Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XVII

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 211-220).
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XVII

Dans sa folle vie de plaisirs, dans les endroits les plus étranges du monde où l’on s’amuse, Camille, malgré son scepticisme, avait découvert, parfois avec une surprise envieuse, jalouse et presque méchante, des êtres, des femmes, des hommes en qui quelque chose d’imprévu s’était produit. Avec son flair inquiet, elle le sentait et le devinait dans les visages, dans les yeux et dans les sourires. C’était une lueur d’extase et de ravissement, une joie de l’âme répandue dans le corps lui-même, illuminant la chair et le regard. Un frisson de colère la parcourait, alors, car les amoureux sincères l’avaient toujours fâchée et elle qualifiait de dédain cette haine sourde que lui inspiraient les gens dont le cœur battait de passion. Quand elle songeait à cette ivresse, à cette exaltation tendre où pouvait jeter l’existence idolâtrée d’un autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, elle se jugeait incapable de rien éprouver de semblable. Et, cependant, que de fois, lasse de baisers indifférents, tourmentée par cette harcelante envie de changement qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’une indéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité de rencontrer un homme qui la jetterait aussi dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de toute la raison !… Mais, cet homme n’était point venu ; Julien l’aimait trop et Philippe pas assez. Julien était trop crédule et Philippe trop méfiant. Avec tous elle avait constaté que les défauts étaient plus saillants que les qualités, que le talent, même, est un don spécial comme une bonne vue et un bon estomac, un don isolé sans rapports avec l’ensemble des individus.

Cependant, depuis sa rencontre avec Georges Darvy, ses opinions avaient un peu dévié. Il l’avait intéressée par sa froideur, même, son indifférence, le pur idéal qui était en lui et qui lui faisait mépriser les satisfactions habituelles de la chair. Il l’avait intéressée, car elle pensait à lui sans cesse, cherchait à deviner l’énigme de cette existence si différente des autres. Il ne sortait presque pas, n’avait pas de relations, pas d’amis intimes, semblait presque repousser la faveur qui allait à lui ; pourquoi ?… Elle se sentait, pour la première fois, l’envie sincère d’être pour cet homme autre chose qu’une maîtresse séduisante. L’aimait-elle ?… Pour aimer faut-il qu’un être apparaisse doué de rares attirances, différent des autres, dans l’auréole que le cœur allume autour de ses préférés, ou, suffit-il qu’il vous plaise à ne plus pouvoir se passer de lui ?…

Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chose d’inexprimable qui nous porte vers quelqu’un presque malgré nous. Elle avait eu un grand plaisir à le regarder dans son atelier, à suivre tous ses mouvements, à entendre le son de sa voix. Elle avait éprouvé une envie bizarre de se rapprocher, d’appuyer la tête à son épaule, de lui donner la secrète intimité de son âme !…

Le surlendemain, elle s’habilla avec mille recherches de simplicité et se rendit rue du Regard accompagnée par miss Ketty.

Georges travaillait à un groupe et ne semblait pas l’attendre. Cependant, il congédia aussitôt ses modèles et enleva le linge humide qui recouvrait l’ébauche.

— Pour quand désirez-vous ce buste ? demanda-t-il.

— Oh ! ne vous pressez-pas… Je veux une œuvre achevée, parfaitement ressemblante… Ce sera difficile, n’est-ce pas ?… J’ai les traits si mobiles !

— Mais non ; je crois pouvoir saisir votre expression, et c’est surtout l’expression qui fait la ressemblance.

— Nous avons le temps.

— C’est qu’il m’arrive d’autres commandes que je ne puis négliger…

Elle le regarda d’un air suppliant ; mais il ne parut pas s’en apercevoir, et se mit rapidement au travail.

Georges imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre comme Canova, et le buste d’une jeune fille ne l’intéressait guère. S’il n’avait osé refuser, il comptait bien terminer le plus vite possible cet ouvrage sans importance, pour se remettre aux œuvres sérieuses, aux œuvres réellement grandes et nobles que caressait son rêve. Elles seules occupaient sa pensée et tenaient une place dans sa vie ; elles seules avaient le pouvoir de l’animer, de l’attendrir… Et Camille s’attachait d’autant plus qu’on semblait la dédaigner davantage. Elle avait pour Georges ses plus gracieux sourires, sa voix la plus caressante…

Lui, devait toujours ignorer les façons de l’amour moderne, ses audaces et ses dédains à peine dissimulés. Le nouvel art d’aimer consomme énormément de paradoxes, de moqueries, de mensonges et de poses. La passion est un martyre, on n’en veut plus ! On ne fait même plus semblant d’aspirer à l’idéal, à l’infini, à la perfection ; on s’amuse en s’égratignant gentiment comme des félins sur une gouttière. Les belles phrases, jadis, étaient un prétexte à mettre encore plus d’ardeur dans la pratique, plus de rage dans les chutes… Maintenant, on tombe mollement, sans conviction et sans désirs réels ; on tombe souvent et les blessures n’ont pas de gravité.

Camille avait dressé ses batteries en croyant deviner le caractère de Georges. La comédie du sentiment pouvant avoir pour ce sauvage le charme de la nouveauté, elle se fit rêveuse, douce, innocente, avec des confidences de petite fille.

