amie devenue très exigeante, la seule au fond qui ait de l’empire sur lui, » elle poussa ces dames à organiser chez elles un dîner hebdomadaire qui réunissait des artistes et des hommes de lettres : Lemercier, Alexandre Duval, le peintre Gérard, Talleyrand lui-même. Ces réunions se prolongèrent quatre ou cinq ans.

A cela se réduisent les informations que nous livrent sur les dames de Bellegarde leurs contemporains. On reconnaîtra que c’est bien peu, alors que ce qu’ils en disent donne à penser qu’elles ont été répandues dans la société du Directoire et du Consulat, et que, dans leur salon ou dans ceux qu’elles fréquentaient, chez la princesse de Vaudémont ou ailleurs, elles ont reçu les hommages des hommes marquans de leur temps : Saint-Aignan, Pasquier, Molé, Lavalette, Montliveau, Dalberg, Vitrolles et combien d’autres. En ces années qu’on croit si bien connaître, elles ne nous apparaissent qu’enveloppées d’obscurités, à ce point enveloppées que le grave cardinal Billiet, convaincu qu’il dit la vérité, forgera plus tard tout un roman inspiré par des informations mensongères.

A l’en croire, Adèle de Bellegarde, dont il a ignoré l’arrestation après la mort de Hérault de Séchelles, a eu un fils de son amant ; elle est allée faire ses couches à Grenoble ; et, ne sachant comment nommer cet enfant qu’il lui était impossible d’avouer, elle lui a donné le nom de la rue Chenoise où elle se cachait quand il est venu au monde. « Sa sœur Aurore l’adopta, ajoute le cardinal ; elles le firent élever avec soin sous le nom de M. de Chenoise. Elles prirent à la maison pour précepteur un jeune homme nommé Genoud, natif des Marches, mais domicilié depuis quelque temps à Grenoble avec son père. Ce M. Genoud se fit connaître avantageusement dans la suite sous le nom de M. de Genoude[17]. M. de Chenoise est devenu plus tard lieutenant dans un régiment des gardes de Louis XVIII. »

Tout est ici confondu et dénaturé : les personnages, les faits, les époques. Mais ce qui est plus grave, c’est que depuis 1865, date de la publication des Mémoires du cardinal, ces erreurs n’ont pas été rectifiées et que la Savoie, où s’est conservé le souvenir des dames de Bellegarde, vit, en ce qui les touche, sur cette légende.

Au moment où elles résidaient sous le même toit que Mme de Coigny, celle-ci était en liaison réglée avec Mailla-Garat, ministre de la Justice pendant la période révolutionnaire. Cet ancien conventionnel avait un frère de quelques années plus jeune que lui, l’illustre chanteur Garat, un bellâtre, fat et vaniteux, homme à bonnes fortunes, véritable bourreau des cœurs, qui trouvait bien peu de cruelles quand il se mettait en tête de séduire. Le brillant artiste étant venu à Epinay, — c’était pendant l’automne de 1800, — y vit la comtesse, alors dans tout l’éclat de sa beauté. Il s’éprit d’elle et osa l’avouer. Elle l’écouta sans colère, tomba vite sous le charme, et, non guérie du goût des aventures, quoique la première eût si mal tourné, « elle couronna la n’anime » de ce soupirant habile et roué.

Des nouvelles amours d’Adèle de Bellegarde, de leur caractère, de leur durée, de leur dénouement, nous savons seulement qu’il y eut deux enfans : un fils, Louis-François-Aurore, qui naquit à Epinay-sur-Orge le 16 octobre 1801 et dont on négligea de déclarer la naissance[18] ; et une fille, Pauline, venue au monde le 16 juillet de l’année suivante, qui fut inscrite le même jour à l’état civil de Paris sous les noms de ses père et mère. Mlle Garat resta aux mains de son père, qui avait voulu se charger de son éducation, ce qui explique pourquoi il n’est à aucun degré question d’elle dans les papiers des dames de Bellegarde, comme si elles se fussent entièrement désintéressées de la nouvelle née, qui plus tard se maria et qui mourut en 1827. Toute leur sollicitude fut pour le fils.

Au moment de sa naissance, résolues à ne plus résider en Savoie, elles venaient d’acheter le château de Chenoise en Seine-et-Marne, qui avait appartenu à leur cousin le comte d’Hervilly. A l’enfant sans nom, elles donnèrent celui du château. Il s’appela Louis de Chenoise. En outre, tante Aurore déclara qu’elle l’adoptait. Plus tard, en 1816, quand elle substitua à cette adoption de fait l’adoption légale qui devint définitive en 1826, elle put déclarer et prouver « qu’elle l’a adopté au moment de sa naissance, que ses père et mère lui ont remis leurs pouvoirs ; qu’elle l’a élevé, qu’il ne l’a jamais quittée, et que, sa tendresse s’augmentant avec l’âge et par les sentimens qu’il lui a voués, elle lui fait don de sa terre de Chenoise, qui lui appartient à elle en toute propriété par la liquidation de sa fortune avec sa sœur. »

Il ne faudrait pas conclure de cette déclaration de la tante que la mère lui a abandonné l’éducation de l’enfant. Les deux sœurs vivaient ensemble ; il était auprès d’elles et la tendresse vigilante de sa mère adoptive n’enleva rien à celle de sa mère naturelle. Il eut deux protectrices pour une. Tout démontre qu’il les aima également. C’est sous le nom de Louis de Chenoise qu’elles relevèrent, sans qu’il soit établi que le jeune de Genoude, qu’on retrouve plus tard parmi leurs amis[19], ait été son précepteur. Sous le même nom et à peine âgé de quinze ans, il s’engage en 1815 dans le corps de volontaires que le duc d’Angoulême conduit contre Bonaparte et entre dans l’armée en 1816, avec le rang de garde du corps surnuméraire, compagnie de Luxembourg ; appelé à l’activité en 1820, il est attaché tour à tour comme lieutenant au 5e hussards en 1825, au 1er régiment de grenadiers de la garde royale en 1827 ; après la révolution de 1830, il passe comme capitaine au 6e hussards. À cette époque, un arrêt de la cour royale de Paris lui avait accordé le droit, sa mère l’ayant reconnu, fie s’appeler de Bellegarde-Chenoise. Il signe de ce nom la demande de mise en réforme sans traitement qu’il adresse en 1833 au ministre de la Guerre en invoquant les raisons de famille qui l’obligent à quitter l’armée.

Pendant tout ce temps, il a vécu en fils tendre et reconnaissant, dans l’intimité des deux femmes à qui il doit tout et dont, à cette heure, Je dévouement maternel, qui les a transformées, rachète le passé. De même quelles sont tout pour lui, de même il est tout pour elles. Elles aident à sa carrière, mettent à son service toute leur activité, importunent leurs amis en sa faveur, frappent à toutes les portes pour hâter son avancement. Elles sollicitent Talleyrand, le pair de France Lenoir de la Roche, le prince de Condé, à qui elles donnent des fêtes au château de Chenoise, où, en vertu d’un arrangement avec elles, il a ses équipages de chasse. En faveur de ce fils adoré, elles se permettent toutes les démarches. Elles écrivent au ministre de la Guerre Gouvion Saint-Cyr : « Vous êtes le père de tous les militaires français, le Turenne de notre temps. » Elles signent toutes deux cette supplique qui n’est qu’une apologie du jeune Chenoise, une longue énumération de ses mérites, qu’elles rappellent à l’effet de prouver qu’il est digne de devenir officier d’ordonnance du ministre.

Ainsi, l’amour maternel si longtemps muet dans le cœur d’Adèle de Bellegarde a éclaté et, quoique tardif, il la métamorphose, tandis qu’Aurore, qui, depuis longtemps, avait secoué la funeste influence de Philibert Simond, a trouvé dans les devoirs de sa maternité d’emprunt sa véritable voie et, comme la tante Aurore de la romance, se croit déjà une aïeule. Elles vivent maintenant graves et dignes, rendues à leur milieu social, revenues de leurs équipées, vouées à des œuvres charitables, désarmant la malveillance par la rectitude de leur conduite, leur tolérance, leur bonne grâce, leur simplicité, repenties, sinon consolées, grâce au fils chéri qui remplace pour elles tout ce que leurs fautes leur ont fait perdre.


VI

Un dernier épisode doit trouver place ici pour compléter ce que nous avons pu recueillir sur l’existence des dames de Bellegarde. Après avoir brisé les nœuds qui rattachaient à son mari, Adèle n’avait plus entendu parler de lui ni de leurs enfans. On ne trouve trace nulle part d’un effort tenté par elle pour savoir ce qu’ils étaient devenus, et, maintenant qu’on a pu se rendre compte des agitations et des désordres de sa vie, il est aisé de comprendre qu’elle ait été peu disposée à se l’approcher de cette part d’elle-même de qui elle s’était volontairement séparée. Elle n’avait même pas eu à redouter la vengeance de l’époux outragé. Inscrit sur la liste des émigrés de Savoie, il ne pouvait rentrer sans s’exposer à périr. La volonté de rester libre conçue par sa femme avait donc résisté à la crainte comme aux déceptions et aux épreuves. Ni la mort de son premier amant, ni sa rupture avec le second ne semblent lui avoir fait regretter les temps où, épouse et mère, elle vivait en des conditions normales et honorables. La naissance de ses enfans illégitimes et surtout l’ardente tendresse qu’on l’a vue vouer à l’un d’eux lui ont alors suffi. Ceux qu’elle avait eus de son mari étaient devenus pour elle, comme lui-même, des étrangers.

Tel était l’invraisemblable état de son âme, lorsque, au mois de mars 1803, elle eut à l’improviste des nouvelles du comte de Bellegarde. Plus heureux dans sa carrière que dans son ménage, il y avait fait un brillant chemin. Abandonné par sa femme, il s’était décidé à quitter le service du Piémont pour passer en Autriche, où l’influence de son frère, le futur feld-maréchal de Bellegarde, lui avait ouvert les rangs de l’armée. Successivement général de brigade et général de division, employé en Italie, grièvement blessé à Marengo[20], mais ayant guéri de ses blessures, il était maintenant chambellan de l’empereur, lieutenant général, propriétaire d’un régiment à son nom, et commandait un corps d’armée. Utilisant le crédit que lui assurait cette haute situation militaire, il venait de demander au gouvernement français de le rayer de la liste des émigrés, invoquant à cet effet une délibération du Conseil d’État en date du 9 thermidor an X, qui permettait aux étrangers propriétaires en France de rentrer en possession de ceux de leurs biens qui n’auraient pas été aliénés.

Ces nouvelles étaient de nature à inquiéter la comtesse de Bellegarde, surtout lorsqu’elle apprit, au mois de juin, qu’il était fait droit à la requête. Mais, à cette heure, elle était toute à Garât, et on a vu que deux enfans, dont le second, né depuis quelques jours, avait été reconnu par ses parens, attestaient sa liaison. Elle ne pouvait donc croire que son ancien mari chercherait à la reprendre. C’est là cependant ce dont elle était menacée. Elle tomba de son haut en apprenant qu’il prétendait faire annuler le divorce prononcé en 1793 et obliger sa femme à le suivre, non qu’il y fût poussé par l’amour, mais parce qu’il voulait, dans l’intérêt de ses enfans, ressaisir les biens qu’elle lui avait apportés en dot.

Cette prétention revêtit d’abord des formes amiables. Mais, lorsque Mme de Bellegarde eut énergiquement déclaré qu’elle y résisterait, son adversaire recourut aux tribunaux. Il allégua devant les juges la nécessité de sauvegarder le patrimoine de sa fille et de son fils, que la mère dilapidait, à preuve le gaspillage du prix de l’hôtel de Chambéry, qu’elle avait vendu sans le consentement du père. Une longue et fastidieuse procédure s’ensuivit. Toutes les juridictions furent épuisées, celle même du Conseil d’Etat. Toutefois, le divorce ne fut pas annulé. Alors les plaideurs reconnurent qu’un arrangement pouvait seul mettre fin au conflit. Le comte de Bellegarde vint à Paris, au commencement de 1805, pour discuter les conditions d’une entente.

Les époux se rencontrèrent chez un notaire, après une séparation qui durait depuis douze ans. Il avait été stipulé à l’avance qu’il n’y aurait de leur part ni récriminations, ni reproches, et que le mari prenait, pour le présent comme pour l’avenir, l’engagement de ne pas demander de nouveau l’annulation du divorce. Tout se passa donc courtoisement. A la suite de plusieurs conférences, une convention fut signée, le 3 avril, qui réglait définitivement les questions en suspens. Des décisions prises, une seule est à retenir, c’est qu’en reconnaissant à ses enfans légitimes la propriété du château des Marches, la comtesse de Bellegarde s’en réservait la jouissance jusqu’à sa mort. Le général quitta Paris aussitôt pour retourner en Autriche où se préparait la troisième coalition contre la France. Ils ne devaient plus se revoir.

On a constaté déjà combien sont rares et vagues les informations en ce qui touche les longues années que les dames de Bellegarde avaient encore à vivre. Au moment où Adèle venait de perdre l’occasion de reprendre sa place au foyer familial, ses amours avec Garat n’étaient plus pour elle qu’un souvenir. A-t-elle alors essayé de mettre un nouvel intérêt dans sa vie ? Elle n’avait que trente-huit ans. On se fait difficilement à l’idée qu’à cet âge, et toujours belle, elle ait désarmé, renoncé à plaire et que, son fils aidant, elle ait trouvé dans la maternité un refuge et le repos. On doit cependant l’espérer pour elle. Ce que nous en avons dit plus haut tend à démontrer qu’à dater de ce jour, elle ne voulut plus être que mère.

Sa sœur, du reste, n’avait cessé de l’envelopper des témoignages de sa tendresse, — sacrifiée volontaire qui, en dehors d’elle et de son neveu devenu son fils d’adoption, ne voyait rien, ne souhaitait rien, ne s’intéressait à rien. Peut-être, ce dévouement incessant, si doux au cœur d’Adèle, et les sourires de l’enfant qui grandissait sous ses yeux, ont-ils contribué à lui rendre faciles les immolations définitives, et à la jeter dans la piété qu’on voit fleurir en elle, au fur et à mesure qu’elle approchait de la vieillesse. Au mois de décembre 1826, étant à Chenoise, en pleine santé de corps et d’esprit, elle écrit le testament auquel il a été fait allusion dans les premières pages de ce récit et qui n’est qu’un hommage au dévouement de sa sœur. Elle y prélude en ces termes : « Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Mon Dieu, ayez pitié de moi, sauvez-moi, obtenez-moi ma grâce auprès de votre Père ; donnez-moi votre paix. » Et pour finir : « Notre grand’mère est morte subitement d’un anévrisme, notre bien-aimé père aussi : je crois que je mourrai de même. Je désire qu’on m’enterre à Chenoise dans le cimetière, auprès du figuier, contre la chapelle, sans frais ; qu’on donne cent francs aux pauvres. Aurore fera mettre une pierre. On gravera dessus : « Ici repose Adèle. Priez pour celle qui vous aimait. » Plus heureuse que son amie Aimée de Coigny, qui expira sans avoir recouvré la foi de ses jeunes années, Adélaïde-Victoire de Bellegarde avait trouvé dans la résignation le repentir, et le repentir l’avait ramenée à Dieu.

Elle mourut, en le priant, le 7 janvier 1830, dans l’appartement que son fils occupait à Paris, quai Voltaire. Comme elle venait de rendre l’âme, arriva la nouvelle du décès de son mari, mort trois jours avant, à Gratz en Styrie, où il résidait depuis qu’il avait pris sa retraite en 1809. Il succombait à la douleur d’avoir perdu sa fille récemment mariée. De son mariage avec Adèle ne restait plus qu’un fils, marié lui aussi, et une petite fille qui ne devait pas connaître sa grand’mère. J’ai sous les yeux le faire-part de la mort de la comtesse de Bellegarde. Deux noms seulement y figurent au-dessus du sien : celui de la marquise Aurore de Bellegarde-Chenoise, sa sœur, et celui de Léon de Bellegarde-Chenoise, « son neveu, » dit le faire-part, comme si, devant la mort qui répare et efface, le fils de Garat avait craint de rappeler les égaremens de sa mère et la faute à laquelle il devait le jour.

Tante Aurore avait été, en 1826, nommée chanoinesse de « l’illustre chapitre royal de Sainte-Anne de Munich. » Elle devait survivre longtemps à tous ces morts et voir ses dernières années encore assombries par la plus cruelle épreuve qui pût l’atteindre. En 1837, elle eut la douleur de fermer les yeux au fils adoptif à qui depuis si longtemps elle se consacrait et dont elle eût pu dire que, depuis qu’elle pleurait sa sœur, il était sa seule raison de vivre. Elle ne fut plus, dès ce moment, qu’une âme en peine, portant péniblement le fardeau des jours et appelant la mort. L’abbé de Genoude, qui était à cette époque son voisin de campagne et allait la voir souvent, a écrit d’elle[21] « que sa vieillesse conserve je ne sais quel effet d’exaltation et de mélancolie qui fait deviner qu’une grande douleur habite au fond de cette âme autrefois initiée à tout ce que les arts ont de plus poétique. »

La mort faucha, le 7 mars 1840, cette pauvre fleur fanée. Tante Aurore alla rejoindre ceux qu’elle avait aimés de toute l’ardeur d’une âme faite pour l’amour et qui ne l’a pas connu ; aimés jusqu’à devenir inconsolable de ne pouvoir plus se dévouer pour eux.

Il manquerait quelque chose à ce récit, si nous ne disions ce qu’il est advenu des divers théâtres où se déroulèrent les événemens qu’il raconte. Le château des Marches dresse toujours en face des Alpes sa façade séculaire. Mais il a passé en d’autres mains, les héritiers de la comtesse de Bellegarde ayant vendu après sa mort ce berceau de leur famille qui ne pouvait que raviver de douloureux souvenirs. Sont aussi debout le château de Séchelles, où fut élevé l’héroïque colonel tué à Minden ; le château de Montjouffroy, où son fils passa les premières années de son enfance ; le château d’Epone, où, jusque sous la Terreur, le fougueux terroriste recevait ses amis, et le château de Chenoise à l’ombre duquel les dames de Bellegarde reposent pour l’éternité. A Livry, la maison du maréchal de Contades a disparu. Mais, de l’autre côté de la route qu’elle bordait, on voit encore la maison de Mmes Hérault de Séchelles. Un cèdre majestueux en ombrage l’accès’. Les arbres de son parc mêlent leurs feuillages à ceux de l’abbaye qu’ont immortalisée les lettres de Mme de Sévigné.

J’ai parcouru la plupart de ces lieux, cherchant à faire revivre les personnages qui les animèrent de leur présence. Avide de tout savoir, ma curiosité d’historien interrogeait les murailles chargées de mousse jaunie, et les sentiers tracés sous les bois, et le vieux cèdre sous lequel le futur conventionnel s’est souvent assis, un volume de Jean-Jacques à la main. Mais ces témoins sont restés muets, qui virent tant d’épisodes que mes efforts n’ont pu tirer de leur obscurité ; ils ne me les ont pas révélés. Ainsi, les dames de Bellegarde, après comme avant ma tentative de reconstitution, demeurent encore en marge de l’Histoire, dans le mystère de leur physionomie à demi effacée ; telles ces figures des fresques antiques, dont il ne reste sur les ruines que des contours imprécis et suggestifs, mais irritans aussi par l’impassibilité avec laquelle ils nous dérobent ce que nous aurions le plus à cœur de connaître.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre.
  2. Feller, Dictionnaire biographique.
  3. Tous ces détails sont extraits des procès-verbaux d’arrestation.
  4. Elle fut réunie à la France, sur sa demande, en 1798.
  5. Ces détails sont extraits de la lettre qu’Hérault de Séchelles écrivit à la Convention après avoir été arrêté. Les documens officiels témoignent de leur exactitude.
  6. C’est lui-même qui le raconte dans la lettre citée plus haut, dont l’original existe aux Archives nationales.
  7. Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État.
  8. On retrouve un écho de ces dires, qui tiennent moins de la vérité que de la légende, dans ce passage d’une notice où il est longuement question du comte de Mercy, publiée en 1851, à Liège, par son petit-fils, sous ce titre : La Chapelle de Notre-Dame au bois d’Argenteau. « Pendant les derniers temps de son séjour à Bruxelles, en 1792 et 1793, le comte de Mercy avait reçu des instructions relatives au sort de l’infortunée famille royale de France, que l’on voulait tenter d’arracher aux fureurs révolutionnaires. Des négociations secrètes dont le comte était l’âme furent établies avec des hommes influens de Paris, que l’on espérait rattacher à la cause de la Cour. » La révélation s’arrête là, et il reste bien évident qu’elle a la même origine que celle de Hardenberg.
  9. Ces détails et les pièces qui suivent proviennent des Archives impériales d’Autriche.
  10. Ancien directeur de la Monnaie à Perpignan, devenu receveur des finances de la généralité d’Orléans. Ayant émigré, il se fixa à Bruxelles, où Mercy parait avoir utilisé son dévouement. Ribes avait laissé à Paris un frère, ancien magistrat, qui fut arrêté sur la dénonciation d’un domestique qui gardait la maison du fugitif. Ce frère mourut à l’hôpital avant qu’on instruisît son procès.
  11. « Billaud-Varennes trahissait. Ses lettres passaient par Venise et Toulon pour aller en Espagne, avec laquelle il s’entendait. A la prise de Toulon, on saisit sur des officiers espagnols, chargés de porter des messages, une correspondance non signée contenant des renseignemens qu’un membre du Comité pouvait seul fournir. Elle fut remise à Robespierre, qui se rendit au milieu de ses collègues et leur dit qu’il se doutait bien qu’il y avait un traître parmi eux, qu’il en avait des preuves. Là-dessus, il les leur montra. Alors Billaud, pour détourner le coup qui le menaçait, s’écria qu’il n’y avait qu’Hérault de Séchelles capable d’une pareille conduite. Cela donna lieu au procès de ce dernier. » Note citée par les auteurs de l’Histoire parlementaire, qui la déclarent émanée de M. Gravenreuth, président de la régence d’Augsbourg, sous l’Empire.
  12. Archives nationales.
  13. Jules Claretie, Camille Desmoulins et les Dantonistes, p. 361.
  14. D’après une version, dépourvue d’ailleurs d’authenticité, Simond aurait reçu dans sa prison la visite de l’abbé Emery qui fut plus tard supérieur de Saint-Sulpice ; d’après un autre, il serait allé à l’échafaud « en poussant des cris affreux. » On ne peut que mentionner ces dires.
  15. Ces ventes eurent lieu en thermidor an II et en frimaire, ventôse et pluviôse an III. Celle du domaine d’Epone produisit 297 925 francs, que la dépréciation des assignats réduisit à 153 221 francs. Cette somme fut remboursée en 1829 par la Restauration aux survivans de la famille Magon, héritière de Hérault de Séchelles. L’un d’eux, Félix Bessier, était alors possesseur du château, qu’il avait acheté en 1803 et qui passa depuis en d’autres mains. Ce Félix Bessier avait sauvé pendant la Terreur deux demoiselles Magon dans des circonstances que je n’ai pu reconstituer. L’une d’elles lui témoigna sa reconnaissance en l’épousant.
  16. Lorsqu’en 1805 intervinrent entre la comtesse de Bellegarde et son mari les arrangemens que nécessitaient l’étrangeté de leur situation vis-à-vis l’un de l’autre et les intérêts de leurs enfans restés à la garde du père, elle déclara qu’elle avait été arrêtée au mois de janvier. Mais elle fut trompée par sa mémoire, ou elle voulait établir, pour dissimuler devant son mari le caractère de ses relations avec Hérault de Séchelles, que son arrestation avait eu lieu quand le conventionnel était encore en possession d’assez d’influence pour la faire mettre en liberté, ce pourquoi il se fût entremis si elle avait été sa maîtresse. La date inscrite en tête du mandat d’arrêt conservé aux Archives nationales infirme sa déclaration et ne laisse aucune place au doute.
  17. Né en 1798, ce qui, disons-le en passant, ne lui eût donné qu’une année de plus que relève dont le gratifie à tort le cardinal Billiet, il reçut ses lettres de noblesse en 1822. Il avait été marié. Devenu veuf en 1834, il entra dans les ordres l’année suivante. Il a dirigé longtemps la Gazette de France.
  18. La transcription de son acte de naissance sur les registres de l’état civil d’Épinay-sur-Orge eut lieu seulement le 12 juin 1826, en vertu d’un jugement rendu par le tribunal de la Seine le 2 du même mois, — circonstance qu’a ignorée l’historien de Garat, M. Paul Lafond, qui, d’autre part, fait naître la sœur avant le frère, alors que c’est le contraire qui est vrai.
  19. On lit au bas d’un acte de notoriété en date du 21 juillet 1826, parmi les signatures des témoins, celle de Antoine-Eugène de Genoude, maître des requêtes au Conseil d’État.
  20. Archives impériales d’Autriche.
  21. De Genoude, Histoire d’une âme.