Les Dames vertes/V

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 146-174).


V

LE DUEL


À mesure que nous avions étudié cette triste affaire, nous nous étions bien convaincus, mon père et moi, qu’elle était imperdable. Deux testaments se trouvaient en présence : l’un qui, depuis cinq ans, avait reçu sa pleine exécution, était en faveur de M. d’Aillane. Gêné à l’époque de cet héritage, il s’était libéré en vendant l’immeuble qu’il regardait comme sien. L’autre testament, découvert trois ans après, par un de ces étranges hasards qui font dire que, parfois, la vie ressemble à un roman, dépouillait tout à coup les d’Aillane pour enrichir madame d’Ionis. La validité de ce dernier acte était incontestable ; la date, postérieure à celle du premier, était nette et précise. M. d’Aillane plaidait l’état d’enfance du testateur et l’espèce de pression que M. d’Ionis avait exercée sur lui à ses derniers moments. Ce dernier point était assez réel ; mais l’état d’enfance ne pouvait être constaté en aucune façon.

En outre, M. d’Ionis prétendait, avec raison, que, pressé par ses créanciers, d’Aillane leur avait cédé l’immeuble au-dessous de sa valeur, et il réclamait une somme assez importante, puisque c’était le dernier débris de la fortune de ses adversaires.

M. d’Aillane n’espérait guère le succès. Il sentait la faiblesse de sa cause ; mais il tenait à se laver de l’accusation, portée contre lui, d’avoir connu ou seulement soupçonné l’existence du second testament, d’avoir engagé la personne qui en était dépositaire à le tenir caché pendant trois ans, et de s’être hâté de mobiliser l’héritage pour échapper en partie aux conséquences de l’avenir. Il y avait donc, en outre du fond de l’affaire, discussion sur la valeur réelle de l’immeuble, exagérée en plus et en moins par les deux parties, dans les débats antérieurs à l’intervention de mon père dans le procès.

Nous causions ensemble sur ce dernier point, mon père et moi, et nous n’étions pas tout à fait d’accord, lorsque Baptiste nous annonça la visite de M. d’Aillane fils, capitaine au régiment de ***.

Bernard d’Aillane était un beau garçon, de mon âge à peu près, fier, vif et plein de franchise. Il s’exprima très-poliment, faisant appel à notre honneur en homme qui en connaissait la rigidité ; mais, à la fin de son exorde, emporté par la vivacité de son naturel, il laissa percer une menace fort claire contre moi, pour le cas où, dans ma plaidoirie, je viendrais à exprimer quelque doute sur la parfaite loyauté de son père.

Le mien fut plus ému que moi de ce défi, et, avocat dans l’âme, il s’en courrouça avec éloquence. Je vis que d’un projet de conciliation allait naître une querelle, et je priai les deux interlocuteurs de m’écouter.

— Permettez-moi, mon père, dis-je, de faire observer à M. d’Aillane qu’il vient de commettre une grave imprudence, et que, si je n’étais pas, grâce au devoir de ma profession, d’un sang plus rassis que le sien, je prendrais plaisir à provoquer sa colère, en faisant argument de tout pour les besoins de ma cause.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria mon père, qui était le plus doux des hommes dans son intérieur, mais passablement emporté dans l’exercice de ses fonctions. J’espère bien, mon fils, que vous ferez argument de tout, et que, s’il y a lieu, le moins du monde, à suspecter la bonne foi de vos adversaires, ce ne sont point la petite moustache et la petite épée de M. le capitaine d’Aillane, non plus que la grande moustache et la grande épée de monsieur son père, qui vous retiendront de le proclamer.

Le jeune d’Aillane était hors de lui, et, ne pouvant s’en prendre à un homme de l’âge de mon père, il avait grand besoin de s’en prendre à moi. Il m’envoya quelques paroles assez aigres que je ne relevai pas, et, m’adressant toujours à mon père, je lui répondis :

— Vous avez parfaitement raison de croire que je ne me laisserai pas intimider ; mais il faut pardonner à M. d’Aillane d’avoir eu cette pensée. Si je me trouvais dans la même situation que lui, et que votre honneur fût en cause, songez, mon cher père, que je ne serais peut-être pas plus patient et plus raisonnable qu’il ne faut. Ayons donc des égards pour son inquiétude, et, puisque nous pouvons la soulager, n’ayons pas la rigueur de la faire durer davantage. J’ai assez examiné l’affaire pour être persuadé de l’extrême délicatesse de toute la famille d’Aillane, et je me ferai un plaisir comme un devoir de lui rendre hommage en toute occasion.