Miss Ketty, droite et muette dans un coin de l’atelier, n’en revenait pas. Elle avait assisté à tant de folles escapades qu’elle ne pouvait imaginer une telle transformation chez mademoiselle de Luzac.

Camille, maintenant, interrogeait le sculpteur sur ses préférences. Elle fut ravie lorsqu’elle l’entendit parler avec un profond mépris de quelques-uns de nos maîtres les plus vantés, mais elle fut surprise lorsqu’elle l’entendit exprimer son enthousiasme et son respect pour quelques autres.

C’était chez Georges une affaire de goût, une passion d’artiste. Il admirait franchement le talent, lorsqu’il le rencontrait, et se montrait sévère pour les charlatans de l’art qui battent la grosse caisse dans les journaux, et n’arrivent à la notoriété que par la réclame et l’intrigue.

Dans ces questions, il sortait de son indifférence et mettait, beaucoup de passion à défendre ses opinions.

Il semblait, pourtant, à Camille, que quelque chose manquait à cette puissante organisation : le cœur n’y battait pas… Peut-être dormait-il seulement, et, peut-être, allait-il s’éveiller au jour lumineux que verse dans la vie le regard d’une femme.

Elle examinait, attendait, recueillait toutes les paroles, toutes les pensées de l’artiste pour les emporter dans son silence ; et, là, de cette jeunesse laborieuse, de cet amour du beau, de cette admiration pour les vrais artistes, elle commençait à se créer une de ces idoles auxquelles les femmes se vouent et qui les écrasent sous leurs débris quand la réalité les fait crouler avec un souffle !

Elle eût ri d’un mot tendre, eût répondu à un regard audacieux, eût haussé les épaules devant une attaque ; mais, ici, tout lui semblait étrange : elle seule faisait le chemin qui l’éloignait de son repos sans la rapprocher de Georges.

La mère la plus attentive n’eût pu s’émouvoir de sa contenance ; cet homme était parfait, éclatant et dur comme un diamant.

La jeune fille souhaitait ardemment que son buste fût manqué. Elle essayait de chercher querelle à l’artiste sur les moindres détails, afin de poser plus longtemps. Mais, comment accuser en présence d’une œuvre pareille ?… C’était mademoiselle de Luzac idéalisée, transfigurée, avec une expression de douceur et de joie qu’elle ne se connaissait pas !

Elle ne cherchait plus à intriguer Georges ; elle l’écoutait avec patience, lorsqu’il lui racontait ses espérances d’avenir, et l’approuvait de n’avoir pour but que la puissance de la gloire, sans remarquer que jamais la pensée d’une généreuse affection, d’un culte du cœur ne se mêlait à ses idées grandioses. C’est à peine s’il donnait, dans la vie qu’il ambitionnait, une place au luxe extérieur, et ce qu’on appelle le monde ne soulevait que son dédain.

Elle ne s’apercevait pas que les opinions, ainsi que les actions des hommes, ont un aspect tout différent selon le point de vue d’où on les regarde. Elle croyait s’être placée, pour voir et juger le sculpteur, sur le terrain du scepticisme, lorsqu’elle était au point opposé : celui de l’intérêt et de la croyance.

Elle congédia miss Ketty, sous un prétexte quelconque, et s’approcha de Georges en laissant glisser l’étoffe qu’il avait drapée sur ses épaules.

Mais il ne songeait qu’à son travail, continuait à pétrir la terre. Elle restait derrière lui, le sein presque appuyé à son dos, et son dépit devint tel qu’il lui arracha une larme et une exclamation sourde.

Georges se retournant et la regardant, enfin, demeura immobile, comme frappé d’une soudaine inspiration.

— Oh ! dit-il, restez ainsi, que je vous voie… Si vous saviez !…

— Quoi donc ?…

— Eh bien, vous êtes divinement belle… Je voudrais prêter au visage de la Vierge l’expression que vous avez maintenant.

— Vous dites ?… demanda-t-elle, croyant avoir mal entendu.

— Voulez-vous poser un moment pour mon groupe des saintes femmes ?… Je ferai la physionomie de Marie d’après la vôtre… Cela ne peut vous déplaire ?…

Elle fut prise d’un rire nerveux qui la secoua des pieds à la tête ; puis, se laissant tomber sur le divan, elle éclata en sanglots.

Il restait auprès d’elle, décontenancé, ne comprenant rien à cette crise imprévue.

— Est-ce que vous souffrez ? demanda-t-il.

Quand elle put parler, elle murmura avec effort, heureuse de trouver ce prétexte :

— Oui, je souffre… J’ai été fort malade dans ces derniers temps… Les médecins ne pensaient pas me sauver… Alors, la moindre fatigue…

— Rentrez, bien vite… je vais vous aider

Il l’aida, en effet, maladroitement, mais sans trouble. Puis, dès qu’elle fut prête, comme elle avait renvoyé sa voiture, il courut, pour lui en trouver une.

Camille, la face blême, les yeux gonflés, s’en alla sans un mot d’adieu ; puis, rageusement, sans s’inquiéter de l’artiste qui demeurait sur le trottoir, elle donna l’adresse de Philippe.