— Voilà tout ce que je voulais, monsieur, s’écria le jeune homme en me serrant les mains ; et, maintenant, gagnez votre procès, nous ne demandons pas mieux !

— Un instant, un instant ! reprit mon père avec le feu qu’à l’audience il portait dans ses répliques. Je ne sais quelles sont, en définitive, vos idées, mon fils, sur cette parfaite loyauté ; mais, quant à moi, si je trouve, dans l’historique de l’affaire, des circonstances où elle me paraît évidente, il en est d’autres qui me laissent des doutes, et je vous prie de ne vous engager à rien, avant d’avoir pesé toutes les objections que j’étais en train de vous faire lorsque monsieur nous a accordé l’honneur de sa visite.

— Permettez-moi, mon père, répondis-je avec fermeté, de vous dire que de légères apparences ne me suffiraient pas pour partager vos doutes. Sans parler de la réputation bien établie de M. le comte d’Aillane, j’ai sur son compte et sur celui de sa famille un témoignage…

Je m’arrêtai, en songeant que ce témoignage de ma sublime et mystérieuse amie, je ne pouvais l’invoquer sans faire rire de moi. Il était pourtant si sérieux dans ma pensée, que rien au monde, pas même des faits apparents, ne m’en eussent fait douter.

— Je sais de quel témoignage vous parlez, dit mon père. Madame d’Ionis a beaucoup d’affection…

— Je connais à peine madame d’Ionis ! répliqua vivement le jeune d’Aillane.

— Aussi, je ne parle point de vous, monsieur, reprit mon père en souriant ; je parle du comte d’Aillane et de mademoiselle sa fille.

— Et moi, mon père, dis-je à mon tour, je n’ai pas voulu parler de madame d’Ionis.

— Peut-on vous demander, me dit le jeune d’Aillane, quelle est la personne qui a eu sur vous cette heureuse influence, afin que je puisse lui en savoir gré ?

— Vous me permettrez, monsieur, de ne pas vous le dire. Ceci m’est tout personnel.

Le jeune capitaine me demanda pardon de son indiscrétion, prit congé de mon père un peu froidement, et se retira en me témoignant sa gratitude pour mes bons procédés.

Je le suivis jusqu’à la porte de la rue, comme pour le reconduire. Là, il me tendit encore la main ; mais, cette fois, je retirai la mienne, et, le priant d’entrer un instant dans mon appartement qui donnait sur le vestibule d’entrée de notre maison, je lui déclarai de nouveau que j’étais persuadé de la noblesse de sentiments de son père, et bien déterminé à ne pas porter la moindre atteinte à l’honneur de sa famille. Après quoi, je lui dis :

— Ceci établi, monsieur, vous allez me permettre de vous demander raison de l’insulte que vous m’avez faite, en doutant de ma fierté jusqu’à me menacer de votre ressentiment. Si je ne l’ai pas fait devant mon père, qui semblait m’y pousser, c’est parce que je sais que, sa colère passée, il se fût senti le plus malheureux des hommes. J’ai aussi une mère fort tendre ; c’est ce qui me fait vous demander le secret sur l’explication que nous avons ici. Chargé des intérêts de madame d’Ionis, c’est demain que je plaide sa cause. Je vous prie donc de m’accorder pour après-demain, au sortir du Palais, le rendez-vous que je vous demande.

— Non, parbleu ! il n’en sera rien, s’écria le jeune homme en me sautant au cou. Je n’ai pas la moindre envie de tuer un garçon qui me montre tant de cœur et de justice ! J’ai eu tort, j’ai agi en mauvaise tête, et me voilà tout prêt à vous en demander pardon.

— C’est fort inutile, monsieur, car vous étiez tout pardonné d’avance. Dans mon état, on est exposé à ces offenses-là et elles n’atteignent pas un honnête homme ; mais il n’y en a pas moins nécessité pour moi de me battre avec vous.

— Oui-da ! Et pourquoi diable, après les excuses que je vous fais ?

— Parce que ces excuses sont intimes, tandis que votre visite ici a été publique. Voilà votre grand cheval qui piaffe à notre porte, et votre soldat galonné qui attire tous les regards. Vous savez bien ce que c’est qu’une petite ville de province. Dans une heure, tout le monde saura qu’un brillant officier est venu menacer un petit avocat plaidant contre lui, et vous pouvez être bien sûr que, demain, lorsque j’aurai pour vous et les vôtres les égards que je crois vous devoir, plus d’un esprit malveillant m’accusera d’avoir peur de vous, et rira de ma figure placée en regard de la vôtre. Je me résigne à cette humiliation ; mais, mon devoir accompli, j’aurai un autre devoir qui sera de prouver que je ne suis pas un lâche, indigne d’exercer une profession honorable, et capable de trahir la confiance de ses clients dans la crainte d’un coup d’épée. Songez que je suis très-jeune, monsieur, et que j’ai à établir mon caractère, à présent ou jamais.

— Vous me faites comprendre ma faute, répondit M. d’Aillane. Je n’ai pas senti la gravité de ma démarche, et je vous dois des excuses publiques.

— Il sera trop tard après ma plaidoirie : on pourrait toujours croire que j’ai cédé à la crainte ; et il serait trop tôt auparavant : on pourrait croire que vous craignez mes révélations.

— Alors, je vois qu’il n’y a pas moyen de s’arranger, et que tout ce que je peux faire pour vous, c’est de vous donner la réparation que vous exigez. Comptez donc sur ma parole et sur mon silence. En sortant du Palais, demain, vous me trouverez au lieu qu’il vous plaira de désigner.

Nous fîmes nos conventions. Après quoi, le jeune officier me dit d’un air affectueux et triste :

— Voilà pour moi une mauvaise affaire, monsieur ! car, si j’avais le malheur de vous tuer, je crois que je me tuerais moi-même après. Je ne pourrais pas me pardonner la nécessité où j’ai mis un homme de cœur comme vous de jouer sa vie contre la mienne. Dieu veuille que le résultat ne soit pas trop grave ! Il me servira de leçon. Et, en attendant, quoi qu’il arrive, voyez mon repentir et n’ayez pas une trop mauvaise idée de moi. Il est bien certain que le monde nous élève mal, nous autres jeunes gens de famille ! Nous oublions que la bourgeoisie nous vaut et qu’il est temps de compter avec elle. Allons, donnez-moi la main à présent, en attendant que nous nous coupions la gorge !

Madame d’Ionis devait venir le lendemain pour assister aux débats. J’avais reçu d’elle plusieurs lettres très-amicales où elle ne me détournait plus de mon devoir d’avocat, et où elle se contentait de me recommander de respecter l’honneur de ses parents, qui ne pouvait, disait-elle, être méconnu et offensé sans qu’il en rejaillît de la honte sur elle-même. Il était facile de voir qu’elle comptait sur sa présence pour me contenir, au cas où je me laisserais emporter par quelque dépit oratoire.

Elle se trompait en supposant qu’elle eût exercé sur moi quelque pouvoir. J’étais désormais gouverné par une plus haute influence, par un souvenir bien autrement puissant que le sien.

Je m’entretins encore avec mon père dans la soirée, et l’amenai à me laisser libre d’apprécier comme je l’entendais le côté moral de l’affaire. Il me donna le bonsoir en me disant d’un air un peu goguenard, que je ne compris pas plus que ses paroles :

— Mon cher enfant, prends garde à toi ! Madame d’Ionis est pour toi un oracle, je le sais ! Mais j’ai grand’peur que tu ne tiennes le bougeoir pour un autre.

Et, comme il vit mon étonnement, il ajouta :

— Nous parlerons de cela plus tard. Songe à bien parler demain et à faire honneur à ton père !

Au moment de me mettre au lit, je fus frappé de la vue d’un nœud de rubans verts attaché à mon oreiller avec une épingle. Je le pris et sentis qu’il contenait une bague : c’était l’étoile d’émeraude dont le souvenir ne m’était resté que comme celui d’un rêve de la fièvre. Elle existait, cette bague mystérieuse ; elle m’était rendue !

Je la passai à mon doigt et je la touchai cent fois pour m’assurer que je n’étais pas dupe d’une illusion ; puis je l’ôtai et l’examinai avec une attention dont je n’avais pas été capable au château d’Ionis, et j’y déchiffrai cette devise en caractères très-anciens : Ta vie n’est qu’à moi.

C’était donc une défense de me battre ? L’immortelle ne voulait pas me permettre encore d’aller la rejoindre ? Ce fut une cruelle douleur ; car, depuis quelques heures, la soif de la mort s’était emparée de moi, et j’espérais être autorisé par les circonstances à me débarrasser de la vie sans révolte et sans lâcheté.

Je sonnai Baptiste, que j’entendais marcher encore dans la maison.

— Écoute, lui dis-je, il faut me dire la vérité, mon ami ; car tu es un honnête homme, et ma raison est dans tes mains. Qui est venu ici dans la soirée ? Qui a apporté la bague dans ma chambre, là, sur mon oreiller ?

— Quelle bague, monsieur ? Je n’ai pas vu de bague.

— Mais, maintenant, ne la vois-tu pas ? N’est-elle pas à mon doigt ? Ne l’y as-tu pas déjà vue au château d’Ionis ?

— Certainement, monsieur, que je la vois et que je la reconnais bien ! C’est celle que vous aviez perdue là-bas et que j’ai retrouvée entre deux carreaux ; mais je vous jure, sur l’honneur, que je ne sais pas comment elle se trouve ici, et qu’en faisant votre couverture, je n’ai rien vu sur votre oreiller.

— Au moins, peut-être, pourras-tu me dire une chose que je n’ai jamais osé te demander après cette fièvre qui m’avait rendu fou pendant quelques heures. Par qui cette bague m’avait-elle été prise au château d’Ionis ?

— Voilà ce que je ne sais pas non plus, monsieur ! Ne vous la voyant plus au doigt, j’ai pensé que vous l’aviez cachée… pour ne pas compromettre…

— Qui ? Explique-toi !

— Dame ! monsieur, est-ce que ce n’est pas madame d’Ionis qui vous l’avait donnée ?

— Nullement.

— Après ça, monsieur n’est pas forcé de me dire… Mais ça doit être elle qui vous l’a renvoyée.

— As-tu vu quelqu’un de chez elle venir ici aujourd’hui ?

— Non, monsieur, personne. Mais celui qui a fait la commission connaît les êtres de la maison, pas moins !

Voyant que je ne tirerais rien de l’examen des choses réelles, je congédiai Baptiste et me livrai à mes rêveries accoutumées. Tout cela ne pouvait plus être expliqué naturellement. Cette bague contenait le secret de ma destinée. J’étais désolé d’avoir à désobéir à mon immortelle et j’étais heureux en même temps de m’imaginer qu’elle tenait sa promesse de veiller sur moi.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Ma pauvre tête était bien malade et mon cœur encore plus. Devais-je désobéir à l’arbitre de ma destinée ? devais-je lui sacrifier mon honneur ? Je m’étais engagé trop avant avec M. d’Aillane pour revenir sur mes pas. Je m’arrêtais par moments à la pensée du suicide pour échapper au supplice d’une existence que je ne comprenais plus. Et puis je me tranquillisais par la pensée que cette terrible et délicieuse devise : Ta vie n’est qu’à moi, n’avait pas le sens que je lui attribuais, et je résolus de passer outre, me persuadant que l’immortelle m’apparaîtrait sur le lieu même du combat, si sa volonté était de l’empêcher.

Mais pourquoi ne m’apparaissait-elle pas elle-même pour mettre fin à mes perplexités ? Je l’invoquais avec une ardeur désespérée.

— L’épreuve est trop longue et trop cruelle ! lui disais-je ; j’y perdrai la raison et la vie. Si je dois vivre pour toi, si je t’appartiens…

Un coup de marteau à la porte de la maison me fit tressaillir. Il ne faisait pas encore jour. Il n’y avait que moi d’éveillé chez nous. Je m’habillai à la hâte. On frappa un second coup, puis un troisième, au moment où je m’élançais dans le vestibule.

J’ouvris tout tremblant. Je ne sais quel rapport mon imagination pouvait établir entre cette visite nocturne et le sujet de mes angoisses ; mais, quel que fût le visiteur, j’avais le pressentiment d’une solution. C’en était une, en effet, bien que je ne pusse comprendre le lien des événements où j’allais voir bientôt se dénouer ma situation.

Le visiteur était un domestique de madame d’Ionis, qui arrivait à bride abattue avec une lettre pour mon père ou pour moi, car nos deux noms étaient sur l’adresse.

Pendant qu’on se levait dans la maison pour venir ouvrir, je lus ce qui suit :

« Arrêtez le procès. Je reçois à l’instant et vous transmets une nouvelle grave qui vous dégage de votre parole envers M. d’Ionis. M. d’Ionis n’est plus. Vous en aurez la nouvelle officielle dans la journée. »

Je portai la lettre à mon père.

— À la bonne heure ! dit-il. Voilà une heureuse affaire pour notre belle cliente, si ce maussade défunt ne lui laisse pas trop de dettes ; une heureuse affaire aussi pour les d’Aillane ! La cour y perdra l’occasion d’un beau jugement, et toi celle d’un beau plaidoyer. Alors… dormons, puisqu’il n’y a rien de mieux à faire !

Il se retourna vers la ruelle ; puis il me rappela comme je sortais de sa chambre.

— Mon cher enfant, me dit-il en se frottant les yeux, je pense à une chose : c’est que vous êtes amoureux de madame d’Ionis, et que, si elle est ruinée…

— Non, non, mon père ! m’écriai-je, je ne suis pas amoureux de madame d’Ionis.

— Mais tu l’as été ? Voyons, la vérité ? C’est là la cause de ce bon changement qui s’est fait en toi. L’ambition du talent t’est venue… et cette mélancolie dont ta mère s’inquiète…

— Certainement ! dit ma mère, qui avait été réveillée par les coups de marteau à une heure indue, et qui était entrée, en cornette de nuit, pendant que nous causions ; soyez sincère, mon cher fils ! vous aimez cette belle dame, et même je crois que vous en êtes aimé. Eh bien, confessez-vous à vos parents…

— Je veux bien me confesser, répondis-je en embrassant ma bonne mère ; j’ai été amoureux de madame d’Ionis pendant deux jours ; mais j’ai été guéri le troisième jour.

— Sur l’honneur ? dit mon père.

— Sur l’honneur !

— Et la raison de ce changement ?

— Ne me la demandez pas, je ne puis vous la dire.

— Moi, je la sais, dit mon père riant et bâillant à la fois : c’est que la petite madame d’Ionis et ce beau cousin qui ne la connaît pas… Mais ce n’est pas l’heure de faire des propos de commère. Il n’est que cinq heures, et, puisque mon fils ne soupire ni ne plaide aujourd’hui, je prétends dormir la grasse matinée.

Délivré de l’anxiété relative au duel, je pris un peu de repos. Dans la journée, le décès de M. d’Ionis, arrivé à Vienne quinze jours auparavant (les nouvelles n’allaient pas vite en ce temps-là), fut publié dans la ville, et le procès suspendu en vue d’une prochaine transaction entre les parties.

Nous reçûmes, le soir, la visite du jeune d’Aillane. Il venait me faire ses excuses devant mon père, et, cette fois, je les acceptai de grand cœur. Malgré l’air grave avec lequel il parlait de la mort de M. d’Ionis, nous vîmes bien qu’il avait peine à cacher sa joie.

Il accepta notre souper ; après quoi, il me suivit dans mon appartement.

— Mon cher ami, me dit-il, car il faut que vous me permettiez de vous donner ce nom désormais, je veux vous ouvrir mon cœur, qui déborde malgré moi. Vous ne me jugez pas assez intéressé, j’espère, pour croire que je me réjouis follement de la fin du procès. Le secret de mon bonheur…

— N’en parlez pas, lui dis-je ; nous le savons, nous l’avons deviné !

— Et pourquoi n’en parlerais-je pas avec vous, qui méritez tant d’estime et qui m’inspirez tant d’affection ? Ne croyez pas être un inconnu pour moi. Il y a trois mois que je rends compte de toutes vos actions et de tous vos succès à…

— À qui donc ?

— À une personne qui s’intéresse à vous on ne peut plus ! à madame d’Ionis. Elle a été fort inquiète de vous pendant quelque temps après votre séjour chez elle. C’est au point que j’en étais jaloux. Elle m’a rassuré de ce côté-là, en me disant que vous aviez été assez grièvement malade pendant vingt-quatre heures.

— Alors, dis-je avec un peu d’inquiétude, comme elle n’a pas de secrets pour vous, elle vous aura appris la cause de ces heures de délire…

— Oui, ne vous en tourmentez pas ; elle m’a tout raconté, et sans que ni elle ni moi ayons songé à nous en moquer. Bien au contraire, nous en étions fort tristes, et madame d’Ionis se reprochait de vous avoir laissé jouer avec certaines idées dont on peut recevoir trop d’émotion. Ce que je sais, moi, c’est que, tout en jurant comme un beau diable que je ne crois pas aux dames vertes, je n’aurais jamais eu le courage de les évoquer deux fois. Il y a mieux, si elles m’eussent apparu, j’aurais certainement tout cassé dans la chambre ; et vous, que j’ai si sottement provoqué hier, vous me semblez, quant aux choses surnaturelles, beaucoup plus hardi que je ne serais curieux.

Cet aimable garçon, qui était alors en congé, revint me voir les jours suivants, et nous fûmes bientôt intimement liés. Il ne pouvait pas encore se montrer au château d’Ionis, et il attendait avec impatience que sa belle et chère cousine lui permît de s’y présenter, après qu’elle aurait consacré aux convenances les premiers jours de son deuil. Il eût voulu se tenir dans une ville plus voisine de sa résidence ; mais elle le lui interdisait formellement, ne se fiant pas à la prudence d’un fiancé si épris.

Il disait, d’ailleurs, avoir des affaires à Angers, bien qu’il ne sût dire lesquelles, et il ne paraissait pas s’en occuper beaucoup, car il passait tout son temps avec moi.

Il me raconta ses amours avec madame d’Ionis. Ils avaient été destinés l’un à l’autre et s’étaient aimés dès l’enfance. Caroline avait été sacrifiée à l’ambition et mise au couvent pour rompre leur intimité. Ils s’étaient revus en secret avant et depuis le mariage avec M. d’Ionis. Le jeune capitaine ne se croyait pas forcé de m’en faire mystère, les relations ayant été constamment pures.

— S’il en eût été autrement, disait-il, vous ne me verriez pas confiant et bavard comme me voilà avec vous.

Son expansion, que je me défendais d’abord de partager, finit par me gagner. Il était de ces caractères ouverts et droits contre lesquels rien ne sert de se défendre ; c’est bouder contre soi-même. Il questionnait avec insistance et trouvait le moyen d’agir ainsi sans paraître curieux ni importun. On sentait qu’il s’intéressait à vous et qu’il eût voulu voir ceux qu’il aimait aussi heureux que lui-même.

Je me laissai donc aller jusqu’à lui raconter toute mon histoire, et même à lui avouer l’étrange passion dont j’étais dominé. Il m’écouta très-sérieusement et m’assura qu’il ne trouvait rien de ridicule dans mon amour. Au lieu de chercher à m’en distraire, il me conseillait de poursuivre la tâche que je m’étais imposée de devenir un homme de bien et de mérite.

— Quand vous en serez là, me disait-il, si toutefois vous n’y êtes pas déjà, ou il se fera dans votre vie je ne sais quel miracle, ou bien votre esprit, tout à coup calmé, reconnaîtra qu’il s’était égaré à la poursuite d’une douce chimère ; quelque réalité plus douce encore la remplacera, et vos vertus, ainsi que vos talents, n’en seront pas moins des biens acquis d’un prix inestimable.

— Jamais, lui répondis-je, jamais je n’aimerai que l’objet de mon rêve.

Et, pour lui faire voir combien toutes mes pensées étaient absorbées, je lui montrai tous les vers et toute la prose que j’avais écrits sous l’empire de cette passion exclusive. Il les lut et les relut avec le naïf enthousiasme de l’amitié. Si j’eusse voulu le prendre au mot, je me serais cru un grand poëte. Il sut bientôt par cœur les meilleures pièces de mon recueil et il me les récitait avec feu, dans nos promenades au vieux château d’Angers et dans les charmants environs de la ville. Je résistai au désir qu’il me témoigna de les voir imprimer. Je pouvais faire des vers pour mon plaisir et pour le soulagement de mon âme agitée, mais je ne devais pas chercher la renommée du poëte. À cette époque, et dans le milieu où je vivais, c’eût été un grand discrédit pour ma profession.

Enfin vint le jour où il lui fut permis de paraître au château d’Ionis, dont Caroline n’était pas sortie depuis trois mois qu’elle était veuve. Il reçut d’elle une lettre dont il me lut le post-scriptum. J’étais invité à l’accompagner, dans les termes les plus formels et les plus affectueux